Vocabulaire – Ressentiment [Nietzsche]

Philosophie – Carnet de Vocabulaire Philosophique


Ressentiment [Nietzsche]

Auteur – Ouvrage :

 Nietzsche, Généalogie de la morale

L’insurrection des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et engendre des valeurs : le ressentiment d’êtres tels que la véritable réaction, celle de l’acte, leur est interdite, qui ne s’en sortent indemnes que par une vengeance imaginaire. Alors que toute morale noble procède d’un dire-oui triomphant à soi-même, la morale des esclaves dit non d’emblée à un “extérieur”, à un “autrement”, à un “non-soi” ; et c’est ce non- qui est son acte créateur. Ce retournement du regard évaluateur, cette nécessité pour lui de se diriger vers l’extérieur au lieu de revenir sur soi appartient en propre au ressentiment : pour naître, la morale des esclaves a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un contre-monde, elle a besoin, en termes physiologiques, de stimuli extérieurs pour agir ; son action est fondamentalement réaction. I, § 10, p. 864..

Car le ressentiment de l’homme noble lui-même, lorsqu’il se manifeste en lui, s’accomplit et s’épuise dans une réaction immédiate, et c’est pourquoi il n’empoisonne pas […]. I, § 10. p. 865-866.

[…] qu’on se demande plutôt qui est vraiment “méchant” selon la morale du ressentiment. Réponse en toute rigueur : justement le “bon” de l’autre morale, justement le noble, le puissant, le dominateur, ici simplement travesti, réinterprété et déformé par le regard venimeux du ressentiment. I, § 11, p. 866-867.

A supposer que fût vrai, ce qui en tout cas passe pour une “vérité” de nos jours : que ce soit précisément le sens de toute civilisation de dresser le fauve humain pour en faire un animal apprivoisé et policé, un animal domestique, il faudrait indéniablement considérer tous les instincts de réaction et de ressentiment avec lesquels les lignées nobles ont été endommagées et violentées en même temps que leurs idéaux comme les véritables instruments de la civilisation […]. I, § 11, p. 868.

[…] le problème de l’autre origine du “bon” de l’homme bon, tel que l’homme du ressentiment l’a concocté, exige d’être réglé. Les agneaux gardent rancune aux grands rapaces, rien de surprenant : mais ce n’est point là une raison pour en vouloir aux grands rapaces d’attraper les petits agneaux. Mais si ces agneaux se disent entre eux : “ces rapaces sont méchants ; et celui qui est aussi peu rapace que possible, qui en est plutôt le contraire, un agneau, celui-là ne serait-il pas bon ?”, alors il n’y a rien à redire à cette construction d’un idéal, même si les rapaces doivent voir cela d’un oeil un peu moqueur et se dire peut-être : “nous, nous ne leur gardons nullement rancune, à ces bons agneaux, et même nous les aimons : rien n’est plus goûteux qu’un tendre agneau”. Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme volonté de maîtrise, soif d’ennemis, de résistances et de triomphes, c’est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force. I, § 13, p. 870.

Ces bêtes de sous-sol pleines de vengeance et de haine, que font-elles donc de la vengeance et de la haine ? Avez-vous jamais entendu ces paroles ? Songeriez-vous, à n’entendre que leurs paroles, que vous vous trouvez parmi les hommes du ressentiment ?… I, § 14, p. 873.

Pour le glisser d’avance à l’oreille des psychologues, à supposer qu’ils aient envie d’étudier de près le ressentiment en tant que tel : cette plante s’épanouit à présent dans toute sa splendeur parmi les anarchistes et les antisémites, d’ailleurs comme elle a toujours fleuri, dans les recoins, à l’instar de la violette, à la senteur près. II, § 11, p. 893-894.

Partout où la justice est exercée, où la justice est maintenue, on voit une force plus puissante face à de plus faibles qui lui sont soumises […] chercher des moyens de mettre fin à la fureur insensée du ressentiment qui les tient, soit en arrachant l’objet du ressentiment des mains de la vengeance, soit en substituant à la vengeance qui les anime le combat contre les ennemis de la paix et de l’ordre, soit en inventant, en proposant et parfois en imposant des compromis, soit en érigeant en norme certains équivalents aux préjudices, équivalents auxquels le ressentiment désormais sera renvoyé une fois pour toutes. II, § 11, p. 895.

Ce sont autant d’hommes du ressentiment, ces êtres physiologiquement détraqués et vermoulus, tout un royaume branlant de vengeance souterraine, inépuisable, insatiable dans leurs sorties contre les heureux et également dans leurs mascarades de vengeance, dans leurs prétextes pour se venger : quand pourraient-ils donc atteindre leur triomphe ultime, le plus subtil, le plus sublime ? Ils l’atteindraient indubitablement s’ils réussissaient à insinuer leur propre misère, toute misère dans la conscience des heureux : en sorte que ces derniers finiraient un jour par avoir honte de leur bonheur et peut-être se diraient-ils entre eux : “C’est une honte d’être heureux ! Il y a trop de misère!” III, § 14, p. 941-942.

En fait, il défend fort bien son troupeau malade, cet étrange pasteur, – il le défend aussi contre lui-même, contre la mauvaiseté, la sournoiserie et la malignité qui couvent dans le troupeau et contre tout ce qui s’attache aux intoxiqués et aux malades quand ils sont entre eux, il combat, avec astuce, dureté et dissimulation, l’anarchie et la dissolution qui menacent sans cesse de l’intérieur le troupeau, où s’accumule constamment cette matière hautement détonante et explosive, le ressentiment. Faire sauter cet explosif sans toucher ni le troupeau ni le berger, telle est sa véritable prouesse et sa suprême utilité ; et si l’on voulait résumer dans une formule très concise la valeur de l’existence sacerdotale, il faudrait dire tout de go : le prêtre est celui qui fait dévier la direction du ressentiment. Car d’instinct celui qui souffre cherche toujours une cause à sa souffrance ; plus exactement un auteur, plus précisément un auteur coupable, susceptible de souffrir […].Voilà, selon ma conjecture, la seule vraie causalité physiologique du ressentiment, de la vengeance et d’autres choses du même acabit, qui consiste donc dans un besoin d’anesthésier la souffrance par l’affect […]. III, § 15, p. 943-944.

On devine d’ores et déjà ce que, selon moi, l’instinct guérisseur de la vie a au moins tenté d’obtenir par le truchement du prêtre ascétique et à quoi a pu lui servir une tyrannie temporaire de paradoxes et de paralogismes comme “faute”, “péché”, “peccabilité”, “corruption”, “damnation” : rendre les malades jusqu’à un certain point inoffensifs, laisser les incurables se détruire eux-mêmes, orienter rigoureusement les demi-malades vers eux-mêmes, renvoyer le ressentiment sur eux-mêmes […], utiliser ainsi les mauvais instincts de tous ceux qui souffrent pour l’autodiscipline, le contrôle de soi, le dépassement de soi. III, § 16, p. 945.

Définition

Dans le sens usuel et actuel, rancune suite à un préjudice subi, associé à un désir de vengeance.

La notion de “ressentiment” chez Nietzsche est un processus en trois phases (Daniel Pimbé, Cf. Bibliographie) :

  • La première phase est celle du ressentiment au sens usuel de rancune et de désir de vengeance : celui qui souffre cherche un coupable à faire souffrir à son tour. Tout homme peut éprouver du ressentiment en réaction à une situation, mais si chez “l’homme noble” cette réaction s’épuise rapidement, elle s’installe à demeure chez “l’esclave” ;
  • Lorsqu’il s’installe, le ressentiment passe par une seconde phase de dénigrement des valeurs : c’est la vengeance des faibles ;
  • Les valeurs revanchardes prennent le dessus sur les valeurs dénigrées : c’est la morale du ressentiment, qui s’accompagne de la révolte des esclaves dans la morale.

Etymologie

Larousse étymologique :

Du latin sentire.

Gaffiot :

[Sentio, –ire :]

Percevoir par les sens. 1. Sentir. 2. Percevoir les effets d’une chose, éprouver.

Percevoir par l’intelligence. 1. Sentir, se rendre compte. 2. Avoir de l’esprit, penser. 3. Juger, avoir telle opinion. 4. Exprimer un avis, voter.

Références

Morfaux :

Sens premier (maintenant inusité) : prise de conscience d’un sentiment quel qu’il soit.

Langue courante. Sentiment de rancune, d’aspiration à une vengeance non encore accomplie.

Histoire de la philosophie. Dans la généalogie de la morale selon Nietzsche, le ressentiment (toujours en français) correspond à la rancune des médiocres, des faibles, des ratés, qui  se satisfait sous couvert de la morale. Incapables de le maîtriser, ils calomnient le monde sensible en instaurant les valeurs de la morale des esclaves.

Littré :

Action de ressentir.

Particulièrement. Faible renouvellement d’un mal, d’une douleur. Il se dit, dans un sens analogue, de souffrances morales.

Souvenir d’une action morale dont nous avons été l’objet. Autrefois, sentiment de reconnaissance, souvenir reconnaissant […]. Aujourd’hui, souvenir d’une injure avec désir de s’en venger.

CNRTL :

Beaux-Arts. Technique qui accentue les contours ou les renflements du corps.

Péjoratif. Animosité que l’on ressent des maux, des préjudices que l’on a subis, avec le plus souvent le désir de se venger.

Godin [Philosophie pour les Nuls, Tome 2] :

Nietzsche appelle ressentiment l’expression de cette volonté de puissance négative qui ne peut exister que contre ce qui la dépasse.

Le ressentiment est la force du faible ; il est la seule force dont le faible soit capable. Car le faible ne supporte ni sa propre faiblesse ni la force de celui qui, par sa seule existence, le dénonce.

Bibliographie

Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Flammarion.

Daniel Pimbé, Nietzsche.

Voir aussi

Carnet de vocabulaire philosophique : Éternel Retour, Morale, Nihilisme, Surhomme, Volonté de puissance.

Doctrines et vies des philosophes illustres : Nietzsche.

Fiches de lecture : Nietzsche : Généalogie de la morale ; Ecce Homo.

Notes contemplatives de lecture : Nietzsche, Le Gai Savoir.


Dsirmtcom, avril 2021.

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