Levinas – L’altérité féminine

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A.P. Pinson, Femme assise représentant la frayeur ayant la poitrine ouverte, modèle en cire provenant du Cabinet du Duc d’Orléans ; Musée de l’Homme, Paris – Photo @dsirmtcom, février 2018.

Notes philosophiques n° 21

Le texte du jour

Le simple vivre de (…) l’agrément spontané des éléments n’est pas encore l’habitation. Mais l’habitation n’est pas encore la transcendance du langage. Autrui qui accueille dans l’intimité n’est pas le vous du visage qui se révèle dans une dimension de hauteur – mais précisément le tu de la familiarité, langage sans enseignement, langage silencieux, entente sans mots, expression dans le secret. Le je-tu où Buber aperçoit la catégorie de la relation interhumaine n’est pas la relation avec l’interlocuteur, mais avec l’altérité féminine. Cette altérité se situe sur un autre plan que le langage (…) la discrétion de cette présence inclut toutes les possibilités de la relation transcendante avec autrui (…) Et c’est là (…) une défaillance délicieuse dans l’être et source de la douceur en soi.
Emmanuel Levinas, Totalité et infini.

Introduction

Dans cet extrait de Totalité et infini, oeuvre majeure d’Emmanuel Levinas, il est, sans surprise, question d’Autrui. Depuis l’ego dépendant des éléments jusqu’à la transcendance du visage, il est une étape majeure qui est la demeure, la maison, l’habitation. Dans cet endroit, qui n’a rien d’un bâti de murs, de tuiles ou d’ardoises, a lieu la première rencontre avec un autre. Cet autre pas comme les autres – ou pas encore comme l’Autrui du visage – accueille l’ego pour lui faire franchir une première étape qui pourra le conduire encore au-delà. Si cette rencontre conduit à se séparer de la jouissance directe procurée par l’élémental, comment se différencie-t-elle de la véritable transcendance de l’Autrui/Visage ? Qui est cet autre pas comme les autres ? Cette conception peut-elle être soumise à une certaine critique ? Enfin, quelle est sa nature ?

Le Tu, Autrui intime

La vie “simple”

Dans la première partie de ce texte, Emmanuel Levinas reprend les stades de l’intériorité jusqu’à la première extériorité d’un Autrui intime. A la base de l’intériorité, il y a l’ego séparé par sa jouissance de respirer, de boire, de manger, autrement vivant simplement dans une dépendance heureuse aux éléments qui lui apporte ces plaisirs. La vie est “simple” car il s’agit là d’une vie sensible : le plaisir vient de la satisfaction des sens. Notons que cette sensibilité est à la fois passive : nous percevons par les sens sans en avoir forcément conscience, comme lorsque nous respirons ; et à la fois active : nous prenons plaisir à travers le goût et l’odorat à déguster notre repas parce que nous en avons la capacité comme nous l’indique cette définition :

[Sensible] au sens actif (…) capable d’éprouver des sensations, du plaisir et de la douleur. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

L’existence dans ce “simple vivre” est donc essentiellement corporelle, quasi pré-consciente, même si le fait d’éprouver des sensations fait émerger une sorte de conscience “primitive”.

Où mon oncle revient d’Amérique

Si nous nous référons aux neurosciences, nous retrouvons ici la théorie des trois niveaux cérébraux – ou cerveau “triunique” -, développée par Paul D. MacLean, médecin et neurobiologiste américain. Selon cette théorie, notre cerveau serait constitué de trois niveaux : reptilien, limbique et néocortex. Le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique illustre magistralement cette théorie, avec le concours d’Henri Laborit – médecin ayant révolutionné la psychiatrie en développant l’usage des neuroleptiques comme la chlorpromazine (Largactil®). Il y décrit, avec le récit des situations de trois personnages, comment notre cerveau nous guide. Le cerveau reptilien, celui de l’instinct, assure notre survie en guidant notre comportement de consommation (boire, manger, copuler). Nous sommes ici dans un mode pré-conscient du cerveau, quasiment une vie purement sensible, “simplissime”. Le cerveau limbique, celui de la mémoire et des émotions, est celui qui nous fait agir pour rechercher le plaisir. C’est ici la capacité d’éprouver des sensations. Le néocortex est le siège des idées et de la capacité de raisonner en associant ces idées aux expériences vécues. Cette conscience de la raison ne semble pas intervenir dans le “simple vivre”, qui semble plutôt relever des cerveaux reptilien – comme le fait d’avoir soif ou faim – et limbique – lieu du circuit de récompense, du plaisir comme celui d’apaiser sa soif ou de se sentir rassasié.

Pour le plaisir

Examinons justement cette notion de plaisir procuré par la vie “simple” du sensible. Nous avons vu qu’il ne dépendait pas de la raison – autrement dit du néocortex (sur les rapports entre plaisir et raison, voir l’article Le plaisir est-il raisonnable ?). Levinas utilise les termes “agrément spontané”. Le terme d’agrément est lié au plaisir, comme le précise cette définition :

Qualité de ce qui procure du plaisir. Définition du site cnrtl.fr.

L’étymologie se fonde sur le terme gré, dérivé du latin gratus, agréable (Larousse étymologique). L’agrément va procurer la sensation agréable du plaisir, la jouissance de l’ego évoquée précédemment. Cet agrément est qualifié de “spontané”, synonyme d’instinctif, de naturel. Nous retrouvons encore les cerveaux reptilien (l’instinct) et limbique (le plaisir). L’ego se tourne naturellement, instinctivement vers les “éléments” qui vont le conduire à la jouissance par la voie de ces sens.

La première phrase de cet extrait nous indique que la vie “simple”, procurant une jouissance des sens n’est pas “l’habitation”. En effet, cette vie “simple” est une relation de l’ego avec les choses et non avec un autre que lui, comme le souligne Félix Perez :

La demeure (…) est déjà un lieu d’intimité et d’intimité avec quelqu’un. F. Perez, Découvrir la philosophie avec Emmanuel Levinas – De la totalité au visage, UNEEJ Mooc.

Dans la vie “simple”, nous ne trouvons aucun autre être, il n’y a que des “éléments”, il n’y a qu’une intériorité, celle de l’ego. Dans la première phase de cette intériorité, l’ego est dépendant, soumis aux éléments qui vont lui procurer la jouissance.

(…) il jouit de la nourriture que l’élémental lui offre avec abondance, mais il ne se possède pas lui-même ; au contraire, c’est l’élément qui le possède. C. Ciocan, La phénoménologie levinassienne du corps dans Totalité et infini.

Dans l’état de vie “simple”, il n’y a pas encore un moi, il n’y a pas de sujet, ni de conscience. L’ego n’a ici aucune demeure, même pas celle du corps. Il n’y a que dépendance et jouissance ; cerveaux reptilien et limbique sont présents, mais point de néocortex, point de conscience.  

Ceci n’est pas une habitation

Mais, même s’il y a un autre dans la notion d’habitation ou de demeure, celle-ci n’est pas encore une “transcendance”, c’est-à-dire un dépassement de la nature sensible du monde (voir le terme “transcendant” dans le Carnet de Vocabulaire). Ce qui sera  véritablement supérieur à la demeure est le langage, dans une relation que Levinas va expliciter plus loin. Soulignons toutefois que l’habitation est un premier dépassement de la vie “simple” que nous avons examinée plus haut. Le passage de l’intériorité d’une sorte d’état pré-conscient, possédé par l’élémental, à l’abri extérieur que constitue l’habitation , va permettre une appropriation du corps :

L’extraterritorialité d’une maison conditionne la possession même de mon corps. E. Levinas, Totalité et infini.

Auparavant, l’élément possédait le corps, comme un esclave ; avec l’habitation, le corps devient maître de lui-même. Levinas utilise les termes de “corps-esclave” et de “corps-maître” pour exprimer ce caractère équivoque du corps, qui peut dépendre entièrement du monde dans lequel il se trouve ou au contraire être en capacité d’exercer un pouvoir sur ce monde (sur la dialectique maître-esclave, voir l’article Hegel – Histoire de la Philosophie). Par l’habitation, l’ego se sépare de l’esclavage de son corps que les éléments lui impose, même s’il en jouit. Mais cette jouissance n’est qu’immédiate, éphémère. La demeure va lui permettre de franchir une étape, de s’affranchir de sa dépendance. Même si ce n’est pas encore le moment venu d’une transcendance – celle du langage -, c’est une étape après la vie”simple”, un pas vers l’autre que soi.

Toi, tu es mon Autrui

Nous avons vu que la notion de demeure, d’habitation, impliquait un autre que soi, dans une intimité avec cet autre. Toutefois, Levinas nous a précisé que nous sommes pas encore en présence d’un Autrui nous menant vers une transcendance. Il faut donc ici examiner la notion d’intimité. Le terme “intime” vient du latin intimus, qui signifie “ce qui est le plus en dedans, le fond de” (cnrtl.fr). Nous restons encore dans une intériorité, même si nous ne sommes plus l’ego solitaire. Nous sommes en présence d’un “Autrui”, pourtant il ne s’agit pas de l’Autrui du “visage”, de l’Autrui du “vous”. L’utilisation du pronom personnel “vous”, sous sa forme de politesse, implique une différence, une distance, avec un interlocuteur. Une explication de l’origine du “vous” de politesse est proposée par l’académicien Frédéric Vitoux :

À propos de Byzance, on considère généralement que le passage du tutoiement au vouvoiement pourrait venir de Dioclétien (245-313), qui divisa l’Empire romain entre Orient et Occident, chacun des deux nouveaux Auguste étant assisté lui-même d’un César. Quand l’un des souverains parlait non pas en son nom propre mais encore au nom des trois autres, il renonçait à l’ego, première personne du singulier, pour le nos, première personne du pluriel, et on lui répondait par le vos, deuxième personne du pluriel. F. Vitoux, Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement).

Le “vous” dans cette explication parle au nom des autres, donc au nom d’Autrui. Il parle aussi depuis un niveau différent de la personne, depuis une “dimension” différente. C’est la notion de hauteur levinassienne. Nous retrouvons ici la transcendance, le dépassement. Avec le visage, nous sommes à un autre niveau. La révélation du visage – étymologiquement “dévoiler”, issu du latin revelare – engendre l’épiphanie, la “manifestation d’une réalité cachée” (cnrtl.fr). Précisons que la “hauteur” ne correspond pas à une notion de hiérarchie autoritariste :

L’autre élève ; il ne domine pas. Yvan Iorio, De la hauteur du visage chez Emmanuel Levinas.

Il s’agit donc bien ici d’une autre plan, constitué de la transcendance liée au visage. Comme le soulignait la phrase précédente : “l’habitation n’est pas encore la transcendance du langage”. L’utilisation de la négation “pas encore” suggère un cheminement – une élévation , terme utilisé par Levinas pour décrire la relation avec l’Autre – progressif : vie “simple”, habitation, intimité, etc.

Ce n’est donc pas ici, avec l’Autrui intime, le “vous du visage”, mais le “tu de la familiarité”. Le pronom personnel “tu” relève effectivement du familier, autrement dit de l’intime. Voici la définition du terme “familiarité” :

Haut degré de simplicité, d’intimité, dans les relations sociales ou dans les rapports particuliers qui unissent des personnes non apparentées. Définition du site cnrtl.fr.

Nous retrouvons bien ici la notion d’intimité, et la distinction entre familiarité et famille : la première n’implique pas nécessairement d’être d’une même famille (au sens biologique ou et non d’un groupe social). Notons que la notion d’être familier, même chez des êtres différents, ne fait pas de l’Autre un Autrui “absolument autre” (E. Levinas, Op. cit.). L’Autrui intime a des liens avec nous. Retenons aussi, comme cela est implicitement sous-entendu dans le texte, que l’Autrui intime, puisqu’il n’est pas dans une dimension de hauteur, accueille l’autre sur un même plan. Ceci se confirmera plus loin dans le texte avec la notion de réciprocité, évoquée indirectement  S’il n’y a pas cette hauteur de la transcendance du langage du visage, mais plutôt relation sans doute d’égal à égal, comment alors se caractérise le langage de l’Autrui intime ?

Le langage du secret

Levinas caractérise ainsi le langage de l’Autrui intime : il n’enseigne pas ; il est silence ; accord muet ; communication cachée. Examinons à présent chacune de ces caractéristiques.

Le langage de l’Autrui intime est “sans enseignement”. Autrement dit, il ne transmet aucun savoir. Il n’est pas dans le domaine de la pédagogie, dont l’étymologie va nous éclairer :

[L]e pédagogue était le serviteur qui conduisait l’enfant à l’école, de pais, paidos, jeune garçon et agein conduire. Morfaux, Op. cit.

La pédagogie se situe dans un rapport qui n’est pas d’égal à égal, c’est-à-dire asymétrique : l’enseignant n’est pas sur le même plan que l’enseigné (au moins pour ce qui concerne la discipline enseignée). L’enseignant possède un savoir, le transmet à l’enseigné pour qu’il acquière la connaissance. Le langage de l’Autrui intime ne se fonde donc pas sur une relation maître-élève où le principal contenu échangé est un savoir, notamment parce qu’une telle relation est asymétrique et exige que l’un et l’autre soient sur des plans différents, excluant une “familiarité”.

C’est un langage “silencieux”. A première vue, nous pourrions penser qu’il s’agit là d’un oxymore, cette figure de style qui associe deux mots contradictoires, comme “l’obscure clarté” du Cid de Corneille, ou comme l’expression “silence assourdissant” qui présage déjà une voie de compréhension. Comment un langage peut-il communiquer dans le silence, sans le moyen de la parole ? Pourtant, il existe bien une façon de pouvoir communiquer sans l’usage de la parole. Un exemple simple est celui de la langue des signes : les mots existent, sous forme de position des mains et de gestes, dans le silence complet. Un autre exemple est celui des films à l’époque du muet : bien qu’il ne s’exprime pas, nous comprenons parfaitement ce que fait Charlot lorsqu’il fait danser des petits pains dans La ruée vers l’or. Pour mieux comprendre pourquoi nous pouvons communiquer, même sans paroles, tournons-nous vers les théoriciens de la communication de l’école de Palo Alto :

On ne peut pas ne pas communiquer. P. Watzlawick et al., Une logique de la communication.

C’est ici la distinction entre langage verbal – l’usage des mots – et langage non-verbal – le comportement. Dans le langage de l’Autrui intime, il n’est point besoin de paroles, le comportement – le regard, le toucher notamment – est, paradoxalement, parfois plus parlant que de longues phrases. C’est ce que souligne Levinas dans sa Phénoménologie de l’Éros :

La caresse comme le contact est sensibilité. (…) Dans un certain sens elle exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. E. Levinas, Phénoménologie de l’Éros.

Dans ce toucher singulier qu’est la caresse, il y a bien un langage, qui se décline dans le silence, par des signes – ou signaux – particuliers.

S’entendre “sans mots”, voilà encore un paradoxe, différent du précédent qui concernait plutôt le sens de la vue. Ici nous serions capable de nous entendre avec l’Autrui intime, sans prononcer de mot. Il faut ici considérer la signification du terme “entente”. Il ne s’agit pas ici du sens de l’audition, où nous écoutons, nous entendons l’autre – ce d’autant plus qu’il n’y a pas de mot prononcé. Il s’agit bien plutôt de “s’entendre”, donc de nouer une entente avec l’autre : nous n’entendons pas l’autre par la voie de la perception auditive, mais nous nous entendons avec l’autre. Nous nous accordons avec l’autre : étymologiquement, c’est une harmonie. Ce terme vient du latin harmonia, accord, et du grec harmozein, ajuster. Nous sommes presque ici dans une musique particulière que serait le langage de l’Autrui intime. Comme un duo de musiciens instrumentistes – piano et violon par exemple -, qui n’ont pas besoin d’échanger de mots lorsqu’ils exécutent une oeuvre. Pourtant, si les mots du langage sont absents, il y a bien un langage, retranscrit sur la partition de l’oeuvre sous formes de signes : les notes, la vitesse, l’accentuation, etc. Nous sommes bien en présence d’un langage, qui s’entend pour le cas des musiciens, qui se sont entendus pour l’interprétation, et qui s’écoutent jouer l’un l’autre.

La dernière caractéristique du langage de l’Autrui intime est son “expression dans le secret”. Examinons d’abord le terme “expression”. Ce mot vient du latin expressio d’exprimare, faire sortir de. En voici la définition :

Au sens premier, l’expression est une extériorisation (…). Il peut s’agir d’attitudes du corps, de gestes, de mouvements, de manière de parler exprimant une pensée. Morfaux, Op. cit.

Nous retrouvons ici le langage non-verbal que nous avons évoqué précédemment, notamment avec l’école de Palo Alto. le corps peut s’exprimer sans utiliser nécessairement de mots. Notons aussi que l’expression correspond à une extériorisation : c’est un pas pour sortir de l’intériorité de la vie “simple” exposée au début de ce texte.Rappelons que le sous-titre de Totalité et infini est Essai sur l’extériorité. Nous sommes bien en chemin vers l’extériorité qui mène au visage. Pourtant, cette extériorité se place dans une limite : le “secret”. L’étymologie du terme “secret”  vient du latin secretus, qui signifie séparé. La notion de séparation est au principe de la conception Levinassienne. C’est encore une fois la vie “simple” :

Dans sa jouissance frissonne l’être égoïste. La jouissance sépare en engageant dans les contenus dont elle vit. La séparation s’exerce comme l’oeuvre positive de cet engagement. (…) Être séparé, c’est être chez soi. Mais être chez soi …, c’est vivre de …, jouir de l’élémental. E. Levinas, Op. cit.

Nous partons donc de l’ego séparé, qui, se séparant à son tour de sa dépendance à la jouissance, va venir rencontrer l’Autrui intime qui l’accueille, quittant les éléments qui lui procure la jouissance. Et, là aussi, il y a aura séparation : c’est le Je et le Tu que nous allons étudier dans la deuxième partie de cet écrit. Levinas l’appréhende différemment sous la notion de Même et d’Autre :

Décrire une relation par ces deux termes amène immédiatement à l’esprit la notion d’une différence, d’une distance que Levinas nomme séparation. Le Même ne pourra contacter, approcher l’Autre que par des visées, par des intentionnalités respectueuses de son altérité. Y. Crettaz, Le primat de l’Autre dans la philosophie de Levinas.

Avant d’aborder la notion du Je-Tu, ouvrons une parenthèse autour de la notion du Même et de l’Autre, avant de revenir plus loin à celle de “secret”. En philosophie, c’est dans Le Sophiste qu’apparaît la notion de Même et d’Autre. Platon y distingue cinq genres de l’Être : l’Être, le Repos, le Mouvement; le Même et l’Autre. Il explique ainsi, à propos du Mouvement, qu’il est à la fois “le Même” et qu’il n’est pas “le Même” :

(…) quand nous disons qu’il “est le Même”, c’est en raison de la participation que, relativement à sa propre nature, il a eu égard au “Même”, tandis que, quand il “n’est pas le Même”, c’est parce que, cette fois, il a avec l’”Autre” une communication, en vertu de laquelle, s’isolant du “Même”, il est devenu, non point celui-ci précisément, mais un genre autre. Platon, Le Sophiste ou De l’Être, 256 a-b.

Là où Levinas évoque la relation du Même à l’Autre par les “intentionnalités”, terme phare de la phénoménologie, Platon est en quête des natures génériques, des essences en lien avec l’Être, et de la communicabilité des essences entre elles. Il semble qu’il y ait là deux approches complémentaires de la relation. Platon, en lien avec sa théorie des Idées – dite aussi théorie des Formes -, explore l’identité de l’Être, qui prend au moins deux formes : il est le “Même”, quand il participe de l’essence du “Même”, autrement dit qu’il est identique à lui-même. Nous pourrions sans doute avancer que l’ego séparé dépendant de sa jouissance est le “Même” – identique à lui-même – tant qu’il reste dans cet état. Quand il communique avec l’Autre, Platon le qualifie de “non-le Même”, car il n’est pas identique à l’Autre qui le rend distinct. Quittant la seule participation au Même, il devient plutôt “soi-même”, différent de l’autre : c’est la notion d’ipséité, dont voici la définition :

Le fait pour un individu d’être lui-même et distinct de tout autre. Morfaux, Op. cit.

La relation avec l’Autre induit que la référence n’est plus l’individu unique – le “Même” – mais la distinction entre soi-même et Autrui. C’est ce qu’affirme Henri Laborit dans le film Mon oncle d’Amérique, déjà évoqué plus haut :

Nous ne sommes que les autres. H. Laborit, in Mon oncle d’Amérique, d’Alain Resnais.

L’idée exprimée est ici que notre personnalité, donc notre Être, se construit par la relation interhumaine – que nous allons examiner dans la deuxième partie de cet écrit. Pour paraphraser Laborit, nous sommes toujours l’Autre d’un Autre (ou d’Autres), de par la communication que nous entretenons avec l’Autre, qui nous fait devenir, selon Platon “non-le Même”. Terminons cette parenthèse en reprenant le terme d’intentionnalité utilisé par Y. Crettaz pour décrire le contact du Même avec l’Autre selon Levinas. Ce terme est étroitement lié avec la phénoménologie, courant philosophique développé notamment par Husserl, qui a influencé la pensée de Levinas. Selon Husserl, “toute conscience est conscience de quelque chose” (E. Husserl, Méditations cartésiennes). L’intention, étymologiquement, c’est l’action de tendre vers (Morfaux, Op. cit.). Le Même tend vers l’Autre, “vise” l’Autre ; la conscience “primitive” de la vie “simple” devient conscience véritable, puisque intentionnelle, et devient ainsi conscience de l’Autre, qui pense l’Autre. Et le Même devient alors “non-le Même”, par la coexistence de l’Autre, analogue mais pourtant différent :

L’intersubjectivité naît de cette capacité que j’ai de saisir le moi de l’autre et lui le mien, comme autres. Une communauté se crée face au monde commun. D. Folscheid, Les grandes philosophies.

Les deux sujets sont à la fois “Même” et “Être” de par leur essence, et “Autre” de par leur relation, en visant intentionnellement l’Autre, le Même laisse place à l’Être. La relation peut alors faire naître chacune des consciences, qui tendent l’une vers l’autre.

Concluons cette première partie sur cette relation “dans le secret”. Nous sommes à nouveau dans le domaine de l’intime, “ce qui est le plus en dedans”. Nous sommes dans une intériorité duelle avec le “Je” et le “Tu” de “familiarité” que nous allons examiner dans la deuxième partie de cet écrit. Le secret est une séparation du monde, qui définit un “micro-monde” ou un microcosme à deux êtres. Nous ne sommes pas face à un Autrui absolu, ni non plus face à un Même; L’Autre n’est pas un “non-le Même”, mais peut-être plutôt deux “presque” mêmes. Il ne s’agit pas d’une altérité absolue, mais d’une altérité singulière, comme nous allons l’examiner à présent.

L’altérité féminine

Je-Tu et réciproquement

Dans la première partie de cet écrit, nous avons pu voir que l’Autrui intime, qui accueille au sein de l’habitation dépassait la vie “simple de l’ego de jouissance, pour rencontrer un autre, mais qui n’était pas encore dans la transcendance d’un autre absolu. Nous avons pu également commencer à percevoir la différence entre le Je-Tu et les notions de Même et d’Autre (voir ces notions dans le Carnet de Vocabulaire). Il nous faut maintenant étudier la notion d’”altérité féminine”.

Au début de cette deuxième partie, Levinas convoque le philosophe autrichien Martin Buber, considéré comme le philosophe de la réciprocité. Voici la définition du terme “réciprocité” :

On parle très généralement de réciprocité quand l’action de A vers B est jugée équivalente de l’action de B vers A. (…) Dans les relations interpersonnelles, la réciprocité implique une forme de dépendance, mais exclut la domination. La notion de réciprocité est essentielle dans une théorie du dialogue, en linguistique (interlocution), en théorie de la communication. Morfaux, Op. cit.

Plusieurs éléments évoqués précédemment se retrouvent dans cette définition. Tout d’abord, cette notion d’équivalence de l’action entre soi et Autrui rejoint l’affirmation que l’Autrui intime n’est pas ”dans une dimension de hauteur”. Autrui et soi ne sont pas les “mêmes” quant à leur nature, leur essence : il y a bien ici le “Même” (soi par rapport à lui-même) et l’”Autre” qui fait transformer le “Même” en “non-le Même”.Pourtant cette différence est une différence de nature mais non de dépassement, de hauteur ou de transcendance : il y a toujours ici deux “êtres”. La dépendance est évoquée à propos de l’ego de jouissance de la vie “simple”. L’ego dépend des choses qui lui procure la jouissance. La dépendance se déplace entre les deux “êtres” : la jouissance des choses est ajournée pour laisser place à la relation. La dépendance de la relation n’est toutefois pas source de domination : c’est encore ici l’absence de dimension de hauteur, de différence absolue. Il s’agit d’un dialogue :

[E]change réciproque de pensées par lequel s’opère la communication des consciences. Morfaux, Op. cit.

Cette notion d’échange réitère le niveau d’égalité entre les deux “êtres” avec l’équivalence de ce qui est échangé dans le dialogue. Ce dialogue est un “langage sans enseignement”, donc sans relation de savant à apprenant, autrement dit toujours sans “dimension de hauteur” (celui qui possède le savoir et celui qui ne sait pas). Enfin, soulignons que nous sommes dans le domaine de la communication, qui, selon Platon, transforme le Même en “non-le Même” lorsqu’il entre en communication avec l’Autre. Il s’agit donc sans doute, plutôt que d’une relation d’égalité, d’une relation d’équivalence : le Même est “non-le Même” de l’Autre ; l’Autre est le non-être de l’Être, et réciproquement.

La vie dialogale, accomplissement et devenir

Ce dialogue dans la réciprocité est dénommé “vie dialogale” par Martin Buber :

Je m’accomplis au contact du tu, je deviens je en disant tu. Toute vie réelle est une rencontre. Martin Buber, Je et Tu.

La vie dialogale serait celle qui vient après la vie “simple” de l’ego séparé. Il y a dans cette citation de Buber deux notions majeures que sont l’accomplissement et le devenir.

Examinons tout d’abord la notion d’accomplissement. S’accomplir, c’est se réaliser pleinement, avec l’idée de perfection (voir l’article Une “Vie accomplie” – Aider à mourir quand la vie n’a plus de sens ?). Nous avons vu précédemment que dans l’état de vie simple, il n’y avait pas encore un moi, autrement dit, il n’y avait pas un Je. Le corps était esclave de l’élémental  : l’air qu’il respire, la nourriture qu’il mange, etc. Il n’existe aucune réciprocité, puisqu’il n’y a ni Être, ni Autre. L’accueil que prodigue l’Autrui intime, ce “tu de la familiarité” fait s’accomplir le moi, fait s’accomplir le Je. Le verbe “accomplir” vient du latin complēre, qui signifie remplir et qui vient de complĕo. Cela peut être tout aussi bien : combler un fossé ; compléter un effectif ; remplir un espace de lumière, de bruit ; remplir d’un sentiment ; remplir, achever, parfaire ; rendre une femme enceinte (F. Gaffiot, Dictionnaire Latin Français). Nous retrouvons ici encore les notions développées plus haut : le fossé qui est séparation (l’ego séparé), la complétude qui fait que nous devenons, avec l’Autre, “non-le Même”, l’espace créé par l’habitation, le sentiment que nous verrons plus loin avec “la douceur en soi”, le chemin vers la perfection grâce à l’Autre, et la féminité liée à la fécondité qui apparaît avec un peu d’avance sur notre analyse . Notons enfin que l’étymologie du terme “accomplir” se réplique aussi dans le terme “Complies” dont voici la définition :

Complies est la dernière prière du jour, à faire avant le repos de la nuit, même après minuit le cas échéant. Définition du site croire.la-croix.com.

Cet acte qui “accomplit” la journée, au sens qu’il l’achève dans le cadre de la pratique d’une religion, n’est pas sans lien avec la pensée de Buber. Comme l’écrit Levinas à son sujet :

(…) toute rencontre est accès au divin, une interpellation antérieure au savoir, une prière précédant la théologie. E. Levinas, Martin Buber par Emmanuel Levinas.

La philosophie de Buber comprend le Tu comme un autre humain que soi, et également le Tu éternel et absolu qu’est Dieu. Il y a dans ce dernier concept la transcendance évoquée dans le texte de Levinas à propos de la “dimension de hauteur” du visage. Si le Je-Tu s’établit dans une relation de réciprocité, le Je-”Toi éternel” s’inscrit dans une relation transcendante, comme le visage qui se révèle à nous. La rencontre exprimée comme “une interpellation antérieure au savoir” rejoint le “langage sans enseignement” avec l’Autrui intime.

Voyons à présent la notion de devenir. Voici la définition de cet terme :

(Par opposition à l’être, en tant qu’immuable) : la série des changements. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

Voici à nouveau la notion d’Être que nous avons déjà rencontrée avec Platon, lorsque nous avons examiné le concept de Même et d’Autre et les natures génériques de l’Être. Si l’Être est par essence immuable, donc le Même, sa rencontre avec l’Autre fait de lui “non-le Même”, comme indiqué plus haut. Il y a un changement de nature, un changement d’état. C’est aussi la progression depuis la vie “simple” jusqu’à celle de l’accueil par l’Autrui intime dans l’habitation : passage de l’état d’ego séparé à celui de Je-Tu ou “vie dialogale”. C’est encore la dualité essence-existence : l’essence est « ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est” (Morfaux, Op. cit.) ; l’existence c’est le fait d’être, le “mouvement par lequel l’homme est au monde” comme l’écrit Merleau-Ponty. Ce mouvement est une suite continue de changements d’états, qui se déroule dans le temps : c’est le fait permanent de devenir, lié au Temps qui s’écoule.

L’avènement du Je-Tu accomplit l’existence du Je, par la communication avec le Tu : c’est la rencontre, autrement dit la mise en présence de l’Autre, qui nous accueille et nous fait devenir.

Ceci n’est pas un interlocuteur : l’altérité féminine

Comme Levinas l’a déjà indiqué dans la première partie du texte, nous ne sommes pas en présence du visage lorsque l’Autrui intime nous accueille. Cette relation  entre le Je et le Tu n’est pas une “relation avec l’interlocuteur”. L’interlocuteur est “Personne qui tient une conversation, un dialogue, une discussion avec une autre.” (cnrtl.fr). Pour quelles raisons cette relation du Je-Tu n’est-elle pas relation avec “l’interlocuteur” ? D’une part, il faut noter que Levinas écrit le mot interlocuteur en le précédant de l’article défini “le” et non avec l’article indéfini “un”. L’article défini indique quelqu’un de déjà identifié : ce n’est pas n’importe quel interlocuteur ou un interlocuteur inconnu, comme le suggérerait l’article indéfini “un”. “L’interlocuteur”, défini, identifié, est en toute vraisemblance le visage évoqué auparavant. D’autre part, le dialogue avec l’Autrui intime est décrit comme “silencieux”, “sans mots”. Levinas précise au début du texte que “l’habitation n’est pas encore la transcendance du langage” : il n’y a pas ici de transcendance puisque nous sommes dans une relation de réciprocité, un dialogue silencieux. Prenons l’exemple des dialogues socratiques : Socrate “accouche” l’esprit de celui avec qui il dialogue ; il lui fait connaître en le faisant se ressouvenir (c’est la théorie de la réminiscence). Il n’y a pas ici de réciprocité : Socrate est l’interlocuteur qui fait accéder son auditeur à la connaissance que ce dernier ignorait posséder déjà en lui. L’action de Socrate vers son auditeur n’est pas équivalente à l’action de son auditeur vers Socrate.

Si le dialogue avec l’Autrui intime n’est pas celui avec l’interlocuteur, alors quel est-il ? Nous découvrons ici que l’Autrui intime, le “tu de familiarité”, est “l’altérité féminine”. Il s’agit bien d’un Autrui, mais, selon Levinas, pas n’importe lequel : c’est le féminin. L’altérité se définit comme :

[Le] Caractère de de qui est autre, par opposition à l’identité. L’identité ne va pas sans l’altérité, le Même sans l’Autre. Morfaux, Op. cit.

Nous retrouvons la conception platonicienne de l’Être : le Même ne peut pas exister sans l’Autre ; et l’Autre ne peut pas être identique au Même. C’est aussi la conception levinassienne du passage de l’ego existant avant la conscience, à la constitution du moi en se tournant vers autrui. C’est enfin également la pensée de Buber :

L’homme devient je au contact du tu. Buber, Op. cit.

L’altérité est donc ce qui permet l’avènement du moi, l’accomplissement de la conscience. Elle présente ce caractère particulier, d’après Levinas, d’être féminine. Il faut noter cette particularité, qui induit que, si le Tu est féminin et autre, alors le Je est masculin. Matthieu Dubost donne un éclairage sur l’androcentrisme qui a pu être reproché à Levinas :

Autrement dit, le féminin me renvoie à l’autre en tant que je suis sexuellement situé et que mes besoins s’en ressentent. Or l’ego de l’auteur est masculin et hétérosexuel. Lévinas ne peut donc écrire qu’en homme. De même qu’il ne peut jamais se mettre à la place d’autrui, de même ne peut-il se penser femme, parce que celle-ci est forcément un(e) autre. M. Dubost, Féminin et phénoménalité selon Emmanuel Lévinas.

Fidèle au fait qu’il ne peut pas être Autrui, Levinas écrit depuis le seul point de vue valable et valide qui est le sien : celui d’un homme. Ce penseur “hétérosexuel” considère que le seul autre par rapport à lui ne peut être qu’un autre féminin ; un autre sujet masculin serait sans doute trop à risque d’être le Même que lui. Rappelons également que son approche se fonde sur la phénoménologie où “toute conscience est conscience de quelque chose”. Il ne s’agit pas ici d’une vision rationaliste pure comme celle de Descartes qui applique aux choses et aux êtres son doute hyperbolique (voir l’article La “Méthode” selon Descartes) : Descartes construit sa connaissance sur une analyse du monde par sa raison et non par son expérience, il réfute l’empirisme. La phénoménologie révèle que toute conscience est intentionnelle : elle vise un objet au travers d’une expérience. Hors, Levinas ne peut faire l’expérience des phénomènes que depuis sa propre conscience, celle d’un être masculin. Dans le concept levinassien d’habitation, l’Autrui intime qui accueille son ego “masculin et hétérosexuel” ne peut être conçu que comme féminin.

Critique de l’altérité féminine

“Écrire en tant qu’homme”

Afin de tenter d’approcher une certaine exhaustivité, il nous faut, après avoir exposé l’argumentaire d’une altérité féminine conçue par un auteur qui ne peut écrire qu’en tant qu’homme, il nous faut évoquer les critiques qui ont été faites de cet androcentrisme. Pour cela nous nous aiderons d’un article intitulé Écrire en tant qu’homme – Levinas et la phénoménologie de l’Éros de Stella Sandford, professeure de philosophie à l’université Kingston de Londres. Elle y présente la philosophie d’Emmanuel Levinas autour de la relation érotique entre le masculin et le féminin, relation qui permet de quitter le Même pour permettre d’aller vers la transcendance de la relation avec l’Autre/Visage. Examinons les aspects qu’elle considère comme positifs ainsi que ceux qui relèvent d’une critique du concept d’altérité féminine.

Ce concept permet un changement dans la représentation du modèle féminin issu de l’histoire de la philosophie occidentale. Dans celle-ci, le féminin s’oppose certes au masculin, mais il n’est pas pensé comme tel :

Le féminin n’est en rien pensé en tant que féminin, et n’est que non masculin, la copie de l’original masculin, le masculin pathologisé. Dans ce contexte, la tentative faite par Levinas pour penser le féminin, révélé dans l’Éros, comme l’altérité même semble représenter un nouveau départ, en tant que tel bien venu. S. Sandford, Écrire en tant qu’homme – Lévinas et la phénoménologie de l’Éros.

Levinas apporte un nouveau regard sur le féminin, qui jusqu’ici avait été réduit à un Même, notamment dans une pensée comme celle de Parménide, qui prônait l’unité de l’être, et donc réfutait la possibilité d’un être multiple comme peuvent l’être féminin et masculin. Il y a donc ici une reconnaissance du féminin comme être, comme altérité, et donc différent du masculin. Cette différence est pourtant parfois décrite par Levinas d’une manière déconcertante, lorsqu’il évoque le féminin comme l’aimée :

L’aimée ne s’oppose pas à moi comme une volonté en lutte avec la mienne, mais, au contraire, comme une animalité irresponsable qui ne dit pas de vraies paroles. L’aimée, revenu au rang de l’enfance sans responsabilité – cette tête coquette, cette jeunesse, cette pure vie “un peu bête” – a quitté son statut de personne. E. Levinas, Totalité et infini.

Plusieurs éléments sont à relever dans cette citation.

Tout d’abord, il n’y a pas opposition entre le sujet masculin et le féminin, en l’occurrence l’aimée. A l’instar du visage que nous avons évoqué plus haut : “l’autre élève ; il ne domine pas”. Il n’y a pas de lutte, pas de volonté de domination. L’altérité féminine permet de s’élever au-dessus de la condition de vie “simple” de l’ego de jouissance, esclave de l’élémental.

Animal, on est mal

Par contre, le féminin est décrit comme animal et irresponsable. Cette “animalité” pourrait se référer à son étymologie d’être animé et au latin anima, souffle vital (Morfaux, Op. cit.). Dans la classification de Linné, l’homme – au sens d’humain non sexué – appartient au règne animal. Pour Aristote, l’homme est un animal politique et doué de langage (Aristote, Les Politiques). Nous sommes donc bien, que ce soit pour le féminin comme pour le masculin, en présence d’une “animalité”, même si le langage du féminin ne dit pas “de vraies paroles”. Nous avons déjà vu que le langage entre le sujet masculin et l’Autrui intime, féminin, n’a pas de mots. Pourtant, le qualificatif “irresponsable” pose question. Chez Levinas, la notion de responsabilité envers autrui est fondamentale :

Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. E. Levinas, Éthique et infini.

Tout moi est donc responsable, et encore plus responsable des autres. Le sujet masculin est responsable de l’autre, l’altérité féminine. Qu’en est-il alors du “moi” féminin ? Nous avons vu que la relation Je-Tu s’établit dans la réciprocité. Il faudrait en conséquence que, si le moi-Je du sujet masculin est responsable, que le moi-Tu de l’autre féminin le soit aussi, à hauteur équivalent. Pourtant, si le moi-Tu de l’autre féminin, l’aimée, est irresponsable, il n’y a plus de réciprocité : il y a deux plans différents, mais qui seraient toutefois autre que la transcendance. Peut-être faut-il ici chercher encore à user de la voie de l’étymologie. Être responsable c’est, du latin respondere, répondre. Le langage avec l’Autrui intime étant “silencieux” et “sans mots”, il ne s’y trouve sans doute pas de réponse ; et pourtant, “on ne peut pas ne pas communiquer”.

Statut d’irresponsable

Une autre absence de réciprocité apparaît dans cette citation : le féminin aurait “quitté le statut de personne” pour revenir à un état d’”enfance” sans responsabilité”. Nous avons déjà exploré la notion d’irresponsabilité, attachons-nous à cette perte de statut et à cet état infantile. Voici une définition du terme “statut” :

Le statut donne à l’individu la définition sociale de.lui-même. Jean Stoetzel, La psychologie sociale.

Le statut permet d’attribuer à un individu une position, une place à l’égard d’autrui, et permet ainsi de le définir comme individu, autrement dit, étymologiquement, comme “être formant une unité et ne pouvant être divisé sans être détruit” (Morfaux, Op. cit.). Par ailleurs, nous avions déjà rencontré le terme de “personne (voir l’article Philosophie et concept, selon Gilles Deleuze) et son étymologie  : à l’origine, ce mot désigne le masque des acteurs et leur voix qui résonne au travers de ce masque (personare). Cette perte – ou cet abandon – du statut de personne est-il le silence du langage avec l’Autrui intime : aucune voix – puisqu’aucun mot – ne résonne au travers du masque ? Ou bien l’Autrui intime, le Tu n’est-il plus un “‘acteur”, c’est-à-dire, n’est-il plus actif, mais plutôt dans une passivité de la relation avec le sujet masculin, le Je ? Il faut ici chercher si le statut d’”enfance sans responsabilité” peut nous aider à tenter de répondre à ces questions.

Celui qui ne parle pas

Le terme “enfant” vient du latin infans, qui signifie “d’abord l’enfant qui ne parle pas” de in, privatif, et fari, parler (Larousse étymologique). Il n’y a ici aucune possibilité – en réponse potentielle à la première question – de prononcer un mot : l’aimée, “revenue au rang de l’enfance”, ne parle pas avec des mots, c’est le “langage silencieux”, l’”entente sans mots”. Le Je comprend le Tu sans avoir besoin des mots. C’est ce qu’exprime la phrase “Cette altérité se situe sur un autre plan que le langage”. Nous ne sommes pas au niveau des mots dans la relation avec l’Autrui intime, avec le féminin. Notons aussi que l’absence de responsabilité équivaut à l’incapacité de répondre, au sens étymologique du terme “responsabilité”. L’Autrui intime est incapable de répondre avec des mots.

Critique de Simone de Beauvoir : le “point de du vue masculin”’

La passivité dans la relation entre le sujet masculin et l’Autrui intime/féminin nous amène à évoquer la critique de Levinas par Simone de Beauvoir :

Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe.

Ici, le masculin est le sujet qui présente son point de vue, et qui a pour caractéristique d’être absolu, c’est-à-dire sans doute dans le sens suivant :

(…) indépendant de tout repère conventionnel. Morfaux, Op. cit.

Le terme de convention évoque les usages, les traditions. Le sujet masculin échapperait en quelque sorte à la tradition d’un rôle masculin et d’un rôle féminin, qui devrait selon cette tradition déterminer pour chacun le rôle qu’il a à jouer dans une société. Cette indépendance aurait pour conséquence, comme l’écrit S. de Beauvoir, que le sujet serait à la fois masculin et neutre, autrement dit le seul à pouvoir être objectif. Mais comment pouvoir concilier le fait d’être à la fois subjectif – sujet -, et objectif – absolu voir aussi ces notions dans le Carnet de Vocabulaire) ? Il faut ici examiner les notions d’”objectif” et de “subjectif” :

Au sens moderne, objectif désigne une réalité considérée comme indépendante du sujet connaissant. Morfaux, Op. cit.

C’est la théorie platonicienne des Idées, qui font partie du monde intelligible, par opposition au monde sensible où nous ne percevons que par nos sens. Cette réalité, considérée comme la seule véritable par Platon, existe, quand bien même le philosophe, seul à pouvoir la percevoir par la vision de l’esprit, n’existerait point. La réalité véritable du monde des Idées, ou monde intelligible, existe sans aucunement dépendre de l’existence d’un philosophe cherchant à la connaître. La seule conception d’un “point de vue masculin” ne peut suffire à justifier une neutralité, un absolu, une vision de l’esprit de la véritable réalité. Ce “point de vue” demeure une subjectivité, et ne peut prétendre, du fait qu’il est un “point de vue” à embrasser la réalité de manière totalement objective. Un “point de vue” reste à tout jamais dépendant du lieu d’où la vision – fusse-t-elle celle de l’esprit – s’exerce.

Revenons sur la citation de Simone de Beauvoir : si l’homme est sujet et absolu, le féminin est “Autre”. Cet “Autre”, défini en miroir par rapport au sujet – masculin et absolu -, peut-il (ou bien plutôt peut-elle) prétendre à être aussi sujet et absolu ? L’ambiguïté va venir de la différence entre l’altérité féminine et le visage. Comme l’écrit Levinas au début du texte étudié, l’Autrui intime – synonyme de l’altérité féminine – n’est pas dans une dimension de hauteur comme l’est le visage :

(…) j’analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui – par-delà l’image que je me fais de l’autre homme – son visage, l’expressif en autrui (…) était ce qui m’ordonne de le servir. (…) Le visage me demande et m’ordonne. E. Levinas, Éthique et infini.

Nous voyons ici que la relation interhumaine n’est pas celle du Je-Tu de Buber, relation avec l’altérité féminine ; mais celle du vous du visage qui ordonne, dans une dimension de hauteur, et surtout qu’il s’agit d’un “autre homme”. Le plan de l’altérité féminine et de celui du visage ne sont donc pas identiques. Si le visage demande et ordonne, ce n’est pas, selon Levinas, le cas du féminin, qui accueille sans ordonner :

Un quelqu’un qui ne commande pas, et qui soit déjà quelqu’un, telle est la figure féminine de l’habitation. M. Dubost, Féminin et phénoménalité selon Emmanuel Levinas.

L’altérité féminine est “déjà quelqu’un”. Le féminin qui accueille est donc bien un sujet. Pourtant, compte tenu que son rôle est d’accueillir, il n’y a pas le caractère absolu, inconditionnel, du visage qui ordonne. Le féminin est donc bien Autre, l’autre qui accueille, mais qui diffère bien du sujet masculin qui peut prétendre à être à la fois sexué et neutre ou absolu. Enfin, il faut noter que la description levinassienne de la vie “simple” correspondrait à un ego masculin, dont le moi ne s’est pas encore constitué, et qui s’élève en étant accueilli par l’Autrui intime dans l’habitation. Faut-il comprendre ici que l’Autrui intime – autrement dit l’altérité féminine, le féminin – est déjà sur un autre plan que l’ego masculin ? Le féminin ne passerait pas par l’étape primitive de l’ego de jouissance et serait déjà conscience qui est en capacité d’accueillir l’ego masculin qui se sépare de son animalité. Il reste que la description de l’”aimée” comme “pure vie « un peu bête »”, ayant “quitté le statut de personne” peut laisser un doute quant à la qualité du féminin d’avoir dépassé l’animalité de l’ego de jouissance et de pouvoir revendiquer d’être un sujet.

Ce qu’est l’Altérité

Après avoir parcouru les possibles critiques de la position “masculiniste’ de Levinas, revenons aux caractéristiques de l’altérité féminine : la dimension autre que celle du langage, la discrétion, la présence, l’ouverture à la transcendance.

“Un autre plan que le langage”

Comme Levinas l’a déjà indiqué au début du texte étudié, l’Autrui intime/Altérité féminine est sur une dimension différente du visage. Il n’y a pas encore de transcendance, mais d’abord de la réciprocité, même s’il faut tenir compte des critiques de cette altérité que nous venons d’étudier. Tentons de mieux comprendre où se situe le “plan du langage”, pour mieux discerner en quoi celui de l’altérité diffère. Levinas distingue deux facettes du langage : le Dire et le Dit.

Le Dire est conçu comme l’ouverture qui précède et autorise l’acte langagier : avant de prononcer le premier mot, la présence de l’autre homme signifie par elle-même. (…) l’exigence du partage du sentiment éthique avec la communauté des hommes oblige à la formulation explicite du droit : ce que Levinas appelle le Dit.  F. Bastiani, Le Dire et le dit : la possibilité du langage dans la philosophie d’Emmanuel Levinas.

Il y a donc deux temps dans le langage : un temps originel – dit aussi originaire – qui précède le discours et va ainsi permettre, grâce à Autrui, sa venue ; un temps de “l’agir langagier” (F. Bastiani, Op. cit.) où s’énonce le discours, qui va étendre à tous la dimension éthique de la relation avec Autrui. Il serait sans doute possible d’envisager que le langage avec l’Autrui intime soit similaire à ce premier temps du Dire : avec l’Autrui intime, le langage est silencieux, sans mots, comme l’est le temps du DIre où ce qui prend signification, qui prend sens – sans mot – se fait par la présence de l’autre, par son existence. Cette signification de la présence va permettre de faire advenir le temps du Dit, temps qui ne survient pas la relation avec l’Autrui intime. Le temps du Dit quitte le domaine du “secret” d’avec l’Autrui intime, pour s’étendre à tous dans le “partage éthique”. Il reste que, dans le Dire comme dans le Dit, les termes d’”autre homme” et de “communauté des hommes” peuvent rappeler le sujet masculin que nous avons évoqué plus haut. Enfin, le temps du Dire contient un enseignement par autrui, alors qu’avec l’Autrui intime, le langage est “sans enseignement :

[Les autres hommes] demandent que cette relation soit ouverte, et que la justice que m’a enseigné mon autrui, celui qui m’a élu à sa proximité, soit étendue en une justice sociale pour tous. F. Bastiani, Op. cit.

Le temps du Dire n’est donc sans doute pas pleinement comparable au langage avec l’Autrui intime, avec l’altérité féminine. C’est cette différence que nous allons continuer à examiner avec les autres caractéristiques de l’altérité féminine.

Discrétion et présence

L’altérité féminine est une présence discrète. Nous venons d’analyser que, lors de la rencontre avec Autrui (l’autre qui n’est pas l’altérité féminine), sa présence “signifie par elle-même” (F. Bastiani, Op. cit.). Nous verrons cette signification dans la suite de cet écrit.

Voici la signification du terme “discrétion” lorsqu’il s’applique à une personne :

Qualité consistant à garder les secrets. Définition du site cnrtl.fr.

Nous retrouvons ici la notion de “secret”, qui s’applique à l’expression dans la relation avec l’altérité féminine. Nous avions déjà observé que l’étymologie du terme “secret”  venait du latin secretus, qui signifie séparé ; et que le concept de séparation était lié à la pensée levinassienne. Relevons également la parenté entre discrétion et séparation : le terme “discret” vient du latin discretus, qui signifie séparé. Il existe aussi un fondement commun être discrétion et discernement : discretus vient de discernere, qui signifie capable de discerner. Ce dernier terme exprime lui aussi la séparation, la distinction. Enfin, le terme altérité résume tous ces liens que nous venons de décliner :

Caractère, qualité de ce qui est autre, distinct. Définition du site cnrtl.fr.

L’altérité féminine a accueilli l’ego qui s’est séparé de la vie “simple” de jouissance ; elle reste par sa qualité d’être autre que l’ego, séparée de lui, distincte ; et elle est une séparation encore d’avant la rencontre transcendante avec autrui, avec le visage.

La transcendance possible

Cette rencontre transcendante avec autrui est certes séparée, distincte de celle avec l’altérité féminine. Toutefois, elle est, comme nous l’avons vu pour le Dire, qui “précède et autorise l’acte langagier” (F. Bastiani, Op. cit.), source potentielle de la “relation transcendante avec autrui”. La rencontre avec l’altérité féminine précède celle avec l’autrui ; et elle contient en elle tous les germes, tous les ferments du passage à la transcendance avec autrui.F. Bastiani établit une comparaison entre les deux temps éthiques de la rencontre avec autrui  (le Dire de la rencontre duelle avec autrui et le Dit du partage avec la communauté) et la description par Levinas de la maternité et de la paternité.

Levinas dresse une description de la responsabilité qui se transforme en “porter-l’autre” (…), le porter à la manière de la mère qui abrite dans sa propre chair son enfant, sans rien lui demander en retour, et sans même le connaître. Et dans un second temps, l’intervention du Tiers qui vient rompre la fusion maternelle pourrait être rapproché de la figure paternelle (…). Le père, qui vient donner son nom à l’enfant pour le reconnaître avant même de le connaître, lui donne une place dans la communauté. F. Bastiani, Op. cit.

Nous retrouvons, dans chacun des exemples donnés, les deux temps de la rencontre, ainsi que le deuxième temps rendu possible parce que le premier l’a précédé et a permis qu’il se réalise. Le temps de la rencontre avec l’altérité féminine est donc bien une condition de la réalisation de la transcendance de la rencontre avec autrui.

Défaillance et douceur

L’extrait que nous étudions se termine par une description de ce qu’est l’altérité féminine : défaillance dans l’être et douceur en soi.

Le terme “défaillance” vient du latin fallere, qui signifie tromper, manquer à. Il ne faut sans doute pas voir dans la défaillance l’altérité féminine une nouvelle manifestation du Malin Génie de Descartes (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). Dans les Méditations métaphysiques, l’hypothèse cartésienne du Malin Génie cherche un “trompeur très puissant et très rusé”, qui amène Descartes à opter pour un doute hyperbolique, doute absolu. Il lui permet de pouvoir affirmer son existence au travers du Cogito – “Je suis, j’existe”. Si l’altérité féminine permet la constitution du moi, du sujet séparé de l’ego de jouissance, il n’y a pas là ni ruse ni volonté de tromperie. Nous devons plutôt nous tourner vers la notion de manque ou plus précisément d’imperfection. La clé se trouve peut-être ici encore chez Descartes :

L’homme, étant d’une nature finie, ne peut aussi avoir qu’une connaissance d’une perfection limitée. Descartes, Méditations métaphysiques.

Là où il y a manque, il y a imperfection, il y a défaillance. Si l’homme – le masculin – est d’une nature finie, alors le féminin ne peut que l’être aussi. Pourtant, elle est cette présence qui contient le chemin vers la transcendance, sans laquelle l’homme ou l’ego séparé ne saurait ou ne pourrait aller vers la transcendance. Le féminin ici serait sans doute alors moins empli d’imperfection que le sujet masculin, qui ne possède pas ces possibilités. Enfin, compte tenu de la qualification de “délicieuse” pour la défaillance, il nous faut peut-être explorer une signification particulière de ce terme :

Éprouver une forte émotion au point de se sentir ou de sembler être prêt à perdre connaissance. Définition du site cnrtl.fr.

C’est avec cette connotation d’une émotion positive – le “délice” -, que nous pouvons penser que l’imperfection de la défaillance apporte un “plaisir d’une grande intensité et subtilité” (cnrtl.fr). Cet être incomplet ou imparfait produit de par son imperfection un plaisir intense. Est-ce là une nouvelle source de jouissance pour l’ego qui tente de s’élever ?

L’altérité féminine est, en tout cas, et selon Levinas, une “source de la douceur en soi”. Il y a là une dernière caractéristique de l’altérité féminine qu’il nous faut tenter de comprendre. La douceur est un attribut classiquement lié au féminin dans la culture occidentale. Le mot en français est un substantif féminin, même s’il se base du le terme “doux” qui peut s’accorder dans les deux genres. Chez Levinas, la notion de “douceur en soi” est liée à celle de familiarité – “le Tu de la familiarité” – et d’intimité – l’Autrui intime – :

“La familiarité et l’intimité se produisent comme une douceur qui se répand sur la surface des choses.” La femme rend donc le monde habitable. M. Dubost, Op. cit. (Citation entre guillemets : E. Levinas, Totalité et infini.

Dans la conception levinassienne, le féminin et l’habitation sont intimement liés. L’accueil dans l’intimité se fait par l’Autrui intime, autrement dit l’altérité féminine. L’habitation se remplit de douceur de par la présence du féminin, et même de son absence :

[La femme] est cet autre dont la présence est discrètement une absence. E. Levinas, Ibid.

Nous retrouvons ici la notion de “discrétion” du féminin, qui reste présent même en étant absent. Il s’agit sans doute de la possibilité, malgré une absence physique, de ressentir la présence du féminin partout dans l’habitation, par la douceur répandue partout dans l’habitation. Levinas donne également une autre description de la douceur :

[C’est une] douceur provenant d’une amitié à l’égard de ce moi [l’ego séparé]. E. Levinas, Ibid.

La douceur est donc à la fois celle qui emplit l’habitation et celle de la bienveillance que le féminin prodigue à l’ego séparé. Enfin, examinons l’ajout des termes “En soi” pour caractériser la douceur (voir aussi la notion d' »En Soi » dans le Carnet de Vocabulaire). En voici la définition  :

[En soi] désigne ce qu’est une chose dans sa nature propre et véritable. A. Lalande, Op. cit.

Le féminin apporte la douceur à l’habitation et à l’ego séparé parce qu’elle est dans sa nature, c’est-à- dire dans son essence même : le féminin est la douceur, qui se répand telle une source, sur tout ce qui l’environne, dans la demeure, et par le lien d’intimité et de familiarité qu’elle établit en accueillant l’Ego se séparant de sa vie « simple » de jouissance.

Conclusion

Depuis la vie “simple” de l’ego de jouissance jusqu’à la transcendance du visage, il est donc une étape fondamentale qu’est la rencontre avec un premier Autrui, mais qui n’est pas un autre comme les autres. L’accueil par cet Autrui primordial se noue dans une relation de réciprocité, familière et intime. L’autrui intime accueille dans l’habitation, dans un dialogue singulier, secret et sans mots. Cet autre pas comme les autres, c’est l’altérité féminine, et c’est le dialogue du Je et du Tu. Il peut être observé que l’autre pas comme les autres, c’est elle, et que par conséquent les autres – les “vrais” Autruis -, ne pourraient être que des hommes : d’un côté, il y aurait un premier visage qui ne me commande pas – l’altérité féminine – ; de l’autre, il y aurait le visage, qui m’ordonne de le servir. La position originelle de l’ego de jouissance, masculin, reste cependant dans une autre dimension que celle de l’altérité féminine, qui va lui permettre d’aller plus loin. La nature, l’essence de cette altérité féminine, c’est la “douceur en soi”, douceur qui “se répand” et qui entoure le lien du Je-Tu. C’est une dimension différente du langage, discrète qu’elle soit présente ou absente. L’altérité ouvre la voie vers la transcendance, et prodigue cette douceur, même émanant d’un être non encore parfait.

 

Dsirmtcom, mars 2018.

Bibliographie

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Bastiani, Le Dire et le dit : la possibilité du langage dans la philosophie d’Emmanuel Levinas.

Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe.

M. Brunet, La classification des êtres vivants selon Carl Linné.

M. Buber, Je et Tu. Extraits

C. Ciocan, La phénoménologie Levinassienne du corps dans Totalité et infini.

Yves Crettaz, Le primat de l’Autre dans la philosophie de Levinas.

R. Descartes, Méditations métaphysiques.

M. Dubost, Féminin et phénoménalité selon Emmanuel Lévinas.

D. Folscheid, Les grandes philosophies. PUF, Coll. Que sais-je ?

F. Gaffiot, Dictionnaire Latin Français.

E. Husserl, Méditations cartésiennes.

Yvan Iorio, De la hauteur du visage chez Emmanuel Levinas.

A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

Larousse, Dictionnaire étymologique et historique du français.

M. Lemire, Artistes et mortels.

E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.

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E. Levinas, Martin Buber par Emmanuel Levinas.

E. Levinas, Phénoménologie de l’Éros.

E. Levinas, Totalité et infini.

M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens.

L.-M. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

F. Perez, Découvrir la philosophie avec Emmanuel Levinas – De la totalité au visage, UNEEJ Mooc.

P. Perrin, Descartes : doute, cogito et méthode.

L. Philippe, Relation humaine et réciprocité dans Je et Tu (1923) de Martin Buber.

Philocité, Toute conscience est conscience de quelque chose.

A. Resnais Mon oncle d’Amérique Voir le film complet

S. Sandford, Écrire en tant qu’homme – Lévinas et la phénoménologie de l’Éros.

J. Stoetzel, La psychologie sociale.

Vitoux, Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement).

Watzlawick et al., Une logique de la communication.

 

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