Bac Philo – I.4. Autrui – Fiche n° 2.a. Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

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Source : L’Enfant sauvage, François Truffaut – Cinémathèque.fr 

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie I. Le Sujet – Chapitre 1. Autrui – Fiche n° 2.a. Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

Fiche n° 2.a. – Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

Introduction

Dans ce premier volet, nous aborderons les conceptions d’autrui depuis l’Antiquité de Platon jusqu’au siècle de Louis XIV avec La Bruyère. Selon les auteurs, nous évoquerons l’amitié avec autrui, l’homme animal politique vivant avec autrui mais pas n’importe lesquels, les cannibales pas si barbares que ça, les loups pas si inhumains que ça, les hommes sur ressort précurseurs des robots et l’étrange solipsisme, les honnêtes autrui, l’empathie, l’autrui-mystère, les flatteurs qui vivent aux dépens d’autrui, enfin, tout ce qu’il faut pour faire un monde d’autrui.

Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

Platon (427-347 av. J.-C.)

Nous allons examiner la notion d’autrui dans deux oeuvres de Platon : le Sophiste et le Lysis. Dans le premier, il sera question de la notion de Même et d’Autre ; dans le deuxième, il s’agira de définir la nature de l’objet d’amitié entre êtres humains.

L’Être, l’Autre, et l’autre être

Dans Le Sophiste ou De l’Être (voir la fiche de lecture du Sophiste), Platon évoque la notion d’“Autre”, en faisant une analyse critique de Parménide, philosophe présocratique, pour qui le Non-Être (contraire de l’Être) n’existe pas. Platon présente les cinq genres de l’Être : l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l’Autre. Voici son analyse de la notion d’“Autre” :

(…) parmi les choses qui sont, il y en a qui sont dites être par elles-mêmes ce qu’elles sont, et d’autres, l’être toujours relativement à d’autres. (…) quoi que ce soit qui soit autre, cela possède nécessairement tout ce qu’il a d’existence dans sa relation à autre chose. 255 c-e.

Nous voyons ici deux éléments en lien avec la notion d’autrui. D’abord, il y a des choses qui existent par elles-mêmes, autrement dit qui existent “dans l’absolu”, et d’autres qui existent parce qu’elle sont relatives à ces premières choses. Ce qui existe absolument c’est l’Être, ce qui existe “relativement”, c’est l’Autre, qui dépend de l’Être pour exister. Pour autant, il semble impossible de dire que ce qui est autre est uniquement Non-Être car alors il n’existerait pas du tout, alors qu’il “est”. Voici la solution platonicienne :

(…) la nature de l’“Autre”, en rendant chacun autre que l’Être, fait de lui un Non-Être ; et de tous sans exception, nous dirons dès lors à bon droit, sous le même rapport, qu’ils sont non-être de cette façon ; et, en revanche, parce qu’ils participent à l’Être, nous dirons qu’ils “sont”, qu’ils sont “des êtres”. 256 d-e.

Si l’Autre est bien Non-Être, ce n’est pas parce qu’il serait l’opposé total de l’Être, mais parce qu’une part de son essence, de sa nature, vient de l’Être : l’Autre “est”, il existe relativement à l’Être “absolu”. Nous sommes ici dans la théorie des Idées de Platon : l’Idée est l’essence pure, absolue, les choses qui “participent” de l’Idée sont relatives à elle. Pour mieux comprendre cette théorie, prenons l’exemple de l’Idée du Beau : c’est le Beau absolu, l’essence pure, immuable. Si je regarde une chose et que je la trouve belle, c’est parce qu’elle participe de l’Idée du Beau : une part de sa nature puise dans l’Idée absolue du Beau, et fait qu’elle est belle. L’Autre n’est donc pas l’Être absolu, mais un “genre” de cet Être absolu. Si nous appliquons cette doctrine à notre personne d’être humain, nous ne sommes pas l’Être absolu, mais nous participons de lui, en étant Autre. Et, chacun pouvant être l’autre d’un autre être, nous sommes tous relatifs à l’Idée d’un Être absolu : nous sommes donc tous à la fois Autre, et êtres.

Semblable, contraire et apparenté

Dans Lysis ou De l’Amitié (voir la fiche de lecture du Lysis), Platon aborde, dans ce dialogue socratique, la notion d’autrui sous l’angle de l’amitié. Cherchant à définir quelle est la nature de l’amitié, Socrate examine trois aspects : le semblable, le contraire et l’apparenté (traduit aussi par convenable).

La thèse de la tendance du semblable à aller vers le semblable est inspirée de la doctrine d’Empédocle, philosophe présocratique du Ve siècle av. J.-C. résumée ainsi par Aristote :

La connaissance est connaissance du semblable par le semblable. Aristote, Métaphysique,, B, IV, 1000 b 5.

Socrate cite Homère : “Toujours, en vérité, c’est vers le semblable que la Divinité mène le semblable”. Il oppose deux objections à cette thèse :

  • L’homme méchant ne peut être ami, ni être l’objet d’amitié de son semblable méchant ;
  • SI un homme bon se suffit à lui-même, à quoi bon lui serait utile un homme semblable ?

La thèse de la tendance des contraires à se compenser vient d’Héraclite, pour qui chaque chose ne désire pas son semblable, mais son contraire. Hippolyte, évêque et martyr du IIIe siècle, rapporte ce fragment sur Héraclite :

Que les hommes ne savent pas cela et ne s’accordent pas sur cela, il s’en plaint en ces termes : Ils ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même, Il est une harmonie contre tendue comme pour l’arc et la lyre. Hippolyte, Réfutations de toutes les hérésies.

Socrate cite également Hésiode  : “Le potier jalouse le potier, comme l’aède l’aède, et le mendiant, le mendiant.” Ainsi les semblables ne s’accordent pas avec leurs semblables. Mais les contraires ne sont pas toujours non plus amis de leurs contraires : la justice n’est pas amie de l’injustice, le bien n’est pas ami du mal.

Avant d’arriver à la notion d’apparenté, Socrate affirme que l’amitié se fonde sur un principe premier, qui transcende ceux qui se lient d’amitié : le véritable objet d’amitié est le Bien, sous sa forme d’Idée, d’essence absolue. C’est l’annonce de la théorie des Idées, que Platon développera dans les textes qui suivront, notamment la célèbre allégorie de la Caverne (République, livre VII). Le lien entre un être et son autre, soi et autrui, nécessiterait donc un tiers, “terme suprême”, qui serait le véritable objet d’amitié. La notion d’apparenté vient ici se différencier du semblable. Nous avons vu que les semblables ne sont pas de “vrais” amis, parfois même ils se jalousent ou bien ils s’ignorent, se suffisant à eux-mêmes. L’objet d’amitié étant le Bien, c’est le fait d’être apparentés, autrement dit d’être de la même catégorie d’hommes bons, qui aiment et recherchent le Bien. Ils ne sont pas semblables, mais ils sont proches. C’est ainsi que Platon conçoit la proximité d’autrui.

Aristote (384-322 av. J.-C.)

L’homme, mouton politique par nature ?

Pour Aristote, l’homme est fait par nature pour vivre avec autrui, pour vivre en communauté, en cité.

Il est manifeste (…) que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer. Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. Que l’homme soit un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire, c’est évident. Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 2, 1253 a.

Le terme “grégaire” vient du latin grex, gregis, troupeau. Suivant que le terme sera utilisé pour des animaux, le comportement sera attribué à un instinct, ou pour des hommes à du conformisme. C’est l’origine de l’expression des “moutons de Panurge” de Rabelais : Panurge acquiert un mouton et le jette à l’eau, aussitôt tous les autres moutons du troupeau se jettent dans la mer. Aristote explique plus loin qu’à la différence des autres animaux, l’homme est le seul à avoir un langage, qui permet de distinguer ce qui est avantageux ou nuisible, ou ce qui est juste ou injuste. Le langage serait donc ce qui nous permet d’être supérieur aux autres animaux, et à vivre en communauté de façon raisonnable. Toutefois, d’une part, l’éthologie, science des comportements, démontrera plus tard que d’autres animaux disposent d’un langage, notamment les abeilles citées par le Stagirite (Aristote est né à Stagire ; c’est une façon de le dénommer qui peut faire son effet dans les conversations mondaines, si on veut étaler sa culture façon confiture). D’autre part, le langage sert aussi à induire du conformisme : c’est la “conscience de classe” de Marx (voir les fiches sur la notion d’Inconscient), ou bien encore la “morale des esclaves” de Nietzsche.

Gardons la notion de l’aspect naturel de la vie en société (communauté, cité) que présente Aristote : l’homme est fait pour vivre avec d’autres hommes, avec des “autrui”. Sans cette vie dans la cité, l’homme est dans un état sauvage : c’est par exemple l’histoire de Victor, “l’enfant sauvage de l’Aveyron”, relaté dans l’excellent film de François Truffaut. Ou bien l’homme ainsi isolé est un dieu qui s’autosuffit, mais est-il alors encore un homme ? La particularité de la communauté est que “chacun pris séparément n’est pas autosuffisant” (Ibid.). Chaque homme a donc besoin d’autrui (et réciproquement).  

Autrui, féminin et servile

Dans Les Politiques, Aristote va évoquer des cas particuliers d’autrui, deux “autres” par “nature” : “le féminin et le servile” autrement dit la femme et l’esclave. Si, comme nous venons de le voir, l’homme est un animal politique par nature, il n’en va pas de même pour la femme et pour l’esclave. Nos yeux d’êtres [européens] du XXIe siècle, héritiers de l’esprit des Lumières et des droits de l’Homme, s’écarquilleraient à la lecture de tels propos :

Ainsi, il est nécessaire tout d’abord que s’unissent en couple les êtres qui peuvent exister l’un sans l’autre, comme la femme et l’homme en vue de la procréation (…) ; et comme celui qui commande et celui qui est commandé, et ce par nature, en vue de leur sauvegarde. En effet, être capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander, c’est-à-dire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches, c’est être subordonné, c’est-à-dire esclave par nature. C’est pourquoi la même chose est avantageuse au maître et à l’esclave. Ainsi est-ce par nature que se distinguent le féminin et le servile. Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 2, 1252 a-b.

Si la notion de conservation de l’espèce par l’union homme-femme reste classique, la place donnée à l’homme – l’être de sexe masculin et non la dénomination générique pour les êtres humains – comme commandant par nature sur la femme et sur l’esclave, peut sembler avoir des accents discriminatoires et sexistes. Notons aussi le plan relatif d’égalité de la femme et de l’esclave dans leur situation de commandés, d’exécutants “physiques” de tâches. Mais pouvons-nous être aussi moralement ou éthiquement “choqués”, en tant que citoyens d’un monde perçu comme moderne, là où des affaires de harcèlement sexuel dénoncées par le mouvement #MeToo montre une conception de la femme réduite à un objet soumis aux violences masculines ? N’y a-t-il pas ici une certaine persistance de la représentation de la femme telle qu’elle est décrite dans cet autre passage d’Aristote ?

Aussi faut-il penser qu’il en va dans tous les cas comme le poète dit qu’il en va pour la femme : Le silence t’apporte, ô femme, un ornement ! Ibid., 1260 a (Aristote cite Sophocle, Ajax).

Étonnant, non ? Pour mémoire, voici l’origine du mouvement #Metoo, apparu sur les réseaux sociaux aux États-Unis en 2017, suite à l’affaire Weintstein :

En 2006, Tarana Burke, une travailleuse sociale originaire de Harlem (New York), lance une campagne de soutien aux victimes d’agressions sexuelles dans les quartiers défavorisés. Pour appuyer sur l’empathie et la solidarité, elle choisit un nom très court à cette initiative : « Me too » (« moi aussi »). Deux petits mots que la militante, qui a elle-même subi des violences sexuelles, regrette de n’avoir pas su dire plusieurs années auparavant à une fille de 13 ans qui s’était confiée à elle sur les viols à répétition de son beau-père. Tarana Burke ne pouvait pas s’imaginer que, dix ans plus tard, « Me too » galvaniserait des dizaines de milliers de femmes et les encouragerait à partager leur histoire. Que ce « moi aussi » serait désormais le nom d’un mouvement social d’ampleur, lancé en ligne par des femmes et à travers le monde. Pauline Croquet, #MeToo, du phénomène viral au « mouvement social féminin du XXIe siècle ».

Aristote a vécu au IVe siècle av. J.-C ; nous sommes au XXIe siècle. Près de 25 siècles séparent le silence attribué par Sophocle à la femme, de la libération de la parole des femmes suite au mouvement #MeeToo.

Patience et longueur de temps

Font plus que force ni que rage. La Fontaine, Le Lion et le Rat.

Voilà une patience d’une force particulièrement singulière. Nous voyons donc ici toute la relativité qu’un jugement hâtif que nous tiendrions sur les propos d’Aristote, supposés archaïques et depuis longtemps dépassés.

Revenons maintenant à la conception de l’esclavage décrite par Aristote. Dans la société de la Grèce antique où vit Aristote, l’esclavage est ce qui permet au citoyen d’exercer la politique, ou comme Aristote, de s’adonner à la philosophie. Toute autre tâche doit être accomplie par un esclave. Il faut donc s’imaginer une société où seule une élite, formée par les citoyens, se consacre intégralement à la politique – en bons animaux politiques qu’ils sont – et laissent tous les autres travaux au reste de la population : rien à voir avec la société française d’aujourd’hui, où les politiciens, élus ou non, ne se consacrent qu’à la politique et à rien d’autre, pendant que le reste de la population travaille ; non, rien. Voici comment Aristote définit l’esclave :

(…) l’esclave est un certain bien acquis animé et (…) un exécutant parmi ceux qui sont destinés à l’action. (…) c’est un instrument en vue de l’action. Aristote, Les Politiques, livre I, chapitre 4, 1253 b – 1254 a.

L’esclave est donc un bien appartenant au maître, comme tout autre moyen ou instrument de production. Ceci est à rapprocher de la définition de l’esclave dans l’Ordonnance de mars 1685 sur les esclaves des îles de l’Amérique, promulguée par Louis XIV, et appelée “Code noir” :

Dépourvu de personnalité juridique, l’esclave est légalement approprié par son maître et soumis à sa volonté. Il ne peut rien posséder en propre et appartient au patrimoine de son maître (art.28). En tant qu’objet de propriété, l’esclave est transmis héréditairement, en principe à titre de bien meuble (art. 44 et s.). Wikipedia.

L’esclave au temps de Louis XIV est un “bien meuble” qui fait partie du patrimoine du maître. C’est le même statut qui était encore accordé jusqu’à récemment aux animaux, considérés également comme des biens meubles jusqu’en 2015, et devenus depuis des “êtres vivants doués de sensibilité” (voir l’article Statut juridique des animaux, de « biens meubles » à « êtres vivants doués de sensibilité »).

L’esclave d’Aristote a donc ce statut d’instrument, de bien propriété d’un maître, à la seule différence qu’il est animé et donc en partie humain :

(…) l’esclave est une certaine partie de son maître, à savoir une partie animée et séparée de son corps. Ibid., 1255 b.

L’esclave est animé au sens où il se meut, il est capable de mouvement, notamment pour exécuter les tâches qui lui incombent. Il n’est pas “animé” au sens étymologique (de anima « principe vital, âme » – cnrtl.fr) d’être doté d’une âme. C’est le maître qui possède l’âme, la raison. L’esclave est juste capable d’entendre raison sans la posséder. L’esclave est bien “autre” que le maître, mais le traitement qui lui est réservé est aussi “autre” que celui dont bénéficierait un citoyen “autre” que le maître de cet esclave. Il y aurait donc, selon Aristote, “autre” et “autre”, il y aurait différents “autrui”, selon leur nature de maître, de femme ou d’esclave. Ecoutons à nouveau le fabuliste, pour réfléchir aux conséquences de cette différenciation des “Autrui” :

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. La Fontaine, Les Animaux malades de la peste.

Autrui (mais pas n’importe qui) est un autre soi-même

Terminons cette approche d’autrui chez Aristote par la notion d’amitié, telle qu’il l’évoque dans l’Éthique à Nicomaque. Le chapitre s’intitule “De l’attitude amicale de l’homme envers lui-même, vient l’amitié pour autrui”. Aristote développe la thèse selon laquelle notre amitié pour autrui a les mêmes caractéristiques que l’amitié que nous nous portons à nous-mêmes. Il ne s’agirait plus ici de la devise du temple d’Apollon, suivie par Socrate, “Connais-toi toi-même”, mais plutôt d’une autre sorte de devise “Aime-toi toi-même” (le verbe aimer au sens amical), ainsi tu aimeras pareillement autrui. Voici les caractéristiques de l’amitié artistotélicienne :

On pose en effet qu’un ami est celui qui souhaite du bien à son partenaire et accomplit ce qui est bon ou lui paraît tel dans le souci de ce partenaire ou du moins celui qui souhaite qu’existe et vive la personne qui lui est chère, par gentillesse pour elle. (…) D’autres soutiennent encore qu’un ami est celui qui passe son temps en compagnie de l’être cher et fait les mêmes choix, ou bien celui qui partage les peines et les joies de son ami. (…) Or c’est par l’un ou l’autre de ces traits qu’on définit aussi l’amitié. Mais chacun de ces traits peut être attribué à l’honnête homme dans son attitude envers lui-même – ainsi du reste qu’à tous les hommes en autant qu’ils supposent avoir cette qualité, mais selon toute apparence (…) ce qui sert à mesurer chacune de ces conduites, c’est la vertu et le vertueux. En effet, celui-ci est en parfait accord avec lui-même ; autrement dit les mêmes aspirations se retrouvent en chaque partie de son âme. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1166 a.

L’homme qui serait vertueux serait ami de lui-même : se souhaitant le bien et le bon, de vivre, d’avoir en accord avec lui-même peines et joies. Pour Aristote, la finalité suprême de l’homme est d’être vertueux, d’exercer son intellect, de connaître et de pratiquer l’action morale.

(…) le bien humain devient un acte de l’âme qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte qui traduit la plus parfaite et la plus finale. Encore faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin, car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour. Ibid., 1098 a.

La condition pour pouvoir être ami avec autrui est d’être parvenu soi-même à la vertu. Ainsi l’homme vertueux peut être ami avec d’autres hommes vertueux. Soulignons ici que nous serions sur la thèse du semblable qui va vers son semblable, étant tous deux vertueux (voir ci-dessus comment cette thèse est explorée dans doctrine de Platon). Nous ne pourrions donc être ami qu’avec celui qui nous ressemble presque en tous points.

C’est donc parce que chacun de ces traits appartient à l’honnête homme dans son attitude envers lui-même et que d’autre part, on a, envers son ami, la même attitude qu’envers soi-même (vu que l’ami est un autre soi-même). Ibid., 1166 a.

L’ami est un autre soi-même, un alter ego. Cela induit une limitation dans la relation – amicale – à autrui : si autrui diffère de moi, je ne peux en être l’ami. La relation que j’aurai avec autrui qui diffère de moi – par la vertu – ne pourra pas être amicale.

Reste que l’amitié semble n’avoir pour but (…) que l’amplification de mon propre plaisir d’exister : n’est-ce pas là une relation égoïste qui considère l’ami comme alter idem (…), c’est-à-dire comme extension ou répétition de mon propre moi, plutôt que comme alter ipse, moi singulier différent du mien et recherchant tout autant que moi la conscience de son existence ? Szymkowiak Mildred, Autrui.

Michel de Montaigne (1533-1592)

Parce que c’était lui ; parce que c’était moi

Parler d’autrui en évoquant Montaigne, c’est d’abord parler de l’autrui particulier, singulier : “l’ami par excellence”. Montaigne rencontre Étienne de La Boétie (1530-1563) à Bordeaux en 1559 : il a 26 ans, La Boétie en a 29.

Et lors de notre première rencontre qui eut lieu par hasard dans une grande fête et assemblée d’une ville, nous nous trouvâmes si épris, si connus, si liés entre nous, que rien dès lors ne nous fût si proche que nous l’étions l’un de l’autre. Montaigne, Essais, I, XVIII.

Leur amitié durera quatre ans jusqu’au décès de La Boétie d’une dysenterie. Comparant ces quatre années d’amitié au reste de sa vie, Montaigne écrira que sa vie n’est désormais “que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et pénible” (Ibid.).

Ce n’est pas ici le semblable ami du semblable, comme les hommes identiquement vertueux (et presque identiques entre eux) chez Aristote.

L’amitié parfaite n’est pas autre chose que la rencontre de deux âmes singulières qui se conviennent singulièrement l’une à l’autre. (…) La convenance des deux âmes, même si elle n’est possible qu’à partir d’une tendance de fond à l’harmonie réciproque, réside donc bien plutôt dans l’adaptation mutuelle de deux êtres en mouvement, adaptation qui se nourrit de communication et où l’affection et la connaissance se renforcent mutuellement. Szymkowiak Mildred, Autrui.

Autrui n’est pas un autre soi-même indifférencié. C’est pourtant bien un autre soi-même, Montaigne parlera de La Boétie comme d’un double, c’est “celui qui n’est pas un autre ; il est moi” (Ibid.). La perte de ce parfait ami va le marquer à jamais.

J’étais déjà si formé et habitué à être deuxième partout qu’il me semble n’exister plus qu’à demi. Ibid.

Il s’agit donc bien ici d’un autrui, mais pas d’un autre : un Autrui majuscule, “la chose la plus rare à trouver au monde” (Ibid.).

Autrui le cannibale

Montaigne va découvrir l’existence des indigènes brésiliens au travers de gravures censées représenter leur quotidien, et d’une rencontre en 1565 avec un prisonnier faisant partie d’un groupe d’indigènes accompagnant le roi Charles IX lors d’un voyage dans son royaume, faisant étape à Bordeaux. Ces indigènes avaient des moeurs cannibales, pourtant Montaigne va montrer que le plus barbare n’est peut-être pas celui qu’on pense a priori. Tout d’abord, la notion de barbarie, de cruauté d’un autre que soi et sa propre société ou civilisation est toute relative :

Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes.

Montaigne décrit ainsi deux façons de traiter les morts. Un peuple cannibale va avoir pour coutume de manger son père mort. Voilà une chose des plus horribles, là où la société européenne va donner une sépulture digne en enterrant ses morts. Pourtant, ce peuple cannibale veut ainsi “donner à ceux qui les avaient engendrés la plus digne et la plus honorable sépulture en logeant en eux et pour ainsi dire dans leur moelle les corps de leurs pères et leurs restes”. Ainsi, ces pères continueront de vivre dans leur chair après qu’ils les aient assimilés dans leur propre corps. Pour ce peuple a priori barbare, il aurait été bien plus cruel de laisser les dépouilles se corrompre dans la terre, dévoré par des vers. Tout est relatif.

Ensuite, Montaigne relate les propos tenus par les indigènes “promenés” par Charles X, lorsqu’il leur a été demandé ce qui les avait le plus surpris des moeurs de la société monarchique d’alors. Ils firent part de leur incompréhension qu’un enfant (le roi Charles X avait 12 ans lors de sa visite) puisse diriger “tant d’hommes grands, portant la barbe, forts et armés” (les gardes du roi). Ils s’étonnèrent aussi qu’une partie des hommes soient “remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses” et que les autres hommes soient des “mendiants à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté”, et surtout que ces derniers ne se révoltent pas contre les plus riches. Tout est relatif.

Enfin, Montaigne soulignera que ces cannibales sont plus proches de la nature que les Européens. En particulier, le mensonge ne fait pas partie de leur culture, ce qui les rend moins barbares comparés à leurs homologues occidentaux.

Pour Montaigne, une parole vérace, loyale, fonde la seule forme de société véritablement humaine. Le reste, les usages, les lois et coutumes, les cérémonies sociales, n’est pas essentiel. (…) ce qui fait une société proprement humaine, c’est la parole, non la parole qui exprime une raison abstraite, mais la parole émergeant de ce que Montaigne appelle “la conférence”, la conversation qui construit une rationalité dans le dialogue. En ce sens, les Cannibales, ignorant le mensonge et la détraction [dénigrement], ont un mode de socialisation éminemment humain, car loyal. Frédéric Brahami, La barbarie à visage humain”, entretien paru dans Philosophie magazine (voir bibliographie).

Nous avons donc beaucoup à apprendre de l’autre que soi, des autres que nous. Autrui, non le semblable – en culture – mais celui qui diffère, peut nous enrichir, comme l’écrivait Saint-Exupéry dans Citadelle.

Thomas Hobbes (1588-1679)

L’homme est un loup pour l’homme

Dans Léviathan, Hobbes décrit deux états concernant l’homme : l’état de nature et celui de la société civile, le premier ayant précédé le second. La relation à autrui existe dans les deux états, sous des formes différentes.

Dans l’état de nature, l’homme vit dans un monde sans lois, où règne le souci de la conservation de soi, dans une rivalité permanente avec les autres “soi”.

Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre tous. Hobbes, Léviathan.

C’est l’état où “l’homme est un loup pour l’homme”. Hobbes reprend cette citation de Plaute Homo homini lupus est. Cet état permet de distinguer trois causes de la “guerre de chacun contre tous”, qui vont déterminer le mode de relation aux autres :

  • La rivalité, où l’homme combat l’autre en vue de son propre profit ;
  • La méfiance ou crainte, où l’homme défend ses biens, en vue de sa sécurité ;
  • La fierté ou gloire, où l’homme se querelle avec l’autre en vue de sa réputation.

Attardons-nous sur ce troisième mode tel que le détaille Hobbes :

Dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, un sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes, ou qu’elles rejaillissent sur eux, étant adressée à leur parenté, à leurs amis, à leur nation, à leur profession, à leur nom. Ibid.

Cet état de nature n’est pas censé perdurer dans l’état de société, où les hommes ont conclu un pacte social en renonçant à une partie de leur liberté naturelle pour la confier à un pouvoir souverain et absolu, un État. Ce pouvoir assure la paix civile, en mettant fin à la “guerre de chacun contre tous”. L’État est la seule source de loi, et il détient le “monopole de la violence légitime” (Max Weber, Le Savant et le Politique). Là où l’homme, dans l’état de nature, appliquait sa propre “loi” lorsqu’il considérait être lésé par autrui, c’est l’État qui se charge de juger du préjudice et de sa “punition” éventuelle par une condamnation. Nous sommes dans un autre temps que celui de la “guerre de chacun contre tous”, dans un temps de paix. Mais en sommes-nous si certains ?

Mourir “pour des bagatelles”

Reprenons la troisième cause de querelle, la fierté. Si nous cherchons l’expression “mort pour un mauvais regard” dans un moteur de recherche, nous aboutissons à une page entière emplie de faits divers où des hommes ont été tués “simplement” parce qu’ils auraient porté un “mauvais regard” à d’autres. Un “signe de mésestime” qui fait mourir “pour des bagatelles”. Et pourtant nous sommes dans un état de société, avec un pacte social, des lois et un État chargé de les appliquer. Nous ne sommes pas dans le monde où règne la loi du plus fort, normalement. Hobbes donne l’exemple d’un homme incrédule devant cette nature humaine si violente, et qui cherche à confirmer l’existence réelle de cette dernière par l’expérience :

Aussi, faisant un retour sur lui-même, alors que partant en voyage, il s’arme et cherche à être bien accompagné, qu’allant se coucher, il verrouille ses portes ; que, dans sa maison même, il ferme ses coffre à clef ; et tout cela sachant qu’il existe des lois, et des fonctionnaires publics armés, pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits : qu’il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage armé ; de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes ; de ses enfants et de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clef. N’incrimine-t-il pas l’humanité par ses actes autant que je le fais par mes paroles ? Ibid.

Nous ne sommes pas dans le monde où règne la loi du plus fort, normalement. Mais cependant nous nous méfions sans doute des autres autant que l’homme décrit par Hobbes. Retenons ici l’aspect positif du questionnement de cet homme sur ses pratiques : la prison des habitudes n’exclut pas de porter l’attention sur sa geôle, pour pouvoir un jour prendre conscience de ses barreaux.

René Descartes (1596-1650)

Spectres et ressorts

Avec Descartes, c’est l’existence même d’autrui qui est mise en doute, avec tout le reste. Seul se confirme dans un premier temps l’existence du “Je”, par la découverte du cogito (voir notamment la notion de Conscience). Il faut douter de tout ce qui n’est pas certain, se détacher des sens qui sont trompeurs, et mêmes des autres hommes :

(…) si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes (…) ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent courir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Descartes, Méditations métaphysiques, II.

Ce sont les mêmes sens trompeurs qui font voir une tour de loin comme ronde, alors qu’elle se révèle carrée de près, ou des statues colossales en haut de ces tours perçues comme petites d’en bas (Méditation sixième). Alors comment pouvoir affirmer, au moyen des seuls sens, que ces hommes dans la rue existent vraiment en tant qu’hommes ?

Le solipsisme

Pour découvrir qu’il est “une chose qui pense”, Descartes se met dans des conditions très particulières :

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela peut-il se faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense (…). Ibid., III.

Cette position si particulière, d’être non seul au monde, mais seul hors du monde extérieur, c’est le solipsisme (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). Le terme vient du latin solus, seul, et ipse, soi-même (Morfaux). Pour découvrir qu’il existe en tant que chose pensante, Descartes n’a besoin que de lui-même, d’être seul avec soi-même. Ceci exclut autrui dans la découverte de soi-même, de sa conscience, du fait d’être un sujet.

[Le solipsisme] consiste non pas bien sûr à croire que je suis réellement seul au monde, mais à considérer que je n’ai pas besoin de passer par la conscience que j’ai d’autres sujets pour m’affirmer comme tel. Renaut, Leçons de la Philosophie.

Soulignons ici que Descartes se “découvre” comme chose pensante à un moment donné précis : il a une quarantaine d’années (la rédaction des Méditations a commencé en 1639) et a déjà rédigé plusieurs ouvrages majeurs comme les Règles pour la direction de l’esprit ou le Discours de la Méthode. Il a déjà beaucoup appris, notamment des autres, ses précepteurs en particulier. Même s’il ne tarde pas à mettre en doute ces enseignements, il se construit en quelque sorte en “miroir”.

J’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pource qu’on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs qu’il me semblait n’avoir fait autre profit en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en plus mon ignorance. Descartes, Discours de la Méthode, Première partie.

A l’instar d’un Socrate proclamant son ignorance consciente, Descartes découvre, grâce à la fréquentation d’autrui, qu’il ne sait pas, et qu’il veut savoir. Il s’est donc bien construit par référence à ces autres qu’il a rencontré. S’il avait été réellement seul avec lui-même depuis l’enfance, comme l’enfant sauvage que nous avons évoqué avec Aristote en explorant l’aspect naturel de la vie humaine en société, sans doute n’aurait-il pas autant douté. Descartes reconnaît finalement l’existence des autres, qu’il a pu qualifier d’automates coiffés de chapeau et vêtus de manteaux :

Mais je juge que ce sont de vrais hommes ; et ainsi je comprends, par la seul puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. Ibid., II.

Les sens peuvent nous tromper, mais pas la raison : la puissance de juger de l’esprit permet d’établir l’existence de ces hommes, comme elle a pu affirmer au préalable l’existence du cogito. Autrui existe, et Descartes l’a bien rencontré.

François de La Rochefoucauld (1613-1680)

La société des “honnêtes gens”

La Rochefoucauld, duc et prince de sont état, décrit dans ses mémoires et ses maximes la vie de la société des “honnêtes gens”, en clair de la noblesse de l’époque. Comme Aristote, il affirme que l’homme est fait pour vivre avec d’autres hommes. Nous garderons ici à l’esprit qu’il ne s’agit pas – comme pour Aristote et ses citoyens, si différents des femmes et des esclaves -, de n’importe quels gens. Ses réflexions constituent néanmoins une nouvelle approche de la relation avec autrui, semblable à soi, au moins par le rang dans la société.

Il serait inutile de dire combien la société est nécessaire aux hommes : tous la désirent et tous la cherchent, mais peu se servent des moyens de la rendre agréable et de la faire durer. Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres ; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence ; c’est ce qui trouble et détruit la société. Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour pouvoir nous en défaire ; il faudrait faire son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais. La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses.

Les hommes recherchent donc la compagnie des autres, mais plutôt de certains autres, les plus propices à procurer du plaisir (entendons ici essentiellement le plaisir de l’intellect). Ce qui complique la relation avec autrui, c’est justement cette recherche “ciblée”, et le plus souvent visible aux yeux de ceux qui n’ont pas l’heur de plaire vraiment. La Rochefoucauld recommande alors d’être moins visiblement sélectif, afin de ne pas blesser autrui. Nous sommes là plutôt dans une éducation aux bons usages en société, à un savoir-vivre entre “gens de bien”. Il faut s’accommoder de cet autrui aux opinions opposées, parfois inférieur en rang. Il faut l’éduquer, le “mener par la raison” : cet autrui-là n’est donc pas semblable à soi, mais une sorte d’autrui en possible devenir d’être semblable.

Le sourire distancié de la Joconde

La Rochefoucauld décrit les conditions pour qu’une société soit agréable : conserver sa liberté ; se voir sans que ce soit une contrainte ; pouvoir se séparer, se “passer les uns des autres” ; ne pas être contraint non plus de divertir autrui ; excuser nos amis de leurs défauts ; ne pas les choquer par des opinions trop tranchées. La question semble alors se poser de la réelle nécessité – et possibilité – de vivre avec autrui dans des conditions devenant de plus en plus restreintes. Vivre avec autrui, oui, mais pas trop, ni trop près.

Comme on doit garder les distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société : chacun a son point de vie, d’où il veut être regardé ; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir pas être éclairé de trop près, et il n’y a presque point d’homme qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu’il est. Ibid.

Être en société, se montrer, telle la Joconde, qui sait garder une distance respectable de son public, et, qui plus est, se protège d’un regard trop appuyé par une paroi de verre (voir la description de la nouvelle vitrine de la Joconde dans Le réaménagement de la salle des États, document du musée du Louvre).. S’offrir au regard d’autrui d’un point de vue qui nous convienne, sans trop en montrer de ce que nous sommes vraiment : voici l’importance du regard d’autrui, juge potentiel de notre Moi, ce dernier n’étant peut-être pas si montrable qu’il ne peut y paraître.

Baruch Spinoza (1632-1677)

La géométrie des affects

Pour Spinoza, l’homme, comme tout être, possède une tendance naturelle à “persévérer dans son être”, une force qui le pousse à exister, autrement dit à assurer la conversation de soi : c’est la notion de Conatus (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire). Contrairement à Hobbes, où nous avons vu que la conservation de soi engendre une rivalité permanente, chez Spinoza, elle va être l’occasion de montrer ce qui nous lie spontanément à autrui, au travers de notre capacité d’éprouver des sentiments et des passions, et même d’imaginer les éprouver. C’est “l’imitation des affects” (M. Szymkowiak).

Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et à l’égard de laquelle nous n’éprouvons d’affection d’aucune sorte éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable. Spinoza, L’Éthique, III, proposition XXVII.

Traduisons le langage spinoziste empreint de géométrie en termes plus simples :

  • La chose semblable : c’est un autre que nous, qui nous est semblable, et dont nous imaginons d’abord l’existence ;
  • Nous n’avons a priori aucun sentiment pour lui (ou elle) : ce qui veut dire qu’au départ, nous sommes neutres l’un par rapport à l’autre, l’existence de cet autre n’éveille rien en nous, ni joie ni tristesse, ni amour ni haine ;
  • Nous nous mettons à imaginer que cet autre – imaginaire – éprouve un sentiment : il rit ou il pleure par exemple ;
  • Nous allons alors éprouver le même sentiment (rire ou pleurer) par une sorte de mécanisme d’imitation des affections.

Je règle mon pas émotionnel sur celui de cet autrui (virtuel) : nous sommes au diapason. Encore une fois, la relation avec autrui se produit selon le mode du semblable.

Les neurones miroirs des affects

Cette synchronisation avec autrui trouve un écho – c’est le cas de le dire en métaphore auditive – avec les neurosciences et la découverte des “neurones miroirs”.

Les neurones miroirs constituent une classe particulière de neurones corticaux, qui s’activent lorsqu’un individu exécute une action, mais, également, lorsqu’il observe un autre individu en train d’exécuter la même action. Par ailleurs, ces neurones miroirs ne codent pas des mouvements particuliers ; ils s’activent en fonction de la signification de l’action observée et ils répondent, seulement, à la vue d’une action finalisée. Guillain A., Pry R., D’un miroir l’autre. Fonction posturale et neurones miroirs.

Les neurones miroirs nous donnent la capacité “de comprendre et de reproduire ce que font les autres” (Ibid.). Nous pouvons ainsi ressentir l’émotion de la personne que nous avons en face de nous : c’est la notion d’empathie. L’étymologie du terme “empathie” vient du grec empatheia passion, de pathein, sentir, et en, intérieurement (Morfaux). Nous ressentons intérieurement la “passion” – l’émotion, l’affect, le sentiment – que la personne face à nous éprouve. Chez Spinoza, nous retrouvons dans l’imitation des affections ce ressenti intérieur, décrit dans le cas où nous imaginons une affection chez quelqu’un qui nous est semblable. Qui plus est, cette passion ressentie va tendre à s’accroître par cette relation avec autrui :

Nous nous efforcerons aussi à faire tout ce que nous imaginons que les hommes verront avec joie, et nous aurons en aversion de faire ce que nous imaginons que les hommes ont en aversion. Ibid., III, proposition XXIX.

Tout comme le conatus nous donne la puissance de persévérer dans notre être, la vie avec autrui va nous permettre d’accroître ce qui nous est bon. La société des hommes nous sera donc bénéfique (avec la condition qu’ils nous soient semblables pour que nous puissions éprouver les mêmes passions positives).

(…) la communauté des hommes vivant sous la conduite de la raison est au plus haut point utile à chacun, puisque l’union des puissances, le partage de la joie ne peuvent qu’accroître puissance et joie : agir éthiquement, c’est tendre donc à l’union avec les autres êtres rationnels. M. Szymkowiak, Op. cit.

Nous voyons ici que la condition est d’être guidé par la raison, ce qui laisse quelque souplesse relative au fait d’être semblable. Chez Spinoza, l’union (avec autrui) fait la force, la force de la joie : l’Éthique, c’est chic !

Nicolas Malebranche (1638-1715)

L’inconnu du Nord-Express

Pour Malebranche, autrui est inconnaissable. Nous retrouvons ici les sens trompeurs de Descartes, qui altèrent notre jugement, que ce soit envers nous comme envers les autres.

La connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes. Malebranche, La Recherche de la Vérité.

Notre âme, c’est-à-dire notre esprit, est dans la dépendance du corps. L’imagination et les passions prennent le pas sur la raison si nous nous fions aux sens trompeurs de ce corps. Nous prenons ce que perçoivent nos sens comme l’expression de la réalité, et notre imagination fait le reste. Alors comment pouvoir connaître autrui, là où nous ne faisons que croire ce que nous percevons ?

Trois manières de ne pas connaître autrui

Malebranche décrit trois manières de connaître (Bréhier) :

  • “La connaissance des choses par elles-mêmes, comme celle que nous pouvons avoir de Dieu ;
  • la connaissance par conscience ou sentiment intérieur, celle que l’on a de “toutes les choses qui ne sont pas distinguées de soi”, la seule que nous ayons de notre âme ;
  • enfin la connaissance que nous avons des choses par leurs idées, qui convient exclusivement aux choses différentes de nous, et inconnaissables par elles-mêmes, c’est celle que nous avons des corps de la nature”.

Nous ne pouvons pas connaître autrui en lui-même, son essence, sa nature intime, puisque nous ne sommes pas “dans” l’esprit ou l’âme d’autrui. Nous ne pouvons le connaître que par l’idée que nous nous en faisons, faussée par notre corps comme nous l’avons dit plus haut. Les autres ne sont que “conjectures”, quel que soit le mode de connaissance :

Nous ne les connaissons [les âmes des autres hommes] présentement ni en elles-mêmes ; ni par leurs idées, et comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Ibid.

Difficile dans ces conditions de se faire une idée sur autrui, distinct de soi, différent de nous, et en cela inconnaissable. Autrui est un mystère, une chose secrète (le mot “mystère” vient du latin musterion, qui signifie chose secrète – Morfaux).

Jean de La Bruyère (1645-1696)

Lorsque le flatteur paraît

Dans son oeuvre unique Les Caractères, La Bruyère décrit les moeurs de son siècle, le XVIIe siècle de la société aristocratique de la cour sous le règne de Louis XIV. Nous allons examiner quelques extraits relatifs à la notion d’autrui.  

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui. La Bruyère, Les Caractères.

Dans cette société de cour observée par La Bruyère, la relation à autrui va concerner plutôt des êtres semblables, les aristocrates, et la recherche d’un certain paraître. La Bruyère donne le “mode d’emploi” de ce que doivent être les échanges avec autrui. Comme chez La Rochefoucauld, il va être plus essentiel de faire plaisir que de se faire plaisir, en ménageant son interlocuteur – son autrui -, voire en flattant son ego : autrui doit se sentir plein d’esprit, admiré, applaudi.

Message commercial de tolérance

La Bruyère va apporter aussi un message qui semble prôner une certaine tolérance envers autrui :

Ne pouvoir supporter tous les mauvais caractères dont le monde est plein, n’est pas un fort bon caractère : il faut, dans le commerce, des pièces d’or et de la monnaie. Ibid.

Ici il ne s’agit pas de vouloir un monde où tous seraient semblables : il faut prendre acte que plusieurs “autrui” existent. Notons que La Bruyère en parle comme des “mauvais caractères”, ce qui présuppose qu’il y aurait – au moins – un bon caractère : celui qui accepte l’existence de tous ces “autrui” de bon ou mauvais caractère. Nous pourrions presque voir ici du stoïcisme : le caractère d’autrui ne dépend aucunement de nous, nous ne pouvons donc pas le changer. Ce qui dépend de nous, dit Épictète, ce sont nos jugements (voir la fiche de lecture sur le “Manuel” d’Épictète).

Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. (…) Accuser les autres de ses malheurs est le fait d’un ignorant ; s’en prendre à soi-même est d’un homme qui commence à s’instruire ; n’en accuser ni un autre ni soi-même est d’un homme parfaitement instruit. Épictète, Manuel.

Acceptons donc que le monde qui nous entoure soit plein de ces “autrui” aux caractères si différents. Acceptons même que ces “autrui” soient heureux alors que nous ne le sommes pas nous-mêmes : nous pratiquerons alors la philosophie.

[La philosophie] nous console du bonheur d’autrui, des indignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté ; elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la maladie et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs ; elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter celle avec qui nous vivons. Ibid.

Philosopher nous permettra ainsi de supporter ces “autrui” aux mauvais caractères, plus heureux que nous, y compris les plus “sots”. Nous pourrons même, si l’on en croit La Bruyère, vivre avec ou sans femme : pour un peu, nous croirions entendre ici Aristote et sa conception peu glorieuse de la condition féminine, s’exprimer sous la plume du moraliste du Duc de Condé.

En bref/L’essentiel

Platon :

  • Nous sommes tous à la fois nous-mêmes et autre pour autrui (Le Sophiste) ;
  • L’amitié entre les hommes vient de ce qu’ils recherchent l’idée suprême du Bien, et non du fait qu’ils soient semblables ou opposés.

Aristote :

  • L’homme est un “animal politique”, il est fait pour vivre en société, il serait sinon à l’état sauvage ;
  • Pour Aristote, il y a deux “autrui” particuliers : la femme et l’esclave, qui sont faits pour être commandés par l’homme, maître par nature. L’esclave n’est qu’une partie de son maître, seulement capable d’exécuter des tâches.
  • L’ami est un autre soi-même, un alter ego, un semblable.

Montaigne :

  • L’amitié entre Montaigne et La Boétie est unique : “parce que c’était lui ; parce que c’était moi” , c’est un Autrui majuscule, “la chose la plus rare à trouver au monde” ;
  • Montaigne décrit des indigènes du Brésil, considérés comme cannibales et barbares ; pourtant, tout est relatif, il s’agit d’une autre culture où, par exemple, le mensonge est exclus, ce qui les rend moins barbares que certaines cultures occidentales.

Hobbes :

  • Dans l’état de nature : l’homme est un loup pour l’homme, il faut rivaliser avec autrui pour la conservation de soi ;
  • Dans l’état de société, l’État a le “monopole de la violence légitime” : c’est le pacte social où chaque homme renonce à une partie de sa liberté pour la confier à un pouvoir souverain ;
  • Nous nous méfions pourtant encore des autres, de la nature humaine, même si nous ne sommes plus dans un monde sauvage où règne la loi du plus fort.

Descartes :

  • Autrui n’est peut-être qu’une illusion douteuse, les autres hommes que je vois sont peut-être “des hommes feints qui ne se remuent que par des ressorts” ;
  • Descartes pratique le solipsisme en mettant en doute tout ce qu’il perçoit par ses sens et même son environnement et les hommes qui le composent, c’est sa voie pour découvrir le cogito “Je pense donc je suis”.

La Rochefoucauld :

  • L’homme est fait pour vivre avec d’autres hommes, mais appartenant à la même société, celle des “honnêtes gens” ;
  • Il faut vivre en société, mais en sachant garder une certaine distance avec autrui, pour ne pas se montrer ce que nous sommes vraiment.

Spinoza :

  • L’imitation des affects nous fait ressentir la joie ou la tristesse d’autrui s’il est notre semblable ;
  • Cette possibilité de vivre les mêmes émotions, d’être en empathie avec autrui, nous permet de nous améliorer, de “persévérer dans notre être” (c’est la notion de conatus).

Malebranche :

  • Nous avons déjà beaucoup de mal à nous connaître nous-mêmes, comment pourrions-nous connaître autrui sans nous tromper ?
  • Notre connaissance étant limitée, autrui reste un mystère : nous ne pouvons pas connaître sa nature intime, son essence, nous ne pouvons que faire des conjectures.

La Bruyère :

  • Les échanges avec autrui, dans la société aristocratique de Louis XIV, sont fondés sur la flatterie, sur le paraître ;
  • Le monde est plein de toutes sortes de caractères, des “autrui” différents, il vaut mieux accepter cette diversité pour pouvoir mieux la supporter.

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Le Sujet La Conscience

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2.a. Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

2.b. Des « Autrui » et des hommes – La philosophie moderne

2.c. Des « Autrui » et des hommes – La philosophie contemporaine

3. Autrui : Celui qui me lèse ou celui qui m’enrichit ?

4. Autrui – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, avril 2019.