Bac Philo – I.4. Autrui – Fiche n° 2.c. Des “Autrui” et des hommes – La philosophie contemporaine

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Source : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre – artistikreso.com

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie I. Le Sujet – Chapitre 1. Autrui – Fiche n° 2.c. Des “Autrui” et des hommes – La philosophie contemporaine

Fiche n° 2.c. – Des “Autrui” et des hommes – La philosophie contemporaine

Introduction

Avec ce troisième et dernier volet, nous parcourerons les notions d’autrui depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours. Depuis l’autrui chose inerte sans humanité nous amenant à l’étranger en nous-mêmes, nous croiserons le phénomène d’autrui, des pronoms personnels et démonstratif, autrui qui conditionne mon existence et qui me rend honteux par son regard, le visage éthique qui me rend responsable. Nous chercherons à savoir si la Femme est un autrui comme tout le monde, et, enfin, ce que serait un monde sans autrui, un paradis là où “l’enfer, c’est les autres” ?

Des “Autrui” et des hommes – La philosophie contemporaine

Simone Weil (1909-1943)

Autrui, chose inhumaine

Voici une autre interprétation de l’amour du prochain, celle de Simone Weil. La rencontre se fait ici avec un autrui qui a tout perdu de son humanité et qui n’est plus qu’une “chose inerte et passive “(S. Weil, Attente de Dieu). Le prochain n’est plus un semblable, et nous devons lui porter une attention qui va créer à nouveau son humanité.

Celui qui étant réduit par le malheur à l’état de chose inerte et passive, revient au moins pour un temps à l’état humain par la générosité d’autrui, celui-là, s’il sait accueillir et sentir l’essence véritable de cette générosité, reçoit à cet instant une âme issue exclusivement de la charité. Il est engendré d’en haut à partir de l’eau et de l’esprit. Simone Weil, Attente de Dieu.

C’est l’attention portée qui redonne une existence à cet autrui qui n’était quasiment plus un être. Le terme “attention” vient du latin adtentio, application d’adtendere, tendre vers. Il ne s’agit pourtant pas ici de tendre la main vers celui qui est vulnérable parce qu’il est vulnérable ou misérable, mais parce qu’il est humain.

Autant il est difficile d’écouter vraiment un malheureux, autant il lui est difficile de savoir qu’il est écouté seulement par compassion. Ibid.

La compassion, le fait de souffrir avec, ne va pas suffire. Elle ne fait que garder au malheureux son rôle de malheureux. Il faut “écouter vraiment leur voix comme on écoute une parole”.

Etrange étranger

Il faut donc aller au-delà de la simple compassion du fort vers le faible. Et puis garder à l’esprit que les rôles peuvent s’inverser.

Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : aimer soi-même comme un étranger. S. Weil, La Pesanteur et la Grâce.

L’étranger, c’est, étymologiquement, celui qui vient du dehors, qui est extérieur. Cet étranger en nous, cet autrui intérieur et extérieur à la fois, c’est une part d’invisible en nous comme en autrui, sur laquelle nous gagnerons certainement à porter quelque attention.

Edmund Husserl (1859-1938)

Le phénomène d’autrui

La phénoménologie est le “mouvement philosophique inauguré par Husserl en vue de fonder la philosophie comme science rigoureuse sur le modèle de la mathématique, en se donnant pour règle de revenir “aux choses mêmes”, aux phénomènes.” (Morfaux). Les phénomènes, ce sont, étymologiquement, les choses qui apparaissent (du grec phainomena). En l’occurrence, c’est ce qui apparaît à notre conscience, conscience qui est toujours, selon Husserl, conscience de quelque chose. Dans le cas présent, quelle différence y aura-t-il entre le phénomène où apparaît une chose, un objet, et le phénomène où apparaît autrui ?

Le sujet est dans une double dimension  : l’immanence, son identité propre dans laquelle il demeure (je suis moi) ; et la transcendance où le sujet va dépasser cette identité (je veux apprendre à philosopher). La conscience, immanente, va se dépasser en s’ouvrant à l’extériorité qu’est le phénomène, elle va se transcender (voir les termes “immanent” et “transcendant” dans le Carnet de Vocabulaire).

La grande transcendance

Alors quelle différence “phénoménale” entre un simple objet et la présence d’autrui pour la conscience ? C’est le regard d’autrui qui va amener la conscience à une plus grande transcendance :

Ainsi Husserl montre-t-il comment, à partir de l’analogie entre des corps animés qui se perçoivent comme tels et perçoivent qu’ils se ressemblent, c’est seulement “sous le regard d’autrui” que le Moi s’arrache à l’illusion de se suffire à lui-même. Se libérant de soi en s’exposant à l’autre, il s’affirme authentiquement comme subjectivité. Renaut, Leçons de la Philosophie. La conscience ne se porte plus uniquement vers ou sur elle-même, comme dans le solipsisme cartésien. La présence d’autrui amène la conscience à quitter sa demeure solitaire, son immanence, pour aller vers l’intersubjectivité, et ainsi, ne plus être un sujet parmi des choses, mais un sujet humain parmi d’autres sujets humains. Les hommes feints mus par des ressorts que voit Descartes par sa fenêtre se sont changés en autres soi-même, en alter ego, en humanité.

Il n’y a d’humanité que par ouverture à un altérité. Il s’agit de celle de “l’autre homme” : c’est l’“approche du prochain” qui invite le sujet à cette “sortie de soi” par laquelle seulement “il tranche sur l’être” en rompant avec le monde des choses. Renaut, Op. cit.

Les choses ont pris vie sous la forme d’autres consciences, d’autres sujets, et ces phénomènes ont permis à la conscience de se transcender, en devenant conscience parmi d’autres, conscience de quelque chose et surtout conscience de quelqu’un.

Marcel Buber (1878-1965)

Je, Tu, et réciproquement

Buber est considéré comme le philosophe de la réciprocité. Cette notion de relations mutuelles et équivalentes entre personnes se fonde sur la communication et la linguistique. Buber a justement étudié de nombreuses langues. En 1923, il publie Je et Tu, ouvrage où il développe la notion d’altérité.

Je m’accomplis au contact du tu, je deviens je en disant tu. Tout vie réelle est une rencontre. Buber, Je et Tu.

Selon Buber l’homme est un être de dialogue : pour s’accomplir, autrement pour se réaliser pleinement et donc être lui-même, il doit instaurer un véritable dialogue avec autrui. Il devient lui-même, “Je”, lorsqu’il prononce le mot “Tu” qui fait exister aussi pleinement l’autre, et par réciprocité, donne l’existence réelle au “Je”.

“Tu” n’est pas n’importe qui

Autrui, “Tu”, se différencie du monde des choses, des objets, du “Cela”.

Le monde en tant qu’expérience relève du mot fondamental Je-Cela. Le mot fondamental Je-Tu fonde le monde de la relation. Ibid.

Le monde du “Cela” est celui de la négation de l’altérité. Nous pouvons toujours tutoyer nos plantes vertes, leur parler en croyant que cela aura un effet sur “Cela”. Mais nous allons attendre longtemps la réponse de la plante. Alors que, si nous adoptons une attitude de dialogue avec autrui, si nous nous tournons vers autrui, même parfois sans mots, nous allons nous rencontrer autrui et moi, “Tu” et “Je”.

Lorsque, placé en face d’un homme qui est mon Tu, je lui dis le mot fondamental Je-Tu, il n’est plus une chose entre les choses, il ne compose pas de choses. Il n’est pas Il ou Elle, limité par d’autres Ils ou Elles, un point détaché de l’espace et du temps et fixé dans le réseau de l’univers. Il n’est pas un mode de l’être, perceptible, descriptible, un faisceau lâche de qualités définies. Mais sans voisins et hors de toute connexion, il est le Tu et il emplit l’horizon. Non qu’il n’existe rien en dehors de lui : mais toutes choses vivent dans sa lumière. Ibid.

Autrui devient, avec le dialogue, un être singulier, qui ne se confond avec rien d’autre, ni les choses, ni les autres êtres. Nous avons ici la notion de transcendance : autrui n’est pas un point fixe, défini. Il dépasse la perception, la description. Et son existence singulière éclaire le monde de “sa lumière”. Ce caractère unique et singulier d’autrui établi dans le dialogue du “Je-Tu” se retrouve métaphoriquement dans ce dialogue de Saint-Exupéry, entre le Petit Prince et le Renard :

Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince.

Il y a d’un côté les Ils et les Elles, Il y a le monde des choses. Lorsque la rencontre avec autrui intervient, lorsque le mouvement du dialogue s’établit, “l’homme devient je au contact du tu.” (Buber, Op. cit.). “Je” et “Tu” deviennent “nous” : autrui n’est plus n’importe qui.

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Nous sommes donc je pense

Sartre pose autrui comme condition de notre existence. Le cogito de Descartes découvrait sa propre conscience en même temps que l’existence de celle-ci, mais à l’écart de tout autre être ou chose, puisque tout était mis en doute. Sartre reprend le travail commencé par Descartes, en le posant comme fondation de l’existence véritable du sujet.

Il ne peut y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis, c’est la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. Sartre, L’existentialisme est un humanisme.

Le “point de départ” est là : je me découvre comme conscience, comme sujet, grâce au cogito. Sartre va ajouter autrui à la subjectivité cartésienne et produire ainsi la subjectivité existentialiste : l’intersubjectivité.

(…) nous avons démontré que dans le cogito, on ne se découvrait pas seulement soi-même, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre, et l’autre est aussi certain que nous-mêmes. Ibid.

Nous arrivons donc à une nouvelle formulation du cogito, qui pourrait être : “je pense donc nous sommes”. Et nous verrons plus loin l’influence que peut avoir le “tu penses” sur le sujet “je”. Notre existence et celle d’autrui sont une certitude. Autrui est même la condition de notre existence.

Ainsi, l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. (…) Pour obtenir une vérité sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Ibid.

“Nous sommes donc je pense”. Sans autrui, il nous est impossible d’exister, mais aussi de nous connaître. La devise socratique “Connais-toi toi-même” ne nous sera donc d’aucune aide si autrui n’est pas présent. Mais sa présence peut nous faire découvrir un aspect de son moi qui n’est pas forcément très agréable.

Dé-couvert de honte

Dans L’Être et le Néant, Sartre décrit une situation où la conscience se modifie et se découvre elle-même, par la présence du regard d’autrui.

Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou d’une serrure. Je suis seul et sur le plan de la conscience non-thétique [la conscience qui ne se prend pas pour objet de réflexion, “conscience irréfléchie”] (de) moi. Cela signifie d’abord qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien, donc, à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Sartre, L’Être et le Néant.

Je regarde, j’écoute ce spectacle, je suis entièrement à ce que je fais et donc entièrement ce que je fais. Ma conscience ne réfléchit pas, ni sur cette situation, ni sur elle-même : “elle est mes actes”. Je suis dans une pure conscience “irréfléchie”.

Or, voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu’est-ce que cela veut dire ? (…) D’abord, voici que j’existe en tant que moi pour ma conscience irréfléchie. (…) Mais voici que le moi vient hanter ma conscience irréfléchie. (…) Cela signifie que j’ai tout à coup conscience de moi en tant que je m’échappe, non pas en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j’ai mon fondement hors de moi. Je ne suis pour moi que comme pur renvoi à autrui. Ibid.

J’étais entièrement à ce que je faisais – écouter par la porte, regarder par le trou de la serrure – et voilà qu’autrui me regarde et que je prends conscience de ce regard sur moi. Je passe de la conscience irréfléchie de l’acte à la conscience réflexive : je prends conscience de mes actes, du “moi” qui est en train d’agir. Je prends conscience de moi parce que je prends conscience que je suis “objet pour autrui”. Autrui me regarde dans cette situation : que va-t-il penser de moi ? Ou plutôt, qu’est-ce que je pense qu’il va penser de moi (puisque je ne peux pas connaître les pensées d’autrui) ?

C’est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d’autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître, la situation de regardé. Or, la honte (…) est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. (…) Ainsi, originellement, le lien de ma conscience irréfléchie à mon ego-regardé est un lien non de connaître mais d’être. Ibid.

Autrui va connaître un aspect de mon Moi, je vais être celui qui regarde : je suis cet être que je ne connaissais pas avant qu’autrui me regarde et me le fasse découvrir. Nous passons du “Connais-toi toi-même” au “Sois toi-même”. J’existe – ou du moins une partie de moi existe – parce qu’autrui est : “Tu es donc tu penses, donc je pense, donc j’ai honte, et donc je suis”.

Emmanuel Levinas (1906-1995)

Le mot-clé : le Visage

Chez Levinas, le mot-clé pour désigner autrui, c’est le “visage”. Il ne s’agit pas ici de l’aspect purement physique de cette partie du corps, ici aussi, “l’essentiel est invisible pour les yeux” (Saint-Exupéry, Le Petit Prince). Autrui n’est pas un autre moi, un alter ego. Il n’est pas mon semblable ni mon égal, il n’est pas comparable. Il n’est pas un objet. Il ne s’inscrit pas dans un contexte social ou historique. La relation avec le visage est éthique : le sujet va se tourner vers autrui comme absolument Autre.

La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage. Cette façon ne consiste pas à figurer comme thème sous mon regard, à s’étaler comme un ensemble de qualités formant une image. Le visage d’Autrui (…) s’exprime. Levinas, Totalité et Infini.

Cette “expression” du visage d’Autrui dépasse toute pensée : elle est de l’ordre de l’infini. C’est pourquoi le visage ne peut se réduire à son aspect physique ou même à une idée que nous aurions en tant que nous sommes nous-mêmes un être fini.

L’expression d’Autrui

Mais alors que nous exprime le visage, que dit Autrui ? Il exprime d’abord qu’Autrui est mortel, et surtout il est celui que je peux nier totalement.

L’altérité qui s’exprime dans le visage fournit l’unique “matière” possible à la négation totale. Je ne peux vouloir tuer qu’un étant absolument indépendant, celui qui dépasse infiniment mes pouvoirs et qui par là ne s’y oppose pa s, mais paralyse le pouvoir même de pouvoir. Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. Ibid.

Autrui est mortel, il est donc vulnérable. Mais l’infini qui s’exprime dans le visage va résister sous la forme d’un commandement : “tu ne commettras point de meurtre” ; “tu ne tueras point”.  C’est cette “expression originelle” qui va paralyser le pouvoir en empêchant le meurtre par la “résistance éthique”. De ce commandement de ne pas tuer va découler notre responsabilité envers autrui :  nous devons répondre à l’appel d’autrui.

Car la présence en face d’un visage, mon orientation vers Autrui ne peut perdre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité, incapable d’aborder l’autre les mains vides. Ibid.

Être face à Autrui, au visage, à sa vulnérabilité et à sa misère, ne peut et ne doit connaître qu’une seul réponse : prendre soin de lui, sans rien en attendre. Et cette responsabilité qui nous incombe n’est pas cessible : nous ne pouvons nous en défaire en prétextant que cela ne dépend pas de nous, que nous n’y pouvons rien. C’est la même responsabilité qu’exprime Saint-Exupéry :

Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

L’absence de réponse à l’appel d’Autrui, au commandement du visage, ne nous dédouanera pas de notre responsabilité. Nous devrons en répondre, envers et contre tout, d’une manière ou d’une autre, y compris devant notre propre conscience. Tout comme l’oeil poursuivait la conscience de Caïn jusque dans sa tombe (voir le chapitre sur la notion de Conscience).

Simone de Beauvoir (1908-1986)

La Femme n’est pas un coupe-papier

L’existentialisme de Sartre prône que l’existence précède l’essence : à l’inverse du coupe-papier dont la nature, l’essence, la raison d’être, sont conçues avant même qu’il ne soit créé ; nous ne venons pas au monde avec un but prédestiné. Nous devons définir ce que nous sommes, ce que nous voulons être, après que nous ayons surgi dans le monde. C’est ce que va exprimer Simone de Beauvoir en évoquant l’autrui singulier qu’est la Femme.

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

La femme n’existe pas avant même de venir au monde. L’enfant qui naît n’est pas a priori sexué. Le nourrisson va explorer le monde sans l’appréhender ou le comprendre au moyen de son sexe. la perception par les sens n’est au départ ni mâle ni femelle : les yeux, les oreilles, la peau, etc. n’ont pas de genre dans les premiers âges de la vie. Mais c’est là que la médiation d’autrui va intervenir.

Quoique…

La fin d’année approche. Les grandes enseignes distribuent les catalogues des jouets destinés à enrichir les lettres au père Noël, à orner les pieds des sapins, et à finir au service après-vente pour dysfonctionnement ou vendus aux enchères sur Internet. Certaines pages des catalogues sont bleues, d’autres roses. Les photos d’illustration montrent le garçon ravi de revêtir son costume de super-héros doté d’impressionnantes épaules et de brandir un sabre laser fluorescent, pendant que la fillette costumée en princesse berce son poupon devant des licornes multicolores ébahies. On ne naît pas fillette, on le devient sur papier glacé. C’est glaçant. Avant même la naissance, la chambre se parera des couleurs idoines selon le sexe culturellement présumé de l’enfant à venir. Difficile dans ces conditions de rester existentialiste et de continuer à croire que nous pouvons devenir ce que nous voulons être vraiment. La Femme, cette autre que l’homme, est placée au même niveau existentiel que le coupe-papier. “Tu seras une femme, ma fille, et maintenant file dans ta chambre pour y faire ménage et ordre.”

Alors comment échapper à ce destin, et faire en sorte que l’existence précède à nouveau l’essence, quel que soit le sexe concerné ? Comme quasiment toujours, il faut trouver une troisième voie, et cesser de vouloir faire “toujours plus de la même chose” :

Si la “question des femmes” est si oiseuse, c’est que l’arrogance masculine en a fait une “querelle” : quand on se querelle, on ne raisonne plus bien. Ce qu’on a cherché inlassablement à prouver c’est que la femme est supérieure, inférieure ou égale à l’homme (…). Si on veut tenter d’y voir clair il faut sortir de ces ornières ; il faut refuser les vagues notions de supériorité, infériorité, égalité qui ont perverti toutes les discussions et repartir à neuf. Ibid.

Quitter la quête vaine de la comparaison, du rapport à autrui selon la supposée valeur de sa différence, ici sexuelle, pour retrouver – ou trouver – une liberté véritable  : être condamné à être vraiment libre. Et alors pouvoir paraphraser Sartre en affirmant que “la femme est responsable de ce qu’elle est”.

Michel Tournier (1924-2016)

Y a quelqu’un ?

Nous allons terminer ce voyage au pays d’autrui par l’évocation d’un monde d’où autrui aurait totalement disparu. Ce n’est pas l’illusion d’un retour à l’état de nature comme celui du bon sauvage de Rousseau ou de celui de Hobbes où l’homme est un loup pour l’homme. Ici, il n’y a plus personne, plus de sauvage, plus de loup, enfin, plus précisément, il n’y a plus d’autrui.

Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Michel Tournier, écrivain et philosophe, reprend l’histoire de Robinson Crusoë, rescapé d’un naufrage se retrouvant sur une île déserte. Qui dit désert, dit seul au monde. Que deviendrions-nous dans un monde sans autrui (le “nous” de l’écriture formelle gagnerait ici à n’être plus qu’un “je”) ?

Dans les premiers temps, Robinson imagine encore que l’île n’est peut-être pas déserte, qu’elle est peuplée d’êtres humains encore invisibles pour l’instant. Il continue en parallèle un dialogue imaginaire avec ses compagnons infortunés, disparus corps et âmes avec le naufrage de leur navire.

Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail. Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique.

Un monde sans autrui deviendrait peu à peu un monde sans humanité, quand bien même y subsisterait un dernier et unique représentant de l’espèce humaine. L’homme se construit au contact de ses semblables : ils (et elles) sont donc j’existe et je deviens. Sans la présence d’autrui, quel intérêt de conserver encore l’usage de la parole ? Et comment percevoir le monde, sa réalité, son “échelle”, sans la présence d’autrui ?

Point de vue, réalité ou illusion du monde

Quant Protagoras proclame que “l’homme est la mesure de toutes choses” (voir la fiche de lecture du Théétète de Platon), Robinson découvre qu’autrui est en fait la mesure de toutes choses.

Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités. Ibid.

Robinson ne dispose plus que de son seul point de vue. Il voyait son île, sa réalité, à la “lumière” de ce qu’il supposait existant – des habitants l’observant – ou ayant existé, mais disparu tout en étant encore présent dans sa mémoire – ses compagnons de naufrage.

Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent. Ibid.

Devant ce monde, cette île, ces choses qui l’environnent, il devient difficile d’affirmer leur caractère réel ou illusoire, de différencier le rêve de l’éveil. Robinson va être alors amené à distinguer deux sortes de connaissances : la connaissance par autrui et la connaissance par soi-même. Il compare la connaissance par autrui à un sujet prenant la forme d’une chandelle, qui éclaire par ce moyen les objets et ainsi les connaît. Ce “mythe de la chandelle” ne fonctionne que si c’est un autrui-sujet qui observe – et connaît ainsi – les objets que je connais parce qu’ils sont à moi, autre sujet. La connaissance par soi-même – ou connaissance primaire – revient à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul sujet et des objets connus ou à connaître.

Dans l’état primaire de la connaissance, la conscience que j’ai d’un objet est cet objet même, l’objet est connu, senti, etc., sans personne qui connaisse, sente, etc. Il ne faut pas parler ici d’une chandelle projetant un faisceau lumineux sur les choses. A cette image il convient d’en substituer une autre : celle d’objets phosphorescents par eux-mêmes, sans rien d’extérieur qui les éclaire. Ibid.

Dans un tel mode de connaissance, tout devient sujet ou tout devient objet. Ou, autrement dit, le sujet devient objet et l’objet devient sujet. Existe-t-il alors encore, dans ce monde sans autrui, dans cette fusion totale du sujet et de l’objet, une conscience de quelque chose, ou même une simple conscience ? Ou ne reste-t-il qu’une seule substance, dans une vision digne de Spinoza, mais proche d’un néant vertigineux ?

En bref/L’essentiel

Simone Weil :

  • Lorsque nous rencontrons un autrui qui a perdu son humanité, qui n’est plus qu’une “chose inerte et passive”, nous devons lui porter notre attention, et pas seulement par compassion, mais en l’écoutant vraiment ;
  • Les rôles peuvent un jour s’inverser : nous devons nous aimer nous-mêmes comme si nous étions un étranger, et non un simple “prochain”.

Husserl :

  • Autrui est un phénomène dont nous prenons conscience, mais il diffère de n’importe quel phénomène ;
  • Le regard d’autrui va amener la conscience à se transcender, à dépasser sa subjectivité pour aller vers l’intersubjectivité, à sortir de soi pour aller vers l’altérité.

Buber :

  • L’homme est un être de dialogue : en dialoguant avec autrui, en prononçant le mot “Tu”, il existe en tant que “Je” ;
  • Autrui, “Tu”, se différencie du monde des choses, du “Cela” : autrui est un être singulier, autrui n’est pas n’importe qui.

Sartre :

  • Autrui est la condition de notre existence, il est aussi indispensable à la connaissance de nous-mêmes ;
  • Le regard d’autrui va nous révéler un aspect de notre Moi, perçu depuis l’extérieur de nous et que nous ne connaissions pas : c’est la honte éprouvée lorsque nous sommes surpris par le regard d’autrui dans une situation gênante.

Levinas :

  • Autrui chez Levinas, c’est le visage de celui qui n’est pas mon semblable, qui dépasse la simple image d’un visage pour être de l’ordre de l’infini et de la relation éthique ;
  • Autrui, son visage, me commande de prendre soin de lui, plus vulnérable que moi, il en appelle à ma responsabilité.

Simone de Beauvoir :

  • L’autrui qu’est la Femme est le produit d’une civilisation, de la médiation d’autrui qu’est l’homme ;
  • Ce destin préparant à devenir et à être une femme selon les critères culturels peut être dépassé : il faut cesser de vouloir comparer ou évaluer les différences pour trouver la liberté véritable d’être, d’être “condamné à être libre”.

Tournier :

  • Si aucun autrui n’existait, le monde serait sans humanité, sans aucun autre point de vue possible ;
  • Dans un monde sans autrui, la confusion se ferait entre sujet et objet, jusqu’à une possible disparition de la plus simple conscience.

Thème et notions connexes

Thème Notions connexes Fiches “Autrui”
Le Sujet La Conscience

La Perception

L’Inconscient

Autrui

Le Désir

L’Existence et le Temps

1. Autrui – De quoi parlons-nous ?

2.a. Des “Autrui” et des hommes – De l’Antiquité à l’âge classique

2.b. Des « Autrui » et des hommes – La philosophie moderne

2.c. Des « Autrui » et des hommes – La philosophie contemporaine

3. Autrui : Celui qui me lèse ou celui qui m’enrichit ?

4. Autrui – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, avril 2019.