#Philovember 18. Autrui : Celui qui me lèse ou celui qui m’enrichit ? #Philosophie #Autrui

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Source : Musée National de l’Histoire de l’Immigration

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Autrui : Celui qui me lèse ou celui qui m’enrichit ?

Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. Antoine de Saint-Exupéry.

Introduction

En 2017, la population mondiale a été estimée par la Banque Mondiale à plus de 7,5 milliards d’êtres humains. Par comparaison, ce nombre était autour de 3 milliards d’individus en 1960. Voilà qui fait beaucoup d’”autrui”, de “frères” humains, et de probabilités de différence. Cette “abondance” d’autrui a conduit certains États à se fédérer. L’Union Européenne a fait un pas vers une réduction relative des différences entre ses États membres en introduisant une monnaie unique, l’Euro, en 2002. L’objectif était de limiter les spéculations sur les différentes devises existant avant cette monnaie unique. Ici, la différence, liée aux devises et aux spéculateurs menaçait de léser les pays concernés. La monnaie unique était la réponse à la mondialisation et permettait de faciliter les échanges entre États membres, avec une perspective d’enrichissement au niveau européen. Lorsque Saint-Exupéry fait cette affirmation : “Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis.”, il ne s’agit pas du domaine financier, mais d’une autre richesse, liée à la différence entre les êtres humains. Il s’agit pourtant bien d’économie, si nous considérons l’étymologie de ce terme, qui vient du grec oikos, qui signifie maison, et nomos, administration. Comment administrer au mieux cette “maison” emplie d’humains liés par une certaine fraternité, fondée sur une volonté d’égalité, tout en faisant une force de nos différences ?

Frères humains, qui après nous vivez

Du singulier au dialogue

La clé de voûte de cette citation de Saint-Exupéry est ce “mon frère” autour duquel se fonde l’affirmation de cette différence “positive”. Nous allons distinguer les deux termes contenus dans cette “clé”, en abordant successivement l’adjectif “mon”, puis le substantif “frère”.

“Mon” est un adjectif possessif qui “exprime une relation interpersonnelle entre le locuteur je et la personne que désigne le substantif” (cnrtl.fr). Le substantif, c’est-à-dire le nom, est ici le “frère”. La relation induite par l’adjectif possessif “mon” implique donc un lien entre celui qui exprime la notion de possession et celui qui est l’être objet de cette possession. Nous reviendrons sur cette fraternité exprimée. La relation est “interpersonnelle”, autrement dit intersubjective : deux sujets, deux consciences, sont en relation. C’est la condition première et essentielle pour qu’un dialogue puisse s’établir. Le terme “dialogue” vient du grec dialogos, entretien, de dialegein, discourir l’un avec l’autre (Morfaux). Il y a donc ici deux sujets, dont le lien entre eux est un préalable à une interaction, sous la forme d’un dialogue par exemple. La citation semble elle-même une phrase initiatrice d’un dialogue ou en faisant partie : le locuteur (nous appellerons ainsi Saint-Exupéry, celui qui est censé prononcer la phrase de la citation) s’adresse à quelqu’un pour lui exprimer son point de vue sur leur relation.

Toi le frère que je n’ai jamais eu

Le lien entre ces deux sujets prend la forme d’une fraternité : celui à qui s’adresse cette phrase est qualifié par le substantif “frère”. Le terme “substantif” signifie “une substance ou un être ayant une existence propre” (cnrtl.fr). C’est la confirmation de la coexistence de deux sujets, dont le lien n’est pas une simple possession au sens d’une “propriété” ou d’une appartenance physique – comme nous pourrions dire “mon smartphone”, mais un lien originel et symbolique. Originel parce que ce lien vient d’une origine donnée : nous pouvons supposer ici qu’il s’agit de deux êtres d’origine humaine, ne serait-ce que par le langage proprement humain, utilisé pour communiquer cette affirmation. Nous ne sommes pas dans un récit mythologique faisant intervenir des êtres fabuleux, même si l’ouvrage Citadelle, auquel est attribué cette citation (voir en fin d’article les notes sur cette citation), est construit autour de l’histoire d’un “vieux prince des sables qui forme lentement son fils à la sagesse et au gouvernement des hommes” (note de l’édition de la Pléiade – voir bibliographie). Nous ne sommes pas non plus dans une fable comme celle où le loup condamne l’agneau de part son lointain lien fraternel avec un autre agneau qui troubla son breuvage. La fraternité s’établit donc entre deux hommes. Le lien est symbolique : la notion de fraternité est utilisée comme une analogie avec le lien génétique, héréditaire, entre deux frères “de sang”, c’est-à-dire deux êtres descendant directement des mêmes parents. Nous pouvons le déduire d’un autre extrait de Citadelle :

Force-les de bâtir ensemble une tour et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu’ils se

haïssent, jette-leur du grain. Citadelle, IX.

Nous sommes dans le cadre de la transmission d’un savoir relatif au “gouvernement des hommes”, comme nous l’avons indiqué plus haut dans la description synthétique de l’ouvrage. Le lien symbolique de fraternité se fonde sur l’origine humaine des deux êtres mis en présence par la citation. Celui qui est “mon frère”  a la même propriété que le locuteur d’être un humain, et donc d’appartenir à la même espèce biologique, ce qui le rend symboliquement mon frère, et génétiquement mon prochain, celui dont le génotype est proche du mien en l’occurrence.

L’origine des égalités

Les deux sujets mis en relation par cette citation ont donc un lien originel – ils sont humains – et symbolique – ils sont frères “d’espèce”. Ils présentent à la fois des caractères similaires – ce sont des hommes – et différents – ils ne sont pas frères de “sang”, leur génotype n’est pas identique en tous points. Ils possèdent tous deux un corps anatomiquement similaire, mais qui peut présenter des variations, comme la simple couleur des cheveux ou des iris, ou même les empreintes digitales. Il en est de même pour leur esprit : ils sont supposés parler la même langue, ou au moins se comprendre, même s’ils peuvent être issus d’une éducation et d’une culture distinctes. Nous avons donc deux êtres singuliers, par leurs caractéristiques et par leurs histoires individuelles, et nous avons cette relation qui tend vers une universalité liée à leur appartenance à l’espèce humaine. Devant cet ensemble de données, à la fois communes et disparates, pouvons-nous parler d’égalité, et, en allant plus loin, pouvons-nous caractériser cette potentielle égalité ? La citation s’introduit par une proposition conditionnelle : “Si tu diffères” est une hypothèse. L’égalité est potentielle : elle est en puissance d’être, comme dans l’exemple d’Aristote où la statue est en puissance d’être sculptée dans le bloc de marbre. Elle peut donc être ou ne pas être. Dans cette citation, une égalité est possible ou non : le choix du locuteur se porte vers l’hypothèse où elle ne serait pas. Et, sans doute plus précisément, vers le cas où elle ne serait pas totale, puisque celui à qui s’adresse cette hypothèse présente un caractère d’égalité “universelle” : il est “mon frère”. Il nous faut à présent examiner de façon plus approfondie cette inégalité singulière contenue dans une égalité universelle.

Ni tout à fait la même, Ni tout à fait une autre

“Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”

Nous avons vu que la mise en relation des deux sujets impliqués dans la citation posait la question de l’égalité : jusqu’à quel point sont-ils égaux, et jusqu’à quel point sont-ils inégaux, ou, pour utiliser le verbe de la citation, jusqu’à quel point diffèrent-ils ?

Examinons d’abord le caractère d’égalité “universelle”. Notre référence sera la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont voici le premier article :

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 mentionnait que “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”. Nous passons du terme “homme”, qui peut présenter une connotation de genre (l’homme et la femme) à l’être humain. L’être, c’est celui qui existe, et acquiert dès sa naissance le droit à la liberté et à l’égalité. Nos deux sujets – le locuteur et son “frère” – sont donc égaux en droits. Rien ne peut les différencier dans ce domaine. Nous retrouvons, à la fin de l’article 1er, la notion de fraternité qui doit guider la liberté qui est donnée d’agir, et d’agir en ce cas précis à l’égard d’autrui. Dans ce cadre, les sujets sont égaux en droits, libres et agissant “dans un esprit de fraternité”. Il nous faut maintenant étudier, par opposition à l’égalité de droit, l’égalité de fait.

Du semblable à la similitude

La notion de fait se réfère à une “donnée de l’expérience” (Morfaux) et relève de ce qui est objectif, c’est-à-dire d’une “réalité considérée comme indépendante du sujet connaissant.” (Ibid.). Un fait est que le locuteur n’est pas le frère “de sang” ou héréditaire de celui à qui il s’adresse. Un autre fait est que ce dernier est comme le locuteur un être humain. Il y a donc ici à la fois égalité et différence. Tentons de mieux catégoriser ces éléments de relation entre le locuteur et son interlocuteur, en examinant les notions de semblable, contraire et différent.

Ce qui est semblable, c’est ce qui présente une ressemblance. La ressemblance peut être plus ou moins forte : des jumeaux homozygotes – les “vrais” jumeaux – seront plus ressemblants que deux frères (ou deux soeurs). Notons qu’il subsiste ici une différence, même ténue, entre deux semblables. Pour autant, si Saint-Exupéry avait formulé sa phrase ainsi : “Si tu diffères de moi, mon semblable (…)”, nous aurions sans doute moins bien perçu le sens de ces niveaux d’égalité multiples. Une autre signification du terme semblable est sans doute plus proche du sens voulu par l’auteur du Petit Prince :

En particulier, “nos semblables” sont les autres hommes, surtout en tant qu’ils sont considérés, suivant la tradition judéo-chrétienne, comme ayant Dieu pour père commun, et comme faits à son image. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

La notion de fraternité, de frères dans un sens large, se présente à nouveau. Nous serions ici égaux en fait, par notre appartenance à une culture, à une tradition, autrement dit à ce qui se transmet. Nous avons donc des éléments en commun, du fait de cette tradition. Le contraire, c’est, étymologiquement (du latin contrarius), celui qui est en face, du côté opposé (Morfaux). Cette opposition totale ne s’applique pas ici, la formulation “Si tu diffères de moi, mon contraire (…)” confine à l’absurde ou à la tautologie, comme lorsque nous montons en haut. Nous en revenons donc à la notion de différence incluant des points communs. Compte tenu de l’égalité en droit qui prédomine sur celle en fait, et que nous avons vu par ailleurs que l’égalité en fait demeurait dans la notion de fraternité du fait d’être humain, nous allons fonder la suite de notre réflexion sur la notion de similitude, qui se définit comme suit :

Terme plus fort que ressemblance, indiquant qu’il y a entre deux ou plusieurs choses des éléments qui les rapprochent de façon évidente et universelle. Morfaux, Op. cit.

Nous sommes dans le “plus que” semblable : autrui est évidemment et universellement “mon frère” et il diffère de moi justement parce qu’il est “plus que” mon frère. Et c’est parce qu’il est ainsi qu’il peut m’enrichir.

Le vrai visage de l’humanité

Lorsque Saint-Exupéry utilise le verbe “s’enrichir”, il nous semble manifeste qu’il ne veut pas invoquer un enrichissement financier ou économique. Nous sommes plutôt ici sur un plan spirituel et/ou moral. Si nous conservons la notion d’augmentation, autrui, qui est “plus que” mon frère, peut me faire devenir “plus que” moi-même. Marx nous donne une piste parallèle entre la pauvreté dans le monde économique et celle dans le monde spirituel :

La pauvreté est le lien passif qui fait que l’homme éprouve le besoin de la plus grande des richesses : autrui. Marx, Ébauche d’une critique de l’économie politique.

Nous sommes par nature pauvres spirituellement par le manque d’autrui. Sous cette condition, nous ne pouvons que nous enrichir par la simple présence d’autrui. Dans la société socialiste qu’envisage Marx, une fois le partage des richesses établi entre tous, l’égalité de condition sociale fera que “l’humanité prendra son vrai visage” (Ibid.). Autrui va m’enrichir en me faisant devenir plus humain. Nietzsche insiste de son côté sur la nécessaire différence avec autrui. Il ne sera possible de dépasser notre condition humaine qu’en allant vers cet autre qui n’est pas notre semblable :

Je ne vous enseigne pas l’amour du prochain, mais l’ami. Que l’ami soit pour vous la fête de la terre et le pressentiment du Surhumain. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Nietzsche ne nous enseigne pas l’amour d’un autre identique à nous-mêmes, qui ne nous apportera rien d’autre que de nous maintenir dans notre condition actuelle. Il nous enseigne “l’amour du lointain et du futur” (Ibid.). Ce lointain, c’est cet autre qui diffère de nous et qui va ainsi nous permettre de nous dépasser. Nous allons aussi trouver chez Levinas un autre qui est infiniment “plus que” notre frère : c’est l’absolument Autre qui se présente à nous comme le Visage. Ce visage d’autrui est de l’ordre de l’infini, il est le visage d’un autrui vulnérable, qui nous commande de prendre soin de lui, et de devenir responsable de lui.

Car la présence en face d’un visage, mon orientation vers Autrui ne peut perdre l’avidité du regard qu’en se muant en générosité, incapable d’aborder l’autre les mains vides. Levinas, Totalité et Infini.

Ici aussi, autrui, qui diffère de nous par sa vulnérabilité, mais surtout qui nous commande de plus haut, puisqu’il est de l’ordre de l’infini, va nous enrichir en nous rendant plus humain, par la relation éthique qui va s’établir entre nous. Il nous reste à présent à explorer l’hypothèse implicitement rejetée par Saint-Exupéry, celle où autrui, qui diffère de nous, pourrait, malgré tout ce que nous venons d’envisager, nous léser. Cette hypothèse d’autrui qui diffère de nous et qui nous lèse est-elle réellement si lointaine ?

Si ce n’est toi, c’est donc mon frère

L’impossible frère

Après avoir examiné les notions d’égalité et d’un autrui qui nous enrichirait en nous conduisant vers plus d’humanité, nous allons envisager l’hypothèse d’un autrui qui nous lèserait par sa différence. Laissons un instant de côté cet autrui dans sa fraternité, pour tenter de chercher d’abord l’autrui qui diffère, avant même d’être qualifié de frère.

Si nous prenons une opposition basique de genre, considérons cet autrui qui serait “ma soeur”, autrement dit, quelle relation s’établit entre homme et femme, dans le cadre d’une fraternité élargie à l’appartenance au “genre” humain ?

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

Il nous faut ici sans doute intervertir locuteur et interlocuteur dans la citation de Saint-Exupéry pour mieux comprendre l’éclairage donné par Simone de Beauvoir : “Si je diffère de toi, mon frère, loin de m’enrichir, tu me lèses.” Le locuteur est alors une femme, parlant à un homme. Quand bien même l’homme est son frère d’humanité, tous deux appartiennent à une “civilisation” qui détermine ce que sera un enfant né de sexe féminin. Comme dans une pièce de théâtre, le rôle est déjà écrit, le personnage est déjà campé dans sa caractéristique de “figure” de “la femelle humaine”. Le texte de la pièce pourra présenter quelques variantes minimalistes, la petite fille jouera avec des poupées et des licornes dans une chambre où le rose sera la couleur dominante, quelle que soit la petite fille. Il semble difficile dans ce cas de pouvoir évoquer un enrichissement “humain” de la soeur par celui qui diffère d’elle, son frère, et même par ceux qui diffèrent des femmes – les hommes -, qui les cantonnent à des stéréotypes. Comment s’enrichir, comment ne pas être lésé(e) lorsqu’un tel appauvrissement de soi-même conduit à n’avoir qu’un seul devenir standardisé ? Mais, devant la discrimination, une égalité voulue comme pleine et entière serait-elle plus indemne d’appauvrissement ?

Trop d’égalité tue l’égalité

Oublions maintenant la discrimination de genre, et même toute discrimination, pour observer les effets d’une fraternité où l’égalité totale serait de mise. Lorsque Tocqueville découvre au XIXe siècle la démocratie en Amérique, il observe une société où l’égalité des droits règne entre les citoyens. Mais, comme tout régime politique, la démocratie a son revers, et c’est ici l’égalitarisme.

Les hommes en viennent à se ressembler, cultivent cette ressemblance et souffrent de ne pas se ressembler assez. Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

La tendance est à “une égalité parfaite des droits entre les membres d’une société, quelles que soient les inégalités naturelles, et ceci en tout domaine.” (Morfaux). Ici, le locuteur (moi) et l’interlocuteur (autrui, “mon frère”) ne doivent plus différer. Si autrui diffère de moi, il ne me lèse plus seulement moi-même, il va jusqu’à léser le fondement de la société. Trop d’égalité tue l’égalité, mais tue aussi les libertés individuelles, par l’uniformisation des moeurs. Celui qui diffère me lèse, celui qui diffère est dangereux. Je deviens moi-même dangereux si je veux exercer une liberté individuelle qui ne serait pas pleinement compatible avec la société égalitariste, qui confine alors au despotisme. C’est là qu’il nous invoquer à nouveau la Déclaration des Droits de l’Homme :

Art. 10. Nul de doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.

Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

La société, dans le cadre déterminé par la Loi, garantit la liberté d’opinion, de croyance et d’expression. Il est donc possible d’être “frères” en tant que membres de cette société, tout en ayant le droit de différer, par ces libertés que nous venons d’énumérer. Ainsi, même différents, nous pourrons nous enrichir par notre diversité. Terminons maintenant par une dernière différence, qui va nous placer sous le regard d’autrui, afin d’examiner si ce regard nous lèse ou bien nous enrichit.

Objet de honte, sujet de fierté

L’exemple du regard d’autrui va nous être fourni par Sartre avec la situation qu’il décrit dans son ouvrage L’Être et le Néant. Nous reprendrons ici comme lui l’écriture à la première personne du singulier. Je suis dans la situation d’un homme jaloux, regardant un “spectacle” par le trou d’une serrure. Je suis seul avec moi-même, l’esprit entièrement pris à ce que je fais, hors de tout jugement sur moi-même. Sartre qualifie cet état de “conscience irréfléchie” : je ne me juge point, et aucun autrui n’est présent qui pourrait modifier cet état. Voilà justement qu’un autrui entre en scène. Il me regarde, et, du coup, je prends conscience de ce que je fais, autrement dit, ma conscience se prend pour objet parce que je suis “objet pour autrui”. J’ai honte de moi.

C’est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d’autrui et moi-même au bout de ce regard (…). Or, la honte (…) est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien cet objet qu’autrui regarde et juge. Sartre, L’Être et le Néant.

Dans le dialogue implicite de la citation de Saint-Exupéry, nous avions deux sujets en présence. Ici, nous avons certes aussi deux sujets, mais dont l’un se perçoit comme objet pour l’autre. Comment considérer cet autrui-sujet qui diffère de moi-objet (et sujet malgré tout) : est-ce qu’il me lèse, ou est-ce qu’il m’enrichit ? Examinons comment se définit la honte :

Sentiment pénible de déshonneur, d’humiliation sous le regard d’autrui, quels qu’en soient le motif : faute morale, mais aussi tout échec, toute infériorité ressentie (pauvreté, laideur, maladresse). Morfaux, Op. cit.

Les différentes connotations évoquées en lien avec le sentiment de honte sont négatives : être déshonoré, humilié, se sentir inférieur, en écher, en faute morale tendent plus à se ressentir comme lésé plutôt qu’enrichi par ce “frère” qui me regarde. Pourtant, un élément peut nous orienter vers un enrichissement par ce regard et cette présence d’autrui. Sartre mentionne certes la honte, mais aussi la fierté. Les situations existent, où le regard d’autrui va faire naître en nous, non le sentiment de honte, mais celui de fierté. Saint-Exupéry décrit ces deux situations :

Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. Saint-Exupéry, Terre des hommes.

Le regard ici se porte sur deux situations : participer de cette misère rencontrée – comme l’évoquait aussi Levinas face à la vulnérabilité du visage -, et ressentir la fierté pour ce qu’autrui a accompli. Nous voyons ici que, d’une part, la honte va nous transcender en nous rendant responsable d’autrui ; et d’autre part, que la fierté va également nous faire dépasser notre condition pour aller vers plus d’humanité. Chacun pose sa pierre, chaque pierre va enrichir ce monde en le construisant. Ce chantier où chaque frère va apporter sa pierre singulière est celui qui aboutira à un surcroît d’humanité, une humanité enrichie de ces hommes différents changés en frères.

Conclusion

Dans ce monde empli d’”autrui”, nous avons vu s’établir un dialogue implicite entre deux sujets, lié par une fraternité incluant à la fois égalité et différence. Cette égalité se fonde sur une appartenance universelle à l’espèce humaine, engendrant des droits communs quelles que soient les différences. Paradoxalement, ces différences conduisent vers un autrui qui est au-delà de la seule fraternité, vers une plus grande humanité. Là où une discrimination sexiste va léser autrui lorsqu’il s’agit d’une femme, là où l’égalité va réduire les différences jusqu’à annihiler la moindre liberté individuelle, nous devons réaffirmer l’égalité de droit pour toutes et tous et les libertés fondamentales que sont la liberté d’opinion et de croyance et la liberté d’expression. Enfin, si autrui nous confond, en nous faisant éprouver de la honte envers nous-mêmes, souvenons-nous que cette honte est aussi constitutive de notre humanité, notamment envers la vulnérabilité que nous pouvons rencontrer. Et souvenons-nous qu’autrui peut aussi faire naître en nous la fierté d’être de ceux qui s’enrichissent de la différence d’autrui, et qui contribuent en retour à enrichir autrui par l’acceptation de cette différence indispensable à l’humain.

C’est un grand agrément que la diversité. Nous sommes bien comme nous sommes. Donnez le même esprit aux hommes ; Vous ôtez tout le sel de la société. L’ennui naquit un jour de l’uniformité. Antoine Houdar de la Motte, Fables nouvelles.

Que serait un monde sans différence, sinon un monde d’indifférents ?

Notes sur la citation

Malgré mes recherches dans différentes ouvrages de Saint-Exupéry, ainsi que dans différentes éditions, je n’ai pas pu retrouver textuellement la citation utilisée pour cet article. Elle est néanmoins fréquemment citée sur Internet, et utilisée notamment pour des dissertations de philosophie. Voici les extraits que j’ai pu identifier comme étant proches du sens donné par la citation en question.

Car il se trouve que j’ai compris le sens profond du sacrifice qui n’est point de t’amputer de rien

mais de t’enrichir. Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, CXII.

Dans ma civilisation, celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, XXV.

Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, VI.

Je reste bien entendu preneur de toute information sur l’origine précise de cette phrase attribuée à Saint-Exupéry.

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Voir aussi

Le Bac Philo.

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, mai 2019.

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