FL – Sénèque, De la Tranquillité de l’âme

Philosophie – Fiches de lecture


Retrouvez dix œuvres philosophiques majeures, dans les tomes 1 et 2 des Fiches de lecture de Philosophie ! (Cliquer sur l’image pour découvrir l’ouvrage)

Platon, Apologie de Socrate
Aristote, Éthique à Nicomaque
Épicure, Lettre à Ménécée
Arrien, Le « Manuel » d’Épictète
Descartes, Discours de la méthode

Spinoza, L’Éthique
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs
Nietzsche, Ecce Homo
Bergson, L’Évolution créatrice
Sartre, L’existentialisme est un humanisme

Découvrez aussi mes autres ouvrages :

Nous n'aurons pas le Temps - Éditions du Net
Syndrome du Funambule - Édition du Net

Fiche de lecture n° 33

Eléments contextuels

Éléments biographiques et doctrine générale

Sénèque, philosophe latin, naît à Cordoue en -4 av. J.-C. Il se suicide en 65 ap. J.-C., sur l’ordre de Néron. Sénèque fait partie de l’école stoïcienne ou “philosophie du portique”. Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, avait créé son école près d’une galerie couverte, d’où le nom de “portique” (du grec stoa, portique sous lequel enseignait Zénon – Morfaux).

Le stoïcisme est divisé en trois périodes : l’ancien stoïcisme (en Grèce : Zénon, Cléanthe, Chrysippe), le moyen stoïcisme (de la Grèce à Rome), le stoïcisme nouveau ou époque impériale (Rome : Sénèque, Épictète, Marc Aurèle).

La doctrine stoïcienne comprend trois parties : la logique, la physique, la morale. Les Stoïciens comparaient la philosophie au corps humain (Godin) :

  • Le squelette pour la logique, le bien-penser ;
  • La chair pour la physique, le bien-ordonner ;
  • L’âme pour la morale ou éthique, le bien-vivre.

C’est une “morale de l’acceptation” (Rosenberg) : accepter l’ordre naturel du monde et s’y conformer ; pratiquer l’apathie c’est-à-dire ne pas être esclave de ses passions (du grec a- privatif, et pathos, affection, impression sensible – cnrtl.fr).

Sénèque était le précepteur de Néron, il se suicida à la demande de ce dernier. Nietzsche le surnomme “le toréador de la vertu” (Le Crépuscule des Idoles). Ses principaux ouvrages sont : Des bienfaits, De la brièveté de la vie, De la clémence, Lettres à Lucilius, De la tranquillité de l’âme, De la vie heureuse. Pour Sénèque, la philosophie est une pratique quotidienne, c’est la quête d’une sagesse concrète et non encyclopédique. Il considère les anciens philosophes comme des guides et non comme des maîtres.

Aussi n’éprouve-t-il aucun scrupule à ranger Épicure parmi les prudentiores, auprès de qui l’on prend conseil, et à le mettre avec Zénon et Socrate parmi ceux dont l’exemple et le caractère ont eu une influence plus grande que les paroles et l’enseignement. E. Bréhier, Histoire de la philosophie.

Le caractère d’exemplarité de Socrate, lorsqu’il ingère de lui-même la ciguë qui va le faire mourir, se retrouve dans le “choix” du suicide par Sénèque, orienté malgré tout par l’ordre que lui donne Néron pour mettre à l’épreuve sa pratique du stoïcisme.

L’oeuvre

[Les éléments ci-dessous sont tirés de la notice sur le traité De la Tranquillité de l’âme, dans l’ouvrage Les Stoïciens, de E. Bréhier et P.-M. Schuhl – voir bibliographie].

La rédaction du traité De la Tranquillité de l’âme aurait débuté en l’an 49 : Sénèque a 53 ans et devient le précepteur de l’empereur Néron. Elle se serait terminée en 61 ou 62, année où Sénèque entre en disgrâce avec Néron. Ce traité est le second d’une série de trois, dédié à Annaeus Sérénus, préfet des vigiles (chargé de la lutte contre les incendies et la police nocturne – Wikipedia) et ami de Sénèque. Ce dernier accompagne Sérénus, adepte d’Epicure, vers le stoïcisme. Le premier traité, De la Constance, amène Sérénus à la doctrine de la philosophie du portique. Le dernier traité, De l’Oisiveté, évoque l’Otium, l’oisiveté ou le loisir, qui correspond à l’activité de méditation, de retraite contemplative, et qui s’oppose au negotium, les affaires publiques ou privées, et la politique. Ces trois traités montrent l’évolution de la pensée de Sénèque qui suit celle de sa vie personnelle : il recommande d’abord de pratiquer les deux activités, otium et negotium, puis privilégie l’activité méditative.

L’œuvre est structurée en trois parties : Sérénus expose ses difficultés à Sénèque, son “mal de mer” de l’âme. Sénèque lui répond et établit un diagnostic, puis il propose des remèdes au mal de Sérénus. Le texte présenterait une lacune entre la partie exposant les cas de restriction d’activité et la suite commençant par l’amitié et énumérant différentes conduites à tenir pour vivre dans la tranquillité de l’âme.

Plan du texte, synthèse et extraits

Note : la pagination renvoie à l’ouvrage d’Émile Bréhier et Pierre-Maxime Schuhl, Les Stoïciens, tome II, Gallimard.

Prologue. Sérénus expose son cas à Sénèque

Sérénus n’est “ni malade, ni bien portant.” Pourtant il ressent une faiblesse de l’âme. Il résume ses symptômes par “un très grand amour de la simplicité ». Des vêtements peu coûteux, une nourriture ordinaire, une maison décorée sobrement : voilà ce qui lui plaît. Le luxe l’étourdit : les armées d’esclaves, les dorures, les richesses “répandues dans tous les coins”.

Aussi je rentre chez moi non pas corrompu mais préoccupé ; je ne m’avance plus d’une façon altière au milieu de mes pauvres meubles ; une secrète morsure s’insinue en moi ; je me demande si ces belles choses ne valent pas mieux […]. pp. 660-661.

Sérénus pratique déjà le stoïcisme : il applique le précepte de s’engager dans les affaires publiques. Il est néophyte, mais connaît déjà Zénon, le fondateur de l’école stoïcienne, Cléanthe, son disciple, et Chrysippe, celui qui affirme ceci :

Le sage prendra part à la politique, si rien ne l’en empêche. D. Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 121.

Lorsqu’il rencontre des difficultés dans l’activité des affaires, Sérénus retourne au loisir, et enferme sa vie dans ses quatre murs. C’est le temps où l’âme se cultive. Mais parfois une lecture le stimule au point de vouloir retourner au forum pour y déclamer de grands discours. La forme du langage prend le dessus sur le fond : l’esprit s’écoute vaniteusement parler.

Quel besoin de composer des ouvrages qui dureront des siècles ? […] Tu crains qu’après toi on ne parle pas de toi ? […] Écris donc avec simplicité pour occuper ton temps, ton propre usage, non pour la publication : inutile de tant se travailler quand on écrit au jour le jour. pp. 661-662.

La faiblesse de sa volonté poursuit ainsi Sérénus. Il craint de devenir complaisant envers lui-même. Son âme est atteinte d’intranquillité.

Qui ose se dire à lui-même sa vérité ? […] C’est pourquoi, si tu as quelque remède pour arrêter ce flottement en moi, je te demande de croire que je mérite de te devoir la tranquillité. […] Pour t’exprimer par une image précise ce dont je me plains, je ne suis pas en butte à la tempête, mais je souffre du mal de mer. Déracine donc tout ce qu’il reste de malsain ; aide un homme qui est en vue de la terre, et qui souffre. p. 662.

Réponse de Sénèque

Sénèque compare l’état d’âme de Sérénus à la convalescence qui suit une maladie : la moindre fièvre ou le moindre malaise inquiètent les anciens malades.

Leur corps est suffisamment guéri, Sérénus, mais il n’est pas assez habitué à la santé. C’est comme le frisson d’une mer redevenue tranquille, ou d’un lac, quand il se calme après une tempête. p. 663.

La conversion de Sérénus au stoïcisme a déjà commencé. Sénèque nous fait comprendre qu’avec le franchissement de cette première étape le plus dur est fait : s’opposer à soi-même, se “faire violence”, pour parvenir à la confiance en soi. Sérénus est sur la bonne voie et s’est éloigné de ceux qui lancent de “fausses pistes”.

Ce que tu cherches, c’est une grande chose, une chose souveraine, toute proche de la divinité, c’est d’être inébranlable ; c’est cette assiette stable de l’âme, appelée en grec euthymia, sujet d’un remarquable ouvrage de Démocrite, et que j’appelle tranquillité. p. 663.

Le terme “thymie” signifie la tonalité affective de l’humeur. Ce mot vient du grec thumos, l’âme, le “principe de vie situé dans le cœur, siège de sentiments et des passions” (Morfaux). Nous le retrouvons dans la tripartition de l’âme selon Platon : l’âme désirante ou epithumia, l’âme irascible ou thumos, et l’âme rationnelle (nous ou logis­ti­kon). Le préfixe grec eu- signifie bon ou bien, comme dans “euthanasie”, la mort (thanatos) douce. L’euthymia, ce serait la bonne humeur, ou plutôt l’humeur bonne. Voici ce qu’en dit Démocrite :

Le bien suprême est l’égalité d’humeur, qui n’est pas identique au plaisir, comme certains l’ont compris par l’effet d’un malentendu, mais qui est une manière d’être où l’âme mène sa vie dans le calme et l’équilibre, sans être troublée par aucune crainte, superstition ou quelque autre passion.D. Laërce, Op. cit., IX, 45.

La tranquillité, c’est la vie heureuse, l’estime de soi et la joie sans passion. Il vaut mieux vivre en reconnaissant ses défauts que de feindre les “beaux sentiments” pour paraître honorable.

Description et symptomatologie des variétés du mal

Sénèque décrit quelques symptômes de ce mal qu’est l’intranquillité : sautes d’humeur, insomnie, manque de volonté.

Cela naît d’un déséquilibre de l’âme, de désirs timides et sans succès, chez des gens qui n’osent pas ou qui n’obtiennent pas autant qu’ils désirent ; se donnant tout entiers à l’espoir, ils sont changeants et mobiles, comme il sied à des esprits en équilibre instable. p. 664.

Les intranquilles satisfont leurs désirs par tous les moyens, et se confrontent au déshonneur de l’échec. Pris par le remords, ils se retrouvent esclaves de leurs désirs. Leurs troubles s’aggravent s’ils tentent de se réfugier dans la retraite pour fuit les échecs de la vie active. L’âme habituée à l’action tombe dans l’ennui et le “mécontentement de soi” :

[…] enlevez-lui [à l’âme] les divertissements que fournissent par elles-mêmes les occupations qui courent dans tous les sens, elle ne peut supporter le chez soi ; la solitude de ses quatre murs ; c’est de mauvaise grâce quelle se voit abandonnée à elle-même. p. 665.

Cet âme habituée à être toujours affairée, toujours divertie, et qui ne trouve pas le repos dans son “chez soi” rappelle immanquablement le constat de Pascal sur la place du divertissement chez l’homme.

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre. Pascal, Pensées, B. 139.

Pour Pascal, c’est la finitude de l’homme, sa nature mortelle, qui cause cette impossibilité de demeurer en repos, “chez soi”. Chez Platon, c’est le corps qui est la prison de l’âme, en la rivant au monde sensible, celui du désir et de la passion, et en l’empêchant d’atteindre le monde intelligible des Idées, celui de la raison. Pour les intranquilles, c’est l’âme qui est la prison du corps : les passions enfermées dans l’oisiveté (le repos) engendrent dans l’âme le dégoût de soi et l’insatisfaction.

Toute occasion [pour l’âme] de sortir de soi, de s’échapper à soi-même lui est agréable, surtout aux esprits les plus médiocres qui adorent se laisser dévorer par les occupations. Il y a des ulcères sur lesquels on porte irrésistiblement la main, au risque d’aggraver le mal, et que l’on gratte avec volupté ; le galeux prend plaisir à tout ce qui exaspère son mal hideux ; de même, dirais-je, pour les âmes en qui les passions ont fait éruption comme des ulcères pernicieux, la peine et les tourments qu’ils s’infligent deviennent un plaisir. p. 665.

Les intranquilles vont jusqu’à entreprendre “des voyages sans but”, assister aux jeux du cirque, pour fuir en vain le présent.

Comme dit Lucrèce : “Ainsi chacun ne cesse de se fuir lui-même”. A quoi cela sert-il, si on ne s’échappe pas à soi-même ? Car on se suit soi-même; importun compagnon qu’on n’arrive pas à semer. p. 666.

Cette impossibilité de se fuir soi-même s’illustre dans le cas extrême de Caïn, décrit par Victor Hugo dans son poème La conscience. Après avoir tué son frère Abel, Caïn tente de fuir sa propre conscience, qui prend la forme d’un œil le regardant sans cesse comme pour le juger d’avoir transgressé le commandement divin “Tu ne tueras point”. Voyageant au-delà des plaines, des montagnes et des mers, il arrive aux bornes du monde : l’œil est toujours là. Il fait construire une tour de pierre, puis creuser une fosse, et s’y fait emmurer comme dans un sépulcre : sa conscience est encore et toujours présente.

On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! » / Puis il descendit seul sous cette voûte sombre. / Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre / Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain, / L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. V. Hugo, La Légende des siècles.

Sénèque donne cette explication à nos tourments : ils ne viennent pas de notre environnement mais de nous-mêmes. Le dégoût de la vie pousse alors parfois jusqu’au suicide, par désespoir de vivre “toujours la même” chose”, sans en voir jamais la fin.

Remède proposé par Athénodore

Le nom d’Athénodore correspond à deux philosophes stoïciens : l’un, disciple de Posidonius et de Panétius, et l’autre, ami de Caton. C’est du premier que parlerait Sénèque : Athénodore de Tarse, formé à la pensée hellénique par Panétius, et précepteur de l’empereur Auguste (Cf. P. Grimal, Auguste et Athénodore).

Pour lutter contre le découragement, Athénodore prône de « s’engager à fond” dans l’activité politique, comme l’athlète qui entretient ses muscles par l’exercice physique.

Car, une fois prise la décision de se rendre utile à ses concitoyens et à tous les hommes, on s’exerce et on se perfectionne en même temps, si l’on se porte au fort même de l’action, en administrant, selon ses capacités, les affaires publiques et privées. p. 667.

L’action politique ne signifie pas obligatoirement une vie publique. Pour se prémunir de “l’ambition insensée des hommes” et des calomnies, mieux vaut “rendre service à chacun et à tous” en vivant à l’abri d’une retraite.

Si donc tu consacres aux études le temps que tu enlèves aux devoirs de société, tu n’auras pas trahi ni failli à ta mission. Il n’est pas le seul à faire la guerre, celui qui est en première ligne et qui soutient l’aile droit ou l’aile gauche ; on est aussi bien soldat en gardant les portes, en s’acquittant de ses fonctions à un poste qui, pour être moins périlleux, n’est pas de tout repos […]. p. 668.

Ce repli dans l’étude permet d’échapper au dégoût de la vie et à l’ennui. C’est être utile aux autres, et même s’attirer des amis.

Même obscure, la vertu ne reste jamais cachée ; elle donne des signes de son existence ; tous ceux qui en sont dignes sauront la reconnaître à ses traces. p. 668.

Mais le repli dans l’étude n’est pas le renoncement à tout lien social. Ce n’est pas le “désoeuvrement absolu” qui conduit à dilapider le temps qui nous est donné par la nature.

Combien voit-on de vieillards chargés d’ans, qui n’ont d’autre preuve à fournir de la longueur de leur vie, que le nombre des années ! p. 668.

Opinion personnelle de Sénèque

Face à la préconisation d’Athénodore de se replier dans une retraite pour se rendre utile à chacun et à tous, Sénèque privilégie une position plus souple. Celui qui recherche la vertu, plutôt que de se cacher dès que le sort lui est défavorable, doit accomplir ses devoirs sociaux “avec plus de ménagement”.

C’est pourquoi nous mettons notre fierté, nous autres [stoïciens], à ne pas nous enfermer dans les murs d’une seule ville ; nous étendons notre société à tout l’univers ; et nous déclarons que notre patrie est le monde, afin de pouvoir donner un champ plus vaste à notre vertu. p. 669.

Dans le traité De Otio, Sénèque distingue deux républiques : la petite qui est la Cité, le lieu de l’action politique où le sage sert un certain nombre d’hommes (les citoyens) ; la grande, qui “englobe les dieux et les hommes”, le lieu où le sage sert l’ensemble de l’humanité. Il faut accomplir sa fonction là où on est, même par une présence silencieuse.

Jamais l’action d’un bon citoyen n’est inutile ; on l’écoute, on le regarde ; par sa physionomie, par ses moindres gestes, par sa démarche même, il peut servir. Il y a des médicaments dont l’absorption ou le contact sont inutiles, et dont l’odeur à elle seule est efficace ; ainsi se répandent les bienfaits de la vertu, même si elle est lointaine et cachée ; qu’elle se propage et dispose d’elle-même en toute liberté, ou qu’elle ait des moyens d’agir mal assurés et soit forcée de carguer les voiles, qu’elle soit oisive ou muette, qu’elle soit enfermée à l’étroit ou qu’elle ait le champ libre, en quelque état qu’elle soit, elle est utile. pp. 669-670.

Il faut unir le loisir à l’action, même si elle ne se limite qu’à une action morale lorsque les obstacles sont trop grands pour permettre une vie active en politique. Sénèque prend l’exemple de la période où Athènes subit la tyrannie des Trente. La vie politique y était impossible, avec un sénat qui n’était qu’une “sinistre assemblée d’assassins et une funeste curie”. A cette époque, Socrate vivait à Athènes et soutenait ceux qui désespéraient de la république.

[…] à ceux qui voulaient l’imiter, [Socrate] offrait un grand exemple, en marchant comme un homme libre parmi les trente maîtres de la cité. Et pourtant c’est cet homme qu’Athènes elle-même fit périr dans une prison ; il avait bravé sans être inquiété une bande de tyrans ; mais la liberté ne supporta pas sa liberté. p. 670.

Selon les circonstances politiques, il faut étendre ou restreindre son activité publique, mais il ne faut jamais rester immobile, paralysé par la peur.

Oui, celui-là sera vraiment un homme, qui, sous la menace des dangers qui l’entourent, dans le bruit des armes et des chaînes, gardera sa vertu intacte sans pour cela la cacher ; car se terre n’est pas un moyen de la préserver. […] le dernier des malheurs, c’est bien de sortir du monde des vivants avant de mourir. p. 671.

Un équilibre est à trouver entre la vie publique et le loisir studieux. Si la vie publique devient trop difficile, il faut rentrer au port comme le bateau en péril.

[…] n’attends pas que les événements t’éloignent ; de toi-même sépare-toi d’eux. p. 671.

Quelques cas où il vaut mieux restreindre son activité

Il faut d’abord s’évaluer soi-même, puis évaluer ce que nous entreprenons, pour qui ou avec qui. En fonction de la personnalité, des qualités ou des défauts, il faudra choisir entre le repos ou l’activité publique. L’évaluation de ce que nous entreprenons ressemble à la méthode très courue de nos jours dans les cabinets de consultants : repérer les forces et les faibles, analyser les opportunités et les menaces (FFOM ou SWOT pour les anglophones, voir bibliographie). Il faut enfin évaluer pour qui ou avec qui nous agissons, notamment leur état d’esprit.

Il faut surtout bien choisir les hommes : méritent-ils que nous dépensions pour eux une part de notre vie ? Le sacrifice que nous leur faisons de notre temps, en sont-ils seulement conscients ? Car il en est qui nous font une dette des services que nous leur rendons. p. 672.

L’édition d’Émile Bréhier (Cf. bibliographie) mentionne que le texte du traité comporterait ici une lacune (note n° 2 de la page 672).

Rien de meilleur qu’une amitié bien choisie

Si, selon Sénèque, rien n’égale l’amitié pour réjouir l’âme, pour partager des secrets ou pour dissiper nos inquiétudes et notre tristesse, il faut bien choisir ses amis. 

Nous les choisirons, autant que possible exempts de passions : car les vices rampent de proche en proche ; ils se passent au voisin, et leur contact est nuisible. p. 673.

Choisir parmi des sages semble difficile car ceux-ci sont l’exception. Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque écrit que le sage est aussi rare que le phénix, il naît une fois tous les cinq siècles (Lettre 42). Par le passé (y compris celui de Sénèque), il y a bien eu Platon, Xénophon “et toute la lignée des rejetons de Socrate”, et Caton à l’époque de Sénèque, mais “en guise du meilleur”, il faut se rabattre sur “le moins mauvais”, mais pas à n’importe quel prix.

[…] aujourd’hui, en une telle pénurie d’honnêtes gens, soyons moins exigeants dans notre choix. Ne manquons pourtant pas d’éviter les gens tristes, qui pleurent sur tout et qui trouvent partout des sujets de plainte ; même si sa fidélité et sa bienveillance ne se démentent pas, un compagnon agité et toujours gémissant n’est pas ce qu’il faut à notre tranquillité. p. 673.

Attitude à observer en face des richesses

Le premier paradoxe est que la richesse est “la plus grande source des misères de l’homme”. Sénèque avance un deuxième paradoxe : les riches seraient plus sujets aux tourments liés à l’argent que les pauvres.

Aussi faut-il remarquer combien la peine de n’en pas avoir [de l’argent] est plus légère que celle de le perdre ; et l’on comprendra qu’il y a, pour la pauvreté, d’autant moins de sujets de se tourmenter qu’il y a moins d’occasions d’éprouver du dommage. On se trompe, si l’on croit que les riches supportent les pertes d’argent avec plus de courage : que le corps soit très grand ou très petit, la douleur d’une blessure est la même. Bion dit joliment : “Il n’est pas moins désagréable aux chauves de se faire arracher les cheveux.” p. 674.

Bion est un philosophe cynique du IIIe siècle, qui pratique “la philosophie en manteau brodé” (E. Bréhier, Histoire de la philosophie). Aux ouvrages didactiques des stoïciens, il préférait pratiquer la diatribe, le dialogue philosophique à la façon de Socrate, illustrée par des anecdotes ou des métaphores, comme celle des cheveux des chauves, citée par Sénèque. 

[Bion] adoptait un comportement théâtral et il excellait à ridiculiser (toutes choses), utilisant des expressions vulgaires pour désigner les choses. Du fait qu’il mélangeait tous les styles, on dit qu’Ératosthène dit [à son propos] que Bion fut le premier à revêtir la philosophie d’un manteau fleuri. D. Laërce, Op. cit., IV, 52.

Risquant de perdre leur argent, les riches seraient donc plus tourmentés que les pauvres. Ceux qui sont défavorisés pourraient même accéder plus facilement au bonheur. Sénèque donne l’exemple de Diogène de Sinope, le philosophe cynique ayant choisi de vivre dans un tonneau, comme un chien. Le cynisme (du grec kunikos, qui concerne le chien, kuôn – Morfaux) en tant que doctrine philosophique tirerait son nom du gymnase, le Cynosarge (le mausolée du chien), où Antisthène, le premier philosophe cynique, donnait son enseignement. Le terme de cynique est plus probablement issu du mode de vie choisi par Diogène.

Appelle cet état pauvreté, misère, indigence ; donne à cette sécurité le nom flétrissant que tu voudras ; je cesserai d’estimer Diogène heureux, si tu peux me trouver un meilleur exemple de l’homme qui n’a rien à perdre. p. 674.

Son seul esclave s’étant enfui, Diogène déclara que c’était lui qui se retrouvait désormais libre, sans avoir de serviteur à entretenir.

Combien plus heureux celui qui ne doit rien à personne sinon à lui-même, à qui il est si facile de refuser ! p. 675.

Rappelons que Sénèque, précepteur de Néron, était lui-même très riche. Il raconte dans la Lettre à Lucilius n° 87 l’expérience qu’il fait pendant quelques jours de la pauvreté. Juché sur un “véhicule campagnard”, avec ses seuls effets sur lui, il mène avec son ami Maximus “l’existence la plus heureuse”, dormant sur un matelas avec pour seule couverture son manteau. Quelques figues et du pain “font de chaque jour un jour de nouvel an”. Son âme dégagée de la richesse ne convoite plus rien. A ceci près que le véhicule emporte avec lui “le tout petit nombre d’esclaves qu’une seule voiture pourrait contenir”, et que Sénèque éprouve de la honte lorsque son véhicule vulgaire croise “un équipage un peu élégant”. Précisons que Sénèque ne se définit pas comme ayant atteint la sagesse, mais comme un progressant, un aspirant à la sagesse toujours en progrès. Comme nous l’avons vu précédemment, le sage ne naît que tous les cinq siècles, comme le phénix. Voici comment il retombe sur ses pieds stoïciens face aux richesses :

La meilleure mesure de la richesse, c’est, sans tomber dans la pauvreté, de ne pas s’en éloigner beaucoup. p. 675.

Le remède pour échapper à l’amour du luxe est de changer la pauvreté en richesse grâce à la frugalité, de s’habituer à la tempérance, à la sobriété.

Habituons-nous à éloigner de nous le luxe ; mesurons les objets à leur utilité, non à leur belle apparence. […] Habituons-nous donc à nous passer d’assistance à nos repas, à ne nous asservir qu’à un petit nombre d’esclaves, à nous vêtir en n’oubliant pas pourquoi les vêtements sont faits, à avoir une demeure moins spacieuse. Ce n’est pas seulement dans les courses et les combats du cirque, c’est aussi dans la carrière de notre vie qu’il faut prendre les tournants les plus courts  pp. 675-676.

Notons que Sénèque ne conçoit pas la frugalité sans le confort minimal d’un petit nombre d’esclaves et d’une maison, même si elle est plus modeste qu’un palais impérial. Il ne se joint pas au dénuement total de Diogène, dont il promeut pourtant plus haut la félicité exemplaire.

Cette sobriété s’applique également aux “ouvrages de l’esprit”. Il n’est nul besoin d’une “bibliothèque bien soignée” si elle est seulement destinée à décorer les murs. Loin d’être un témoignage de la grandeur des rois, les quarante mille livres de la bibliothèque d’Alexandrie, détruits dans son incendie, n’étaient qu’une “débauche culturelle”.

A quoi bon ces livres innombrables, ces bibliothèques, dont le propriétaire dans sa vie entière a à peine lu tous les titres ? Cette foule de livres alourdit et n’instruit pas ; il vaut mieux te confier à un petit nombre d’auteurs, que d’aller çà et là à travers leur multitude. […] Partout, l’excès est un défaut. pp. 676-677.

Attitude à observer dans les situations difficiles

Une situation difficile peut donner le sentiment d’être inextricable, c’est-à-dire impossible à démêler, comme un lacet qui étrangle et qu’on ne peut trancher. Sénèque prend l’exemple de ceux qui sont enchaînés.

Pense à ceux qui sont chargés de fer : d’abord ils supportent mal les poids et les entraves de leurs jambes ; puis dès qu’ils cessent de se révolter et qu’ils ont le ferme propos de se résigner, la nécessité leur enseigne à les supporter courageusement : l’habitude facilite les choses. p. 677.

Comme on peut s’habituer à se passer du luxe, on peut s’habituer à supporter les situations difficiles en les acceptant. La nature a inventé l’habitude pour adoucir nos malheurs. Que nos chaînes soit légères et en or ou nous enserrent étroitement dans du “vil métal”, la prison est la même pour tous.

Toute vie est servitude. Il faut donc s’habituer à sa condition et s’en plaindre le moins possible ; il faut se saisir de tout avantage qui peut se présenter à nous. […] Usez de la raison dans les cas difficiles ; ainsi pourront s’adoucir les duretés de la vie, s’aplanir ses passes malaisées, et moins nous accabler nos fardeaux si nous savons les porter. p. 678.

Procédons comme Sénèque en prenant deux exemples pour illustrer la capacité de s’habituer, même à la pire des conditions. Le film de Roberto Benigni, La vita è bella raconte l’histoire de Guido, un italien, déporté durant la seconde guerre mondiale, parce qu’il est juif, dans un camp de concentration avec son fils. Guido va tout faire pour que son fils croit qu’ils participent à un jeu où les tâches du camp sont des missions à accomplir pour atteindre 1000 points et gagner un vrai char d’assaut. Il n’y a pas pire servitude, et pourtant Guido habitue son fils à cette condition inhumaine, en usant de sa propre raison pour métamorphoser l’horreur en douceur. Notre second exemple est celui de Salwa, une petite fille syrienne que son père avait habitué à rire lorsque les bombes tombaient sur leur ville. Il avait inventé un jeu où le bruit des explosions était celui produit par des armes-jouets. L’habitude avait eu ici “raison” de la terreur infligée par les hommes.

En outre il ne faut pas porter trop loin nos désirs ; laissons-leur une issue toute proche, puisqu’”ils n’admettent pas d’être complètement bloqués. p. 678.

Nous ne devons pas désirer ce qui est impossible et toujours avoir à l’esprit que rien n’est important, que tout est vain. Plus les hommes sont hauts placés, plus dure sera leur chute : il n’y a donc pas lieu de les envier. Nous devons limiter par nous-mêmes nos désirs.

Rien pourtant ne nous délivrera autant de ce genre d’agitation morale que de fixer toujours une borne à nos visées, et, sans laisser à la fortune le soin d’en décider, de savoir nous arrêter nous-mêmes, comme tant d’exemples nous y invitent, bien en-deçà du maximum. Ainsi l’âme sentira encore l’aiguillon de quelques désirs, mais de désirs limités, qui ne nous jetteront pas dans la démesure et dans l’aventure. p. 679.

Le sage est indifférent aux circonstances extérieures

Le sage vit sans crainte, “comme si on lui avait prêté sa propre existence” et qu’il devait la rendre “dès qu’on lui redemandera.” Philosopher c’est apprendre à mourir, comme le reprendra plus Montaigne dans les Essais : “Qui a appris à mourir s’est affranchi de l’esclavage” (I, 19). Au moment de mourir, le sage remercie la nature.

“Reçois mon âme, meilleure que tu ne me l’as donnée ; je n’hésite pas ; je ne recule pas ; ce que tu m’as donné sans que j’en aie eu conscience, je le mets à ta disposition de mon plein gré. Prends.” Revenir d’où l’on vient : qu’y a-t-il là de si grave ? Il vivra mal, celui qui ne saura pas mourir. pp. 679-680.

Craindre la mort, ce n’est pas agir en homme vivant. Il faut donc se préparer à ce que la mort, qui arrive à tous, nous arrive à nous-mêmes. Ce n’est pas notre condition qui peut nous protéger de la mort : “il suffit d’une heure pour passer du trône aux genoux d’un autre” (p. 681). Se préparer à la mort, c’est affaiblir l’adversité “quand on l’a vue venir à l’avance” (p. 682).

Il faut se garder de l’agitation stérile

Les désirs vains nous agitent : la chose désirée est inutile ou l’effort lui-même pour l’obtenir est inutile. L’échec rend triste et la réussite procure de la honte. La plupart cherchent à s’occuper, sans avoir un but précis et “au hasard des rencontres” (p. 682). Une telle vie pourrait s’appeler “une paresse sans repos”.

Aussi, que tout effort se rapporte toujours à une fin, qu’il vise toujours un but. Ce n ‘est pas une activité véritable qui met en mouvement ces agités, c’est, comme chez les fous, une imagination chimérique ; car les fous eux-mêmes ne se remuent jamais sans quelque espérance ; ils sont séduits par certaines apparences, dont leur esprit, captivé, ne leur dévoile pas la vanité. p. 683.

Une vie tranquille n’est pas une vie dans l’excès. Avant d’agir, il faut distinguer les actes superflus des actes nécessaires. Agir par excès, c’est augmenter la part de hasard dans nos actions et donc augmenter le risque de nous tromper.

Voilà pourquoi nous disons que rien n’arrive au sage contre son attente : nous l’affranchissons, non pas des hasards humains, mais des erreurs humaines. Tout lui échoit non comme il l’a voulu mais comme il l’a prévu. p. 684.

Il faut savoir accepter le sort qui nous est fait

Même s’il faut rester souple dans ses résolutions, s’il faut laisser une part au hasard, et ne pas craindre de changer nos projets, le défaut le plus dangereux reste l’inconstance. Son opposée, la constance, est la fermeté d’âme qui permet de résister aux passions et aux revers de fortune. Être inconstant, c’est ne se tenir à rien, et être le jouet du hasard. Être constant, c’est garder sa place d’homme, comme l’écrit Sénèque dans la conclusion de son traité De la Constance du sage :

Ne pas être vaincu, être quelqu’un contre qui la Fortune de ne peut rien, c’est appartenir à la République du genre humain. Sénèque, De la Constance du sage, p. 656.

L’âme doit se replier sur elle-même et n’avoir confiance qu’en elle-même. Elle doit interpréter dans un sens favorable tous les événements qui lui arrivent, même s’ils semblent contraires.

Quand on lui annonça le naufrage où tous ses biens avaient sombré, notre grand Zénon dit : “La Fortune m’invite à philosopher plus à mon aise.” p. 684.

Canus Julius fut condamné à mort par Caligula après une “longue dispute” avec ce dernier. Juste avant d’être conduit au supplice, il dit à son gardien de ne pas prétendre l’avoir vaincu à cette partie d’échecs à laquelle ils étaient en train de jouer, puisqu’il était “en avance d’une pièce”. Il rassura ses amis éplorés en leur disant qu’il allait tout de suite savoir “si les âmes sont immortelles”, et promit de revenir leur dire la véritable condition des âmes.

Voilà ce qui s’appelle le calme au milieu de la tempête ! Voilà une âme digne de l’éternité, qui appelle sa propre destinée à prouver la vérité, qui, à ses derniers moments, interroge son âme qui s’en va, qui non seulement apprend jusqu’à sa mort, mais tire une leçon de sa mort elle-même. Nul n’a philosophé plus avant. pp. 685-686.

Sénèque promet que la mémoire de Canus Julius passera à la postérité. Il remplit pleinement sa promesse, puisque c’est le seul témoignage que nous ayons de ce personnage qui fut son contemporain.

Il ne faut point s’attarder aux pensées déprimantes

Parfois en effet nous assaille la haine du genre humain, quand se présente à l’esprit combien il y a de crimes heureux. Quand on pense combien est rare la droiture, inconnue la probité ; quand on songe à l’absence presque complète de la loyauté, sinon quand elle est utile ; aux profits et pertes, également odieux, de la débauche ; à l’ambition qui, sortant de ses propres limites, va jusqu’à trouver de l’éclat dans l’infamie, l’âme alors se laisse engloutir dans la nuit ; et dans cet espèce de crépuscule des vertus, où sombrent l’espoir de les rencontrer et le fruit de leur exercice, les ténèbres recouvrent tout. p. 686.

L’inventaire des pensées déprimantes que dresse Sénèque est des plus sombres. Même si nous avons réussi à nous détacher de nos propres sujets de tristesse, il y a encore matière à être déprimé. Que faire ? Inverser notre point de vue en considérant comme risibles les “vices de la foule”.

Il faut toujours prendre les choses à la légère, et les supporter avec bonne humeur ; il est plus humain de rire de la vie que d’en pleurer. […] Après avoir contemplé toutes choses, il y a plus de grandeur d’âme à ne pas retenir son rire qu’à ne pas retenir ses larmes ; on ne ressent alors qu’une émotion superficielle, et l’on ne pense pas que rien d’important, rien de sérieux, rien de triste non plus puisse résulter de tout l’appareil de la vie humaine. pp. 686-687.

Sénèque invoque à nouveau Bion, le philosophe cynique, pour qui les hommes naissent du néant y retournent, et leurs affaires font de même. Les maux d’autrui ne doivent pas non plus nous tourmenter. La place que nous donnons à nos douleurs ne doit pas dépasser celle qu’exige la nature, et non se conformer aux coutumes. Sinon, c’est se rendre dépendant de l’opinion d’autrui.

La plupart des gens versent des larmes pour la montre ; et ils gardent les yeux secs dès qu’il n’y a personne pour les regarder ; ils jugent qu’il est indécent de ne pas pleurer, puisque tous le font. Ce mal, qui nous fait dépendre de l’opinion des autres, s’est ancré si profondément qu’on en vient à simuler jusqu’à la plus immédiate des émotions, la douleur. p. 687.

Une autre source de pensées déprimantes est le sort qui s’abat sur les “gens de biens”.

[…] Socrate contraint de mourir dans une prison, […] et ce fameux Caton, vivant modèle des vertus, réduit à se jeter sur son épée, montrant par là à la fois qui il était et ce qu’était la république. On est nécessairement tourmenté en voyant la Fortune acquitter si injustement ses dettes ; qu’espérer pour soi-même, quand on voit les meilleurs subir les pire des maux ? p. 687.

Pourtant, si nous considérons plutôt la grandeur manifestée par ces personnages illustres devant leur sort funeste, c’est bien leur vertu, leur courage, leur dignité qui surpassent de très loin leurs malheurs.

Tous, ils ont découvert, au prix d’un peu de leur temps, comment devenir éternels ; par la mort ils ont atteint l’immortalité. p. 688.

Il ne faut point masquer son vrai visage

Ce n’est pas non plus un médiocre sujet de souci, que de composer anxieusement son attitude et de ne jamais laisser voir son véritable visage : telle est la vie de bien des gens, vie feinte et arrangée pour la montre. p. 688.

Notons la singulière actualité des propos de Sénèque, lorsque nous observons nos contemporains – et parfois nous-mêmes -, si attachés à l’image qu’ils donnent, par exemple sur les réseaux sociaux, où les selfies rivalisent d’astuces de présentation, de filtres ou même de chirurgie esthétique. Celui qui s’observe sans cesse ne connaît pas le repos et craint toujours d’être “dé-visagé”. Soyons nous-mêmes, sincères et sans fard : la vertu ne se cache pas. Sénèque garde malgré tout une position médiane et prudente.

Mais, pour la vertu, il n’y a pas de danger de s’avilir en s’offrant à tous les regards ; de plus, il vaut mieux être méprisé pour sa naïveté que de s’infliger le fardeau d’une simulation perpétuelle. Mettons-y pourtant quelque mesure : il y a bien de la différence entre la franchise et le laisser-aller. p. 688.

Il faut alterner “temps forts” et “temps faibles”

Il faut souvent aussi se recueillir ; la fréquentation de personnes très différentes de nous détruit notre calme, elle réveille nos passions, elle exaspère tout ce qu’il y a dans notre âme de faible et de mal guéri encore. Solitude et société doivent se composer et se succéder. p. 689.

L’alternance entre une vie de retraite studieuse, l’Otium, et une vie sociale et politique, le Negotium, se retrouve dans cette partie. L’équilibre reste à trouver : solitude et société sont chacune “l’antidote de l’autre”. La solitude délivre de l’oppression de la foule ; la foule éteint “l’ennui de la solitude”. 

Même si Sénèque, avec Pascal, range le divertissement parmi les symptômes des maux de l’âme humaine, il ne le repousse pas totalement.

Il ne faut pas non plus maintenir l’esprit dans une tension continuelle ; il faut qu’il condescende à se divertir ; Socrate ne rougissait pas de jouer avec de petits enfants […]. Il faut accorder du relâche à l’esprit ; il reprendra des forces en se détendant et en se reposant. D’un travail continuel naît une sorte d’émoussement et d’épuisement de la pensée. p. 689.

Sénèque nous donne ici des conseils pour éviter la maladie moderne (ou non) qu’est le burn-out. Voici la définition quasi stoïcienne de ce syndrome d’épuisement professionnel par la Haute Autorité de Santé, institution française qui a notamment pour mission d’améliorer la qualité du système de santé et des pratiques professionnelles.

Le syndrome d’épuisement professionnel, équivalent en français du terme anglais burnout, se traduit par un « épuisement physique, émotionnel et mental qui résulte d’un investissement prolongé dans des situations de travail exigeantes sur le plan émotionnel ». HAS, Repérage et prise en charge cliniques du syndrome d’épuisement professionnel ou burnout.

Après la nécessité de se divertir, Sénèque nous recommande aussi de veiller à notre repos nocturne.

Le sommeil, lui aussi, est nécessaire à la réparation de nos forces ; pourtant s’il n’avait de cesse ni jour ni nuit, ce serait la mort. p. 689.

Les effets de la privation de sommeil sont effectivement délétères, allant des troubles de l’humeur jusqu’à des hallucinations et une désorganisation de la pensée (Cf. bibliographie).

Autre recommandation, il est bon de nous accorder des congés pour nous reposer de nos périodes de travail. Sénèque reconnaît un intérêt relatif à l’alcool, mais avec modération.

Mais dans le vin, comme dans la liberté, il y a une mesure raisonnable. […] Il n’en faut cependant pas abuser, pour que l’âme n’en prenne pas la mauvaise habitude ; et pourtant il faut parfois l’entraîner hors d’elle-même pour la rendre joyeuse et libre, et il faut s’écarter pour quelques moments d’une sobriété morose. Si nous en croyons le poète grec, il est parfois agréable de faire le fou ; d’après Platon, quand on a son bon sens, il est inutile de frapper aux portes de la poésie ; et selon Aristote il n’y a pas de grand génie sans une dose de folie. pp. 690-691.

Conclusion

Sénèque a exposé à Sérénus les moyens de retrouver la tranquillité et de la conserver. C’est enfin une entreprise de tous les instants, et un équilibre des plus fragiles à tenir.

Sache cependant que, pour préserver quelque chose d’aussi fragile, aucun de ces moyens n’est assez puissant, si nous n’entourons de soins toujours attentifs et vigilants une âme toujours prête à trébucher. p. 691.

Bibliographie

Émile Bréhier, Pierre-Maxime Schuhl, Les Stoïciens, tome II, Gallimard.

Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, PUF.

Courrier international, Syrie : le rire d’une petite fille face aux bombes émeut le monde entier.

Christian Godin, La Philosophie pour les nuls.

Pierre Grimal, Auguste et Athénodore ; Auguste et Athénodore (Suite et fin).

Haute Autorité de Santé, Repérage et prise en charge cliniques du syndrome d’épuisement professionnel ou burnout.

Victor Hugo, La Légende des siècles – La conscienceTexte en ligne

Laurent Jaffro, Monique Labrune, Gradus philosophique, Flammarion.

Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 121.

Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

Montaigne, Essais.

Blaise Pascal, Pensées.

Platon, Apologie de Socrate.

Revue Accatone, La notion de loisir chez Sénèque.

Sénèque, Lettres à Lucilius : Lettre 42 (XLII) ; Lettre 87 (France culture, podcast des Chemins de la philosophie). ; De la Constance du sage.

Jean-Louis Valatx, Effets de la privation de sommeil.

Wikipédia : Les Trente ; SWOT (méthode d’analyse). ; La vie est belle (film de Roberto Benigni, 1997)

Voir aussi

Fiches de lecture : Sénèque, De la brièveté de la vie ; Lettres à Lucilius ; Platon, Apologie de Socrate.

Notes philosophiques : Platon, République IV – La tripartition de l’âme.

Bac Philo : L’Existence et le Temps – Pascal, Le Divertissement

Entendre aussi

France Culture, Podcasts des Chemins de la Philosophie :

Dsirmtcom, janvier 2021.

Haut de page

4 commentaires sur “FL – Sénèque, De la Tranquillité de l’âme

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.