Bac Philo – IV.1. Fiche n° 3. Henri Bergson, Les deux exigences de la Société

Bergson Tome 2

Source : Livredepoche.com

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie IV. La Politique – Chapitre 1. La Société – Fiche n° 3. Henri Bergson, Les deux exigences de la Société

Fiche n° 3. Henri Bergson, Les deux exigences de la Société 

Henri Bergson, L’Energie spirituelle.

La société, qui est la mise en commun des énergies individuelles, bénéficie des efforts de tous et rend à tous leur effort plus facile. Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu’il faudrait réconcilier. Chez l’insecte, la première condition est seule remplie. Les sociétés de fourmis et d’abeilles sont admirablement disciplinées et unies, mais figées dans une immuable routine. Si l’individu s’y oublie lui-même, la société oublie aussi sa destination ; l’un et l’autre, en état de somnambulisme, font et refont indéfiniment le tour du même cercle, au lieu de marcher, droit en avant, à une efficacité sociale plus grande et à une liberté individuelle plus complète. Seules, les sociétés humaines tiennent fixés devant leurs yeux les deux buts à atteindre. En lutte avec elles-mêmes et en guerre les unes avec les autres, elles cherchent visiblement, par le frottement et par le choc, à arrondir des angles, à user des antagonismes, à éliminer des contradictions, à faire que les volontés individuelles s’insèrent sans se déformer dans la volonté sociale et que les diverses sociétés entrent à leur tour, sans perdre leur originalité ni leur indépendance, dans une société plus vaste : spectacle inquiétant et rassurant, qu’on ne peut contempler sans se dire qu’ici encore, à travers des obstacles sans nombre, la vie travaille à individuer et à intégrer pour obtenir la quantité la plus grande, la variété la plus riche, les qualités les plus hautes d’invention et d’effort.

Introduction

L’être humain a-t-il jamais vécu en dehors d’une société, isolé, comme un être dégradé ou comme un être surhumain, comme Aristote décrit l’homme qui serait “hors cité” ? Rousseau imagine cet homme à l’état de nature, “se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas”. Mais ce n’est qu’une fiction pour mieux parler ensuite de l’état de société. Le regroupement des individus n’est pas l’apanage de l’espèce humaine. La plupart des être vivants s’associent entre individus de la même espèce, voire d’espèces différentes mais pouvant présenter un intérêt réciproque ou un avantage mutuel. Bergson examine les conditions de durabilité et d’évolution des sociétés. Ces conditions sont-elles présentes dans toute société, qu’elle soit animale ou humaine ? Et quelles spécificités pouvons-nous identifier pour les sociétés humaines ?

Les deux exigences de la société

Bergson donne une définition de la société fondée sur une communauté des forces individuelles, mises au service de la collectivité. Cela présuppose d’une part le choix des individus de s’assembler et d’autre part un intérêt général à partager ces “énergies”.  Nous sommes ici sur un sens large du terme “société” qui peut se résumer ainsi :

[…] ensemble d’individus entre lesquels il existe des rapports organisés et des services réciproques. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

Il ne s’agit pas ici notamment de décrire l’organisation en institution ou l’application de lois pour régir la vie en société. Le champ de la définition de Bergson se situe donc à un niveau macroscopique, global, celui du rapport entre la collectivité et l’individu. Ces rapports se basent sur des énergies. Le terme “énergie” vient du grec energeia, qui signifie force en action. La société est faite de rapports de forces, non au sens d’un droit du plus fort, car il n’y aurait alors pas besoin d’organiser les rapports entre le faible et le plus fort, et qu’il ne pourrait y avoir de réciprocité entre eux.

La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non un acte de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. Rousseau, Du contrat social.

Il y bien ici une volonté et une réciprocité : mettre en commun ne se décrète pas, et s’il y a mise en commun, elle signifie qu’il y a partage. Chaque individu partage donc sa propre énergie, sa force particulière, avec les autres membres de la société, et donc avec l’entité que constitue cette société. Le tout est plus que la somme des parties : il ne s’agit pas d’une simple addition des forces individuelles. Si nous décomposons les différents éléments en mouvement d’une horloge, il ne suffira pas de placer ces éléments les un à côté des autres pour obtenir le mouvement global qui nous indique l’heure. Il faudra organiser ces éléments ensemble, mettre en commun les différents micro-mouvements. Les énergies élémentaires se combineront alors pour afficher l’heure. Chaque micro-mouvement est une force en action, autrement dit un “effort” : il faut mobiliser de l’énergie pour qu’il y ait mouvement. Si nous reprenons l’exemple de l’horloge, il faut qu’un mécanisme entraîne les mouvements : un ressort, un système pendulaire, de l’électricité, etc. Dans une société, le résultat global sera plus important que la simple somme des efforts individuels : la société  bénéficie de tous ces efforts dus à la volonté de chacun, et chaque individu en bénéficie également en réciprocité.

Deux exigences sont indispensables à la durabilité et au progrès d’une société humaine : la subordination de l’individu à la collectivité ; la liberté d’agir de l’individu. Nous retrouvons ici la problématique exposée par Rousseau, pour la constitution des sociétés humaines :

“Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.” Rousseau, Op. cit.

Pour que l’association soit viable, il faut que chacun obéisse tout en demeurant libre. Il faut accepter librement se soumettre, c’est-à-dire consentir à une liberté forcément limitée. Il faut également que ces limites permettent une marge importante de liberté d’agir. Le contrat social ou son équivalent va donc devoir concilier ou “réconcilier” ces deux exigences de soumission et de liberté.

La société somnambule des insectes

Pour établir la spécificité des sociétés humaines, Bergson va d’abord prendre parmi les insectes l’exemple de sociétés animales grégaires, c’est-à-dire dont les individus sont poussés par un instinct à vivre en troupeaux, en bandes, en colonies. Toutefois, ces sociétés ne remplissent pas la condition de liberté individuelle. Seule la soumission de l’individu à la collectivité y est présente. 

Les abeilles et les fourmis sont des insectes sociaux. Ils vivent en essaim, en colonie. Ces sociétés sont structurées sur un mode holiste, terme issu du grec holos, qui forme un tout. Cette totalité est divisée en un système de castes regroupant le même type d’individu : reines, ouvrières, soldats, butineuses, etc. La finalité poursuivie par la société d’insecte est toujours identique : assurer la conservation de l’espèce. Nous retrouvons la définition globale de la société donnée par Bergson au début du texte étudié : les énergies des individus sont mises en commun, les efforts de tous bénéficient à la société, chaque caste voit son effort facilité par cette mise en commun. Dans l’exemple des abeilles, si la caste des ventileuses n’assure pas sa tâche, la ruche ne conserve pas sa température constante, les autres castes ne peuvent plus remplir leur rôle et l’essaim entier est mis en péril. La discipline de la colonie, de l’essaim, est effectivement remarquable, les individus sont unis en castes et plus largement dans la société d’insecte.  La finalité poursuivie est le plus souvent atteinte. Mais tout reste en l’état, il n’y a pas de changement lié aux individus. Tout est parfait, mais pas perfectible, au sens où l’entend Rousseau :

[…] un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

La “routine” est immuable. Les seuls changements de telles sociétés animales ne se produisent qu’avec le mécanisme d’évolution des espèces décrit par Charles Darwin, autrement dit sur des durées temporelles qui excèdent immensément celles des durées de vie des individus d’une espèce.

Dans la société d’insectes, l’individu est soumis de façon multiple : à son instinct, à sa fonction dans sa caste, à la collectivité à laquelle il appartient. Si l’individu reste, étymologiquement et dans les faits, l’élément qui ne peut pas être divisé, il n’existe ni par ni pour lui-même. Il est interchangeable : une ouvrière peut remplacer une autre ouvrière, sans aucun dommage pour l’ensemble. La société de son côté poursuit toujours la même finalité : les abeilles produiront du miel pour nourrir les larves et la reine, afin d’assurer la conservation de l’essaim, mais d’abord et avant tout de l’espèce. L’activité, de chacun, comme celle de la totalité, est automatique, comme un somnambule qui se déplace sans nécessiter d’être conscient et éveillé. La finalité est toujours identique, l’activité est ne se modifie jamais, le résultat est toujours le même. Bergson donne l’image d’un trajet circulaire qui n’en finit jamais de tourner sur la même ligne. Les abeilles produisent le miel, l’horloge donne l’heure : voilà de belles mécaniques, bien huilées, mais qui ne sont que des mécaniques. Ici, en dehors d’une potentielle évolution au niveau de l’espèce, rien ne change. Il n’existe pas de marche en avant vers un progrès de la société, vers une plus grande liberté de l’individu : ça n’est pas prévu.

La vie au travail dans les sociétés humaines

La prévision est le domaine des sociétés humaines. L’individu se soumet mais reste libre de contribuer au progrès de la société. La société accorde à l’individu une marge de liberté, dans un champ limité mais pas fermé. La conscience des deux exigences d’obéissance et de liberté est permanente. Elle est ce qui guide le mouvement collectif et individuel.

Qui dit “buts à atteindre” dit évolution, changement. La société doit être toujours en mouvement : c’est la marche en avant vers le progrès. Ces changements n’étant pas prédéterminés comme dans le cas de la finalité des sociétés d’insectes, il faut procéder par essais, entrer parfois en conflit, résoudre les problèmes qui se présentent. La société humaine n’est pas un long fleuve tranquille, comme peut l’être la société d’insectes. Mais la nature ne fait rien en vain, en nous ayant notamment pourvu de la célèbre “insociable sociabilité” kantienne.

Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela, toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Il faut ainsi rendre compatibles les “volontés individuelles” et la “volonté sociale”, tout en conservant à l’esprit que l’individu doit être à la fois soumis et libre d’agir, et que la collectivité doit encadrer sans contraindre.  A cela s’ajoutent la pluralité des sociétés humaines, du fait de la diversité des cultures et des dimensions historiques. L’exemple récent du Brexit, du départ de la Grande-Bretagne de l’union Européenne, montre toute la difficulté de faire coïncider des cultures, des histoires, des économies, tout en tentant de conserver une certaine indépendance.

Il demeure que, à l’instar de l’évolution des espèces vivantes, les sociétés humaines ne cessent de chercher à évoluer. Ces évolutions peuvent inquiéter, lorsque les dissensions entre nations s’accumulent, que les communautarismes prennent le pas sur la tolérance, ou que certaines sociétés semblent régresser d’un point de vue social, économique ou même humanitaire. Le “spectacle” de ces évolutions peut heureusement rassurer sur la force à l’oeuvre, qui oriente les groupes humains vers une plus grande prise en compte de problématiques écologiques à une échelle mondiale. La Terre où nous vivons est une ruche d’une taille remarquable, mais elle n’est qu’une ruche, fragile, attaquable, emplie de nos finitudes respectives. La nature fait montre d’une ingéniosité hors pair dans le domaine de l’évolution des espèces. Nos sociétés humaines font preuve d’une inventivité remarquable dans le domaine du progrès, mais aussi dans d’autres domaines moins nobles et parfois à risque létal. La finalité des sociétés d’insectes est toujours identique. Si nous reprenons les “dispositions naturelles excellentes” que la nature nous fait exprimer au travers de notre “insociable sociabilité”, la finalité des sociétés humaines, poursuivant à la fois liberté et intégration, est sans doute également unique, mais à une échelle difficilement perceptible à nos yeux, perdus entre somnambulisme à peine échu et plein éveil à la conscience du monde.

Conclusion

Les forces en action dans les sociétés se combinent, à l’avantage de tous en général et de chacun en particulier. Deux exigences sont à prendre en compte : la soumission des individus à la collectivité, et la marge nécessaire de liberté individuelle au sein d’une société. Les insectes sociaux s’unissent en vue d’une finalité collective toujours identique. Cette finalité règne totalement sur des individus rivés à leurs seules tâches. Les sociétés humaines, dans la recherche de leur progrès, poursuivent les deux exigences d’obéissance collective et de liberté individuelle. Gardant en permanence en vue ces deux objectifs, les sociétés humaines évoluent, au travers de conflits internes et externes, vers la perspective du progrès. Les richesses inventives ainsi produites semblent montrer une finalité au-delà des sociétés elles-mêmes, avec le but constant de préserver l’individu tout en l’intégrant aux diverses évolutions sociétales.

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Voir aussi

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Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, février 2020.

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