Wolfram Eilenberger : “L’Eglise catholique ne veut pas que la philosophie fasse partie du programme académique” (El País)

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Article original en espagnol : Wolfram Eilenberger: “La Iglesia católica no quiere que la filosofía forme parte del currículo académico”, Elena G. Sevillano, El País, 10 avril 2021.

Source : https://elpais.com/ideas/2021-04-10/wolfram-eilenberger-la-iglesia-catolica-no-quiere-que-la-filosofia-forme-parte-del-curriculo-academico.html?event_log=go&prod=REG&o=CABEP

Comptes Twitter : @el_pais, @elenasevillano, @WEilenberger

Traduction : Patrick Moulin, alias @dsirmtcom


Wolfram Eilenberger, à Berlin le 2 avril dernier. PATRICIA SEVILLA CIORDIA

L’écrivain allemand, auteur du succès ”Tiempo de magos” [Le Temps des magiciens], approfondit dans son nouveau livre la valeur de l’œuvre de Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weil et Ayn Rand 

«Je pense que la philosophie est un art de vivre», proclame le philosophe, publiciste et éditeur Wolfram Eilenberger (Fribourg, Allemagne, 48 ans), qui défend que les réflexions sur les grandes questions existentielles doivent s’appliquer au fil du quotidien. C’est ce qu’ont fait les penseuses Simone Weil, Simone de Beauvoir, Hannah Arendt et Ayn Rand dans les années 1930, quand l’expansion du totalitarisme a traversé l’Europe. Les quatre ont le rôle principal dans son nouvel essai, El fuego de la libertad [Le feu de la liberté] (Taurus), qui aborde la dialectique complexe entre l’individu et la société dans les moments de crise. Eilenberger, qui concilie la philosophie avec les chroniques sportives, reprend la formule de son précédent essai à succès, Tiempo de magos [Le Temps des magiciens], qui entrelaçait la vie et l’œuvre des penseurs Benjamin, Heidegger, Wittgenstein et Cassirer dans les années 1920. Désormais, il se concentre sur “des philosophes qui étaient des femmes, et non des femmes philosophes, ce qui n’est pas la même chose”, dit-il durant l’entretien, que le froid et le vent du début avril à Berlin nous ont obligés à faire à couvert, à distance et les fenêtres ouvertes. Sa réponse à l’angoisse a été “d’être entièrement dans le présent. Ou, en d’autres termes, de philosopher”. Les échos de ces réflexions dans des années troublées résonnent dans ces temps de prolifération des populismes, des dilemmes identitaires, de la banalisation de la politique et de crises sanitaires mondiales.

QUESTION. Pourquoi avez-vous choisi ces quatre penseuses ?

RÉPONSE. Je m’intéresse aux philosophes qui non seulement proclament leurs idées, mais aussi qui les incarnent, qui font de la philosophie le moteur de leur vie. Je considère la philosophie comme un art de vivre. En temps de crise, nous sommes forcés de comprendre ce que la philosophie peut faire pour nos vies. Ses biographies sont très influencées par la guerre et le totalitarisme. Mais le plus important, c’est qu’elles pensaient sur le même problème : quelle est ma relation avec les autres êtres humains ? Elles sont parmi les plus intéressantes, sous-estimées et quasiment oubliées de l’histoire de la philosophie.

Q. Le livre se concentre sur la tension entre l’individu et la collectivité, qui est redevenue d’actualité avec la pandémie. Nous perdons les libertés individuelles pour le bien commun. Comment équilibrer ces deux nécessités ?

R. Il n’y a pas de réponse claire. La pandémie est un point de départ pour que réévaluer la façon dont nous vivons avec les autres êtres humains et quelles sont nos obligations envers eux. Notre génération a vécu à une époque d’individualisme, certains l’appellent néolibéralisme. Nos parents, la société et la politique nous ont enseigné que chacun de nous est la chose la plus importante au monde. Et que nous ne sommes pas responsables des autres personnes. Mais rien qu’en respirant, nous voyons que notre existence a un impact sur les autres. Et c’est quelque chose qu’il nous coûte de reconnaître, individuellement et aussi politiquement.

Q. En temps de crise comme celle-ci, la science apporte des solutions : des vaccins, des traitements, des tests. Comment la philosophie peut-elle aider ?

R. Les politiciens invitent un philosophe et attendent qu’il leur dise ce qu’il y a à faire. Et c’est une catastrophe pour les politiciens, par les espoirs qu’ils engendrent et pour les philosophes eux-mêmes. La vérité est que nous ne savons pas quoi faire. C’est une honte que dans le champ de l’éthique appliquée les philosophes assument ce rôle parce qu’il leur donne du pouvoir. Il n’a jamais été bon pour les philosophes de donner des conseils à des personnes puissantes. Si vous me demandez quoi faire, je ne suis pas la personne adéquate, car la philosophie ne consiste pas en cela. Mais si nous sommes confrontés à une expérience qui nous déconcerte ou nous effraie, ces quatre penseuses peuvent nous donner des exemples sur la façon de penser et de vivre dans les temps de désespoir.

Q. Si nous les transportions dans le présent, comment réagiraient-elles? Simone Weil se porterait-elle volontaire pour tester le vaccin? Ayn Rand serait-elle une négationniste anti-vaccins ?

R. De nos jours, nous verrions Simone Weil à Lesbos dans un camp de réfugiés, travaillant  avec des personnes non vaccinées et sans se vacciner elle-même. Ayn Rand serait dans la rue avec ces querdenker [libre penseur] [le mouvement de protestation allemand contre les restrictions liées à la pandémie] et anti-vaccins qui disent que nous obliger à porter un masque est le premier pas vers un État totalitaire. La personne qui ressemblerait le plus à Weil aujourd’hui est Greta Thunberg. Elle a la même attitude anticonformiste et la même maturité.

Q. Et Hannah Arendt et Simone de Beauvoir ?

R. Hannah Arendt écrivait des articles disant : “Écoutez, je comprends que c’est une situation critique, mais nous ne pouvons pas donner à l’État ce pouvoir absolu de nous dire quand nous pouvons sortir de chez nous ou faire ceci ou cela. Si nous commençons ainsi, nous pouvons chuter sur une pente glissante”. Simone de Beauvoir irait à des fêtes illégales et essaierait de vivre sa vie, et elle nierait fondamentalement la situation. Je parle de l’époque à laquelle je les décris dans le livre.

Q. Elles étaient toutes très jeunes.

R. Je m’intéresse à décrire les philosophes quand ils développent leur pensée, pas lorsqu’ils y sont déjà parvenus. Quand ils sont déjà des icônes, ce n’est pas aussi intéressant. Dans ce livre, j’essaie de les saisir dans leur développement initial pour comprendre ce que signifie s’embarquer dans la philosophie et ce que cela suppose dans votre vie. Leurs questions, leurs passions sont les nôtres.

Q. Nous vivons un apogée du populisme : Trump, Bolsonaro, Orbán. Avec quels outils la philosophie protège-t-elle les citoyens devant la simplification du langage politique ?

R. Le populisme crée un collectif fantôme, qui s’accorde certains droits dont sont privés ceux qui n’en font pas partie, et un leader apparaît qui se présente comme l’incarnation du mouvement. Il faut se demander : de quelle sorte de collectif s’agit-il ? Quel type de valeurs représente-t-il ? Et qui est la personne qui prétend le représenter ? Si vous suivez ces étapes, vous êtes pratiquement vacciné contre le populisme. Vous devez être intellectuellement capable de le faire, mais aussi en avoir le courage.

Q. Nous tournons beaucoup autour de la question de l’identité et du nationalisme. Croyez-vous que l’Espagne a un problème avec cela ?

R. J’avais un professeur en Espagne qui me disait: “Le problème allemand est l’histoire. Le problème espagnol, c’est l’Espagne”. Avant le franquisme, le peuple se battait pour maintenir sa langue, sa culture, sa tradition. Je pense qu’aujourd’hui personne ne refuse l’accès à ces trois choses. Tout le reste consiste à détourner la politique identitaire et à l’emporter dans une sphère dominée par l’économie et le côté obscur du nationalisme. La Catalogne est un cas clair. Si elle était moins puissante sur le plan économique, nous n’aurions pas ce problème. On ne peut pas soutenir que la culture catalane est en danger. C’est un mouvement populiste.

Q. Vous dites fréquemment que nous tenons la démocratie pour acquise. Quelle est la principale menace ?

R. La question écologique. La pandémie nous montre les restrictions que nous devrons surmonter si nous voulons l’aborder avec succès. Peut-être qu’à l’avenir l’individu n’aura pas autant de liberté. Peut-être pouvons-nous l’aborder avec des mesures démocratiques. Mais que faire sinon ? La deuxième menace est l’intelligence artificielle. Les algorithmes prennent des décisions à notre place afin que nous n’ayons pas de responsabilité politique. Si vous combinez les deux choses, il en résulte un monde très différent.

Q. Trois des protagonistes du livre étaient juives. Que signifiait pour l’Europe la perte de la tradition juive dans les années 1930 ?

R. En ce qui concerne l’histoire intellectuelle de mon pays, nous ne nous sommes jamais remis des pertes des années 30. Si on pense à l’histoire de la philosophie, rien de ce qui s’est passé après les années 1940 aux États-Unis n’aurait été possible sans les penseurs juifs qui ont émigré et construit une autre culture philosophique.

Q. Heidegger dit qu’on ne peut faire de philosophie qu’en grec ou en allemand. Pensez-vous que chaque langue implique une façon de penser différente?

R. Oui, de deux manières. Si vous avez une longue tradition de philosophie dans une langue, les mots et les concepts sont plus naturels pour vous. Les langues conceptualisent le monde sous une forme différente. Nous ne devrions pas sous-estimer le pouvoir des langues pour voir le monde de la façon dont nous le voyons, et c’est pourquoi c’est une honte qu’un philosophe qui se présente à un poste universitaire doive le faire en anglais. C’est une grande perte de ne pas pouvoir s’exprimer dans sa propre langue.

Q. Pourquoi pensez-vous que la philosophie est de plus en plus mise de côté dans le système éducatif ?

R. L’Église catholique ne veut pas que la philosophie fasse partie du programme académique. En Allemagne, c’est une matière optionnelle et parfois elle n’est même pas proposée. Là où il y a une rivalité avec l’Église, la philosophie perd toujours. Cela n’a aucun sens car il n’y a pas d’opposition entre la théologie, la religion et la philosophie. Tous les trois ont le même désir : se rejoindre dans un monde trop compliqué à comprendre. La philosophie peut faire partie de votre vie quotidienne. La philosophie n’est pas une autre discipline académique de plus, elle répond à une nécessité de se poser des questions qui sont au centre de notre existence.


Voir aussi

A propos des Querdenker : Allemagne : quand le covidoscepticisme entraîne la banalisation du nazisme, Theconversation.com.

Wikipédia : Hannah Arendt ; Simone de Beauvoir ; Simone Weil ; Ayn Rand ; Walter Benjamin ; Martin Heidegger ; Ludwig Wittgenstein ; Ernst Cassirer.


Traduction : Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, 21 avril 2021.

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