José Martí, La Edad de Oro – III.3. El Padre Las Casas [Le père Las Casas]

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Philosophie – Fiches de lecture

Fiches de lecture n° 36-III-3- José Martí, La Edad de Oro – El Padre Las Casas [Le père Las Casas]


Sommaire

Présentation générale
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El Padre Las Casas

“Las Casas protégeant les Aztèques” – Source : Las ilustraciones de La Edad de Oro de José Martí.

Quatre siècles c’est beaucoup, c’est quatre cents ans. Il y a quatre cents ans vivait le Père Las Casas, et on dirait qu’il est encore en vie, parce qu’il était bon. On ne peut pas voir un lys sans penser au Père Las Casas, parce que la bonté l’avait habillé de la couleur du lys, et on dit que c’était beau de le voir écrire, avec sa tunique blanche, assis dans son fauteuil clouté, combattant avec la plume d’oie parce qu’il n’écrivait pas en toute hâte. Et d’autres fois, il se levait du fauteuil, comme s’il le brûlait : il serrait ses tempes avec les deux mains, marchait à grands pas à travers la cellule, et c’était comme s’il éprouvait une grande douleur. C’est qu’il était en train d’écrire, dans son livre célèbre sur la Destruction des Indes [1], les horreurs qu’il avait vues dans les Amériques lorsque les gens vinrent d’Espagne pour la conquête. Ses yeux s’embrasaient et il revenait s’asseoir, les coudes sur la table, avec le visage plein de larmes. Ainsi passait sa vie, défendant les Indiens.

Il étudia en Espagne, obtenant une licence, ce qui n’était pas rien à l’époque, et il vint avec Colomb sur l’île d’Hispaniola dans un bateau aux voiles gonflées et comme une coquille de noix. Il parlait beaucoup à bord, et avec beaucoup de latin. Les marins disaient que son savoir était grand pour un garçon de vingt-quatre ans. Le soleil, il le voyait toujours se lever sur le pont. Il allait joyeux sur le bateau, comme celui qui va voir des merveilles. Mais lorsqu’il arriva, il commença à parler peu. Oui, la terre était très belle, et on vivait comme dans une fleur : mais ces conquistadors assassins devaient venir de l’enfer, pas d’Espagne !Il était lui aussi Espagnol, comme son père et sa mère ; Mais il n’était pas parti pour les îles Lucayes afin de voler les Indiens libres : parce que dans dix ans il ne resterait aucun Indien vivant sur les trois millions ou plus qu’il y avait à Hispaniola ! Lui ne les chassait pas avec des chiens affamés, pour les tuer au travail dans les mines : il ne leur brûlait pas les mains et les pieds quand ils s’asseyaient parce qu’ils ne pouvaient plus marcher, ou qu’ils tombaient raides parce qu’ils n’avaient plus de force : il ne les fouettait pas, jusqu’à les voir s’évanouir, parce qu’ils n’avaient pas su dire à son maître où trouver plus d’or : il ne prenait pas plaisir avec ses amis, à l’heure de manger, parce que l’Indien à table n’en pouvait plus de la charge qu’il rapportait de la mine, et qu’on ordonnait de lui couper ses oreilles pour le punir : il ne revêtait pas le justaucorps luxueux, et cette cape qu’ils appelaient ferreruelo [2], pour aller faire le galant sur la place à midi, en regardant le bûcher dressé par ordre de justice du gouverneur, la condamnation aux flammes de cinq Indiens. Il les a vus brûler, il les a vus regarder avec mépris leurs bourreaux du haut du bûcher ; et il ne revêtait jamais le justaucorps noir ni ne portait de canne d’or, comme les autres maîtres riches et bedonnants, mais il s’en allait consoler les Indiens à travers les montagnes, sans autre aide que son bâton fait d’une branche d’arbre.

Tous les hommes d’honneur indiens qui restaient sur Española [3] s’étaient rendus sur la montagne pour se défendre. Ils avaient reçu les hommes blancs barbus comme des amis : ils leur avaient fait cadeau de leur miel et de leur maïs, et le roi Behechío lui-même avait offert en épouse à un bel Espagnol sa fille Higuemota, qui était comme la colombe et comme le palmier royal : ils leur avaient montré leurs montagnes d’or, leurs fleuves aux eaux [riches] d’or, leurs ornements, tous en or fin, et ils avaient déposés sur leur cuirasse et sur les gantelets de leurs armures des bracelets fabriqués par eux, et des colliers d’or : Et ces hommes cruels les ont recouvert de chaînes ; ils les ont séparés de leurs Indiennes et de leurs enfants ; ils les ont mis au fond de la mine, pour tirer des chargements de pierres avec leur front ; Ils se les sont répartis [entre eux], et ils les ont marqués au fer, comme des esclaves ! dans la chair vive ils les ont marqués au fer. Dans ce pays d’oiseaux et de fruits, les hommes étaient beaux et aimables ; mais ils n’étaient pas forts. Ils avaient la pensée bleue comme le ciel et claire comme le ruisseau ; mais ils ne savaient pas tuer, couverts de fer, avec l’arquebuse chargée de poudre. Avec des noyaux de fruits et des quartiers de sapotier, on ne peut pas traverser une cuirasse. Ils sont tombés, comme les plumes et les feuilles. Ils sont morts de chagrin, de fureur, de fatigue, de faim, de morsures de chien. Le mieux était d’aller dans les montagnes, avec le brave Guaroa, et avec le garçon Guarocuya, se défendre avec les pierres, se défendre avec l’eau, pour sauver le brave roi, Guarocuya ! Il a sauté le ruisseau, de rive en rive ; il a enfoncé loin la lance, comme un guerrier ; à l’heure de marcher, il allait en tête ; on entendait son rire la nuit, comme un chant ; ce qu’il ne voulait pas, c’était que quelqu’un le porte sur ses épaules. Ainsi ils traversaient les montagnes, lorsque leur est apparu au milieu des Espagnols armés le Père Las Casas, avec ses yeux si tristes, dans son pourpoint et son ferreruelo. Il ne leur a pas tiré dessus avec l’arquebuse : il leur a ouvert les bras. Et il a embrassé Guarocuya.

Tout le monde le connaissait déjà sur l’île, et en Espagne on parlait de lui. Il était maigre, avec un nez très long, ses vêtements lui tombaient du corps, et il n’avait pas d’autre pouvoir que celui de son cœur ; mais de maison en maison, il alla jeter à la face des colons espagnols la mort des Indiens des encomiendas [4] ; il se rendit au palais pour demander au gouverneur d’ordonner l’exécution des ordonnances royales ; il attendit les auditeurs dans le vestibule de la salle d’audience, marchant avec empressement, les mains derrière le dos, pour leur dire qu’il venait rempli d’épouvante, qu’il avait vu mourir six mille enfants indiens en trois mois. Et les auditeurs lui dirent : “Calme-toi, jeune avocat, justice sera faite” : ils mirent leur ferreruelo sur leurs épaules, et allèrent goûter avec les encomenderos [colons espagnols], qui étaient les riches du pays, et ils prirent du bon vin et du bon miel d’Alcarria. Pas de goûter ni de somme pour Las Casas : il sentait dans sa chair même les dents des molosses que les encomenderos gardaient sans [leur donner à] manger, pour que leur appétit les pousse à mieux chercher les esclaves indiens : il lui sembla que c’était sa main qui ruisselait de sang, lorsqu’il sut que, faute de pouvoir manier la pelle, ils avaient coupé la main à un Indien : il pensait qu’il était coupable de toute cette cruauté, parce qu’il n’y remédiait pas ; il avait l’impression de s’illuminer et de grandir, et que tous les Indiens d’Amérique étaient ses enfants. En tant qu’avocat, il n’avait aucune autorité, et ils le laissèrent seul : en tant que prêtre, il aurait la force de l’Église, il retournerait en Espagne, il transmettrait les messages du ciel, et si la cour ne mettait pas fin aux assassinats, aux tourments, à l’esclavage, aux [travaux dans] les mines, il ferait trembler la cour. Et le jour où il devint prêtre, toute l’île vint le voir, surpris qu’un avocat de fortune entreprenne cette carrière : et les femmes indiennes lui tendaient au passage leurs enfants, pour baiser ses habits.

Alors commença son demi-siècle de combats, pour que les Indiens ne soient pas des esclaves ;  de combats dans les Amériques; de combats à Madrid; de combats avec le roi lui-même : contre toute l’Espagne, lui seul, au combat. Colomb fut le premier à envoyer vers l’Espagne des esclaves Indiens, pour payer en échange d’eux les vêtements et la nourriture que les navires espagnols apportaient en Amérique. En Amérique il y a eu une répartition des Indiens, et chacun de ceux qui venaient pour la conquête, prenait en servitude sa part d’Indiens, et les mit à travailler pour lui, à mourir pour lui, à extraire l’or dont étaient remplies les montagnes et les rivières. La reine, là-bas en Espagne, dont on disait qu’elle était bonne, envoya un gouverneur pour faire sortir les Indiens de l’esclavage ; Mais les colons espagnols donnèrent au gouverneur du bon vin, de nombreux cadeaux, et une part de leurs bénéfices, et il y eut plus que jamais des morts, des mains coupées, es serfs des encomiendas, ceux qui se jetaient la tête la première au fond des mines. « Moi, je [les] ai vu amener des centaines de ces créatures aimables menottées, et leur donner la mort tous ensemble, comme des moutons. » Il est allé à Cuba en tant que prêtre avec Diego Velázquez, et a été révulsé par l’horreur pure, car plutôt que de construire des maisons, ils abattaient les arbres pour en faire du bois de chauffage pour les bûchers destinés à brûler les [Indiens] Taínos. Sur une île où ils étaient cinq cent mille, il “vit de ses yeux” les Indiens qui restaient : onze. C’étaient ces conquistadores, [ces] soldats barbares, qui ne connaissaient pas les commandements de la loi, et qui prenaient les Indiens comme esclaves, pour leur enseigner la doctrine chrétienne, à coups de fouet et de morsures ! Une nuit, réveillé par l’angoisse, il parla avec son ami Renteria, un autre Espagnol en or. Il fallait aller voir le roi pour demander justice, le roi Ferdinand d’Aragon ! Il embarqua à bord du trois-mâts et s’en alla voir le roi.

Six fois il est allé en Espagne, avec la force de sa vertu, ce père qui “ne goûtait pas la viande”. Il n’avait pas peur du roi, ni de la tempête. Il montait sur la passerelle quand le temps était mauvais ; et dans les moments tranquilles, il passait la journée sur le pont, notant ses messages sur du papier de lin, et donnant l’encrier de corne pour qu’on le remplisse d’encre, « parce que la malfaisance ne peut être guérie qu’en le disant, et il y a beaucoup de malfaisance à dire, et je suis en train de la déposer là où personne ne peut la nier, en latin et en castillan”. Si le roi était à Madrid, avant d’aller à l’auberge pour se reposer du voyage, il irait au palais. S’il était à Vienne, quand le roi Carlos d’Espagne était empereur d’Allemagne, il revêtirait un habit neuf et irait à Vienne. Si c’était son ennemi Fonseca qui commandait l’assemblée des avocats et les ecclésiastiques dont disposait le roi pour les affaires d’Amérique, il irait voir son ennemi et débattrait avec le Conseil des Indes. Si le chroniqueur Oviedo, celui de « l’Histoire naturelle des Indes” [5], avait écrit sur les Américains les mensonges que ceux qui possédaient les encomiendas lui avaient ordonné de mettre, il dirait à Oviedo qu’il était un menteur, même si le roi le payait pour écrire les mensonges. Si Sepúlveda, qui était le précepteur du roi Felipe, défendait dans ses « Conclusions » le droit de la couronne de se répartir les indiens comme serfs et de les tuer, parce qu’ils n’étaient pas chrétiens, il dirait à Sepúlveda qu’ils n’étaient pas coupables, eux qui ne savaient pas que le Christ avait existé, d’être sans la chrétienté, ni de ne pas connaître les langues dans lesquelles on parlait du Christ, et qu’ils n’avaient pas d’autre nouvelle du Christ que celle que leur avaient apporté les arquebuses. Et si le roi en personne fronçait les sourcils, comme pour couper son discours, il se grandirait de quelques pouces à la vue du roi, il prendrait un voix rauque et forte, il ferait trembler son chapeau dans son poing, et il dirait au roi, face à face, que celui qui commande aux hommes doit prendre soin d’eux, et que s’il ne sait pas en prendre soin, il ne peut pas les commander, et qu’il devait l’entendre en paix, parce qu’il n’était pas venu avec des taches d’or sur un habit blanche, et qu’il n’avait apporté comme seule défense que la croix.

Soit il parlait, soit il écrivait, sans repos. Les frères dominicains l’aidèrent et il passa huit ans au couvent des frères à écrire. Il connaissait la religion et les lois, et les auteurs latins, ce qui s’apprenait à cette époque ; mais il utilisa tout habilement pour défendre le droit de l’homme à la liberté, et le devoir des gouvernants de le respecter. Cela en disait beaucoup, car c’est pour cela qu’ils brûlaient des hommes à l’époque. Llorente, celui qui a écrit la « Vie de Las Casas » a aussi écrit « l’Histoire de l’Inquisition » qui est celle qui brûlait [les hommes] : le roi alla en grande tenue voir le bûcher, avec la reine et les chevaliers de la cour : les évêques venaient chanter devant les condamnés, avec un étendard vert : une fumée noire sortait du bûcher. Et Fonseca et Sepúlveda voulurent que “l’ecclésiastique” Las Casas dise dans leurs disputes quelque péché contre l’autorité de l’Église, afin que les inquisiteurs le condamnent pour hérésie. Mais “l’ecclésiastique” dit à Fonseca : “Ce que je dis est ce que dit dans son testament la bonne reine Isabel ; et tu me veux du mal et tu me calomnies, parce que je t’enlève le pain de sang que tu manges, et j’accuse l’encomienda d’Indiens que tu as en Amérique !” Et à Sepúlveda, qui était déjà le confesseur de Felipe II, il dit : »Tu es un polémiste célèbre, et ils t’appellent le Livio [Tite-Live ?] d’Espagne pour tes histoires ; mais je n’ai pas peur de l’éloquent qui parle contre son cœur, et qui défend le mal, et je te défie de me prouver dans une discussion ouverte que les Indiens sont des malfaiteurs et des démons, quand ils sont clairs et bons comme la lumière du jour, et inoffensifs et simples comme les papillons.” Et la confrontation avec Sepúlveda dura cinq jours. Sepúlveda commença avec dédain et il termina troublé. L’éecclésiastique l’écouta avec la tête baissée et les lèvres tremblantes, et on voyait gonfler son front . Dès que Sepúlveda s’asseyait satisfait, comme celui qui plantait l’aiguille où il voulait, l’ecclésiastique se levait, magnifique, grondant, confus, impétueux. “Il n’est pas vrai que les Indiens du Mexique tuent cinquante mille [hommes] par an dans des sacrifices, mais à peine vingt, ce qui est moins que ce que l’Espagne tue sur la potence !” “Ce n’est pas vrai que ce sont des peuples barbares et d’horribles pécheurs, car il n’y a aucun péché en eux que nous, Européens, n’ayons plus [qu’eux] ; nous ne sommes pas non plus ceux qui, avec tous nos canons et notre cupidité, pouvons nous comparer à eux en douceur et en amitié ; ni pour ce qui est de traiter comme une bête sauvage un peuple qui a des vertus, des poètes, des métiers, un gouvernement, et des arts !” “Ce n’est pas vrai, mais inique, que la meilleure façon qu’ait le roi pour se faire des sujets soit de les exterminer, ni que la meilleure façon d’enseigner la religion à un Indien soit de le jeter au nom de la religion à des travaux de bêtes ; de lui ôter se enfants et ce qui lui tient de nourriture ; et de lui faire tirer la charge avec son front comme les bœufs !” Et il citait des versets de la Bible, des articles de la loi, des exemples de l’histoire, des paragraphes des auteurs latins, tout cela sens dessus dessous et avec une grande beauté, comme chutent les eaux d’un torrent, entraînant dans l’écume les pierres et les animaux nuisibles de la montagne.

Il était seul au combat ; seul quand Fernando, qui ne savait rien oser, ne voulait pas mécontenter les conquistadores, eux qui envoyaient tant de bon or à la cour ; seul quand Charles Quint, alors que celui-ci enfant l’écoutait avec vénération, le trompa plus tard, quand il commença à avoir des ambitions qui demandaient beaucoup de dépenses, et qu’il n’était pas favorable à dresser les “affaires de l’ecclésiastique” contre celles d’Amérique, qui lui envoyaient pour tribut des galions d’or et de joyaux ; seul quand Felipe II, qui dépensa un royaume pour s’en procurer un autre, et qu’il laissa à sa mort tout empoisonné et froid, comme le trou où a dormi la vipère. Lorsqu’il allait voir le roi, il découvrait l’antichambre pleine des amis des colons espagnols, tous en soie et chapeaux à plumes, avec des colliers d’or des Indiens d’Amérique : il ne pouvait pas parler au ministre, car il avait lui-même des encomiendas, et il avait des mines, ou il jouissait des fruits de ceux qui les possédaient à la tête des autres. Par peur de perdre la faveur de la cour, on ne l’aidait pas de la même manière que ceux qui avaient des intérêts en Amérique. Ceux qui le respectaient le plus, pour son courage, pour sa probité, pour son habileté, pour son éloquence, n’ont pas voulu le dire, ou l’ont dit là où on ne les entendait pas : car les hommes ont tendance à admirer le vertueux tant qu’il ne leur fait pas honte avec sa vertu ni n’entrave leurs profits. mais dès qu’il se met sur leur chemin, ils baissent les yeux quand ils le voient passer, ou ils disent du mal de lui, ou ils laissent les autres en dire, ou ils le saluent avec la moitié du chapeau, et ils lui enfoncent le poignard dans l’ombre. L’homme vertueux doit avoir une force d’âme, et ne pas avoir peur de la solitude, ni attendre que les autres l’aident, parce qu’il sera toujours seul : mais avec la joie de bien agir, qui ressemble à la clarté du ciel au matin !

Et comme il était tellement sagace qu’il ne disait rien qui pût offenser le roi ou l’Inquisition, mais qu’il demandait de faire preuv de bonté envers les Indiens pour le bien du roi, et pour qu’ils soient plus nombreux à se convertir en vrais chrétiens, ceux de la cour n’avaient aucun moyen de le renier en plein jour, mais ils feignaient de beaucoup l’estimer pour son zèle, une fois ils lui ont donné le titre de « Protecteur universel des Indiens », avec la signature de Fernando, mais de façon à ne pas être soumis à son autorité de protéger ; une autre fois, après finalement quarante ans passés à se justifier, ils lui ont dit de mettre sur papier les raisons pour lesquelles il pensait que les Indiens ne devaient pas être des esclaves ; et une autre fois [encore] on lui donna le pouvoir d’amener des ouvriers d’Espagne dans une colonie à Cumaná où les Indiens seraient vus avec amour, et il n’en trouva pas cinquante dans toute l’Espagne qui désiraient aller y travailler, ceux-là y sont allés, avec un habit qui avait une croix sur la poitrine, mais ils ne purent pas intégrer la colonie, parce qu’une « avant-garde » les avait précédés avec des armes, et que les Indiens furieux avaient tiré avec leurs flèches à la pointe empoisonnée sur tous ceux qui portaient une croix. Et finalement ils le chargèrent, comme pour le retarder, de choisir des lois qui lui paraissent bonnes pour les Indiens, « Combien de lois voudrais-je, alors que selon la loi nous n’avons ni plus ni moins à combattre ! », il les écrivit, et le roi ordonna de les appliquer, mais la loi partait sur le navire, et [avec elle] a manière de lui désobéir. Le roi lui accorda une audience, et il fit comme s’il prenait conseil auprès de lui ; mais alors Sepúlveda entra, avec ses pieds mous et ses yeux de renard, pour apporter les messages de ceux qui commandaient les galions, et ce qui fut fait véritablement fut ce qu’avait dit Sepúlveda. Las Casas le savait, il le savait bien ; mais il ne baissa pas le ton, ni ne se lassa d’accuser, ni d’appeler un crime ce qui se passait, ni de raconter dans sa “Description” les “cruautés”, pour que le roi ordonne au moins qu’il n’y en ait pas autant, pour la honte que [ressentirait] le monde lorsqu’il le saurait. Le nom des scélérats ne fut pas prononcé, car ils étaient nobles et on avait de la compassion pour eux. Et il écrivit comme il parlait, avec une écriture forte et inégale, pleine d’étincelles d’encre, comme un cheval emmené par un cavalier qui veut arriver au plus tôt, qui va en soulevant la poussière et fait sortir des lueurs de la pierre.

Il fut finalement évêque, mais non de Cuzco, qui était un évêché riche, mais du Chiapas, où au loin était le vice-roi, les Indiens vivaient dans un plus grand esclavage. Il est allé au Chiapas, pleurer avec les Indiens ; mais pas seulement de pleurer, parce qu’avec des larmes et des plaintes on ne vainc pas les gredins, mais il a annoncé, sans avoir peur d’eux, qu’il refuserait l’église aux Espagnols qui ne respectaient pas la nouvelle loi qui ordonnait de libérer les Indiens ; il a parlé dans les conseils municipaux, avec des discours à la fois doux et terribles, qui laissaient les colons espagnols aussi insolents que les arbres quand est passé l’ouragan. Mais les encomenderos avaient plus de pouvoir que lui, parce qu’ils avaient le gouvernement de leur côté ; ils ont composé sur lui des chants dans lesquels ils l’appelaient traître et mauvais espagnol ; ils lui ont donné de la musique de cloches la nuit, ils ont tiré des arquebuses devant sa porte pour lui faire peur, et ils ont encerclé le couvent armés, – tous armés, contre un vieil homme maigre et seul. Ils sont même sortis sur la route de Ciudad Real pour que la population ne revienne pas. Lui est venu à pied, avec sa canne, avec deux bons Espagnols, et un Noir qui l’aimait comme son père : parce qu’il est vrai que Las Casas, par amour des Indiens, conseillait au début de la conquête que l’on continue à apporter des esclaves noirs, qui résistaient mieux à la chaleur ; mais après les avoir vus souffrir, il s’est frappé la poitrine et a dit : “Avec mon sang je voudrais payer le péché de ce conseil que j’ai donné par amour pour les Indiens !” Avec son affectueux Noir il est venu, et les deux bons Espagnols. Peut-être était-il venu voir comment sauver la pauvre Indienne qui embrassait ses genoux à la porte de son temple mexicain, folle de douleur parce que les Espagnols avaient tué le mari de son cœur, qui allait la nuit prier les dieux. Et soudain Las Casas vit que les sentinelles que les Espagnols avaient envoyées pour l’empêcher d’entrer étaient des Indiens ! Il avait donné sa vie aux Indiens, et les Indiens étaient venus attaquer leur sauveur, parce que ceux qui les fouettaient l’avaient ordonné ! Il ne s’est pas plaint, mais a parlé ainsi : « Eh bien, c’est pourquoi, mes enfants, je dois vous défendre davantage, parce qu’ils vous ont tant martyrisés que vous n’avez même plus le courage d’être reconnaissant. » Et les Indiens, en pleurant, se jetèrent à ses pieds et lui demandèrent pardon. Et il entra dans Ciudad Real, où les colons espagnols l’attendaient, armés d’arquebuses et de canons, comme pour aller à la guerre. Quasiment en cachette, le vice-roi dut le  faire embarquer pour l’Espagne, car les encomenderos voulaient le tuer. Il est allé dans son couvent, se battre, se défendre, pleurer, écrire. Et il est mort, sans jamais se lasser, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

Notes

[1] Bartolomé de la Casas, Brevísima relación de la destrucción de las Indias.

[2] Cape courte avec col et sans capuche (source : RAE).

[3] Autre nom de l’île Hispaniola, aujourd’hui appelée Saint-Domingue, et composée d’Haïti et de la République dominicaine (source : Wikipédia).

[4] L’encomienda était un système appliqué par les Espagnols dans tout l’Empire colonial espagnol lors de la conquête du Nouveau Monde à des fins économiques et d’évangélisation. C’était le regroupement sur un territoire de centaines d’indigènes que l’on obligeait à travailler sans rétribution dans des mines, des champs ou pour construire des projets : il s’agissait d’un “pseudo-servage”, d’une “forme rajeunie de régime seigneurial”. Ils étaient “confiés” (“encomendados”), c’est-à-dire placés sous les ordres d’un “Encomendero”, colon espagnol ainsi récompensé de ses services envers la monarchie espagnole ; dans la pratique, celui-ci disposait librement des terres des indigènes, bien qu’elles appartiennent toujours à la Couronne. (Source : Wikipédia).

[5] Fernández de Oviedo, Gonzalo, Historia general y natural de las Indias, islas y tierra-firme del mar océano. Disponible en ligne en quatre tomes sur la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes.


Traduit de l’espagnol par Patrick Moulin @dsirmtcom.

Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, août 2021.

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