José Martí, La Edad de Oro – IV.1. Un paseo por la tierra de los anamitas [Une promenade le long de la terre des Annamites]

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Philosophie – Fiches de lecture

Fiches de lecture n° 36-IV-1- José Martí, La Edad de Oro – Un paseo por la tierra de los anamitas [Une promenade le long de la terre des Annamites]


Sommaire

Présentation générale
Premier numéroSecond numéroTroisième numéroQuatrième numéro


Un paseo por la tierra de los anamitas [Une promenade le long de la terre des Annamites]

Una fiesta en la pagoda [Une cérémonie religieuse à la pagode bouddhique de l’Esplanade des Invalides] – Source : Las ilustraciones de La Edad de Oro de José Martí

On conte un conte de quatre Hindous aveugles, là-bas en Hindoustan en Asie, qui étaient aveugles depuis la naissance, et qui voulaient savoir à quoi ressemblait un éléphant. “Allons, dit l’un, là où est le paisible éléphant de la demeure du Rajah, qui est un prince généreux, et il nous laissera savoir à quoi il ressemble.” Et ils allèrent au rendez-vous du prince, avec son turban blanc et son manteau blanc ; et ils entendirent en chemin rugir la panthère et piailler le faisan doré, qui ressemble à un dindon avec deux plumes très longues à la queue ; ils dormaient la nuit dans les ruines de pierre de la célèbre Jehanabad, où il y avait eu avant beaucoup de commerce et de pouvoir ; et ils passèrent par-dessus un torrent, suspendus de main en main à une corde, qui était soutenue des deux côtés par une fourche, comme la corde lâche sur laquelle dansent les gymnastes dans les cirques ; et un charretier au bon cœur leur dit de monter dans sa charrette, parce que son bœuf bossu aux cornes courtes était un bœuf bonnasse, qui avait du être quelque chose comme un grand-père dans une autre vie, et il ne s’était pas irrité parce que des hommes lui étaient monté dessus, mais il regardait plutôt les promeneurs comme s’il les conviait à monter dans la chariot. Et ainsi les quatre aveugles arrivèrent au palais du Rajah, qui était à l’extérieur comme un château, et à l’intérieur comme une boîte de pierres précieuses, remplie de coussins et de tentures, avec un plafond ouvragé, et les murs avec des fleurons d’émeraudes et de saphirs, des chaises en ivoire, et le trône du Rajah en ivoire et en or. “Nous venons, Seigneur Rajha, pour que vous nous laissiez voir avec nos mains, qui sont les yeux des pauvres aveugles, quelle est la forme du paisible éléphant. “Les aveugles sont des saints”, dit le Rajah, “les hommes qui désirent savoir sont des saints : les hommes doivent tout apprendre par eux-mêmes, et ne pas croire sans questionner, ni parler sans comprendre, ni penser comme des esclaves ce que les autres leur ordonnent de penser : que les quatre aveugles aillent voir avec leurs mains le paisible éléphant.” Les quatre se mirent à courir, comme si leur était soudain revenue la vue : l’un chuta, le nez sur les marches du trône du Rajah ; l’autre se heurta si fort contre le mur qu’il tomba assis, vérifiant s’il avait perdu dans le choc quelque morceau de sa tête : les deux autres, avec les bras ouverts, se sont retrouvés soudain étreints. Le secrétaire du Rajah les conduisit là où se trouvait le paisible éléphant, qui mangeait sa ration de trente-neuf galettes de riz et quinze galettes de maïs, dans un plat en d’argent avec un pied en ébène ; chaque aveugle se jeta, quand le secrétaire dit “maintenant !”, par-dessus l’éléphant, qui était de ceux qui sont petits et rondelets : l’un l’étreignit par une patte ; l’autre l’attrapa par la trompe, et il monta en l’air et descendit, sans vouloir lâcher prise : un autre tenait sa queue ; l’autre avait saisi une anse du plat de riz et de maïs. “Je sais”, dit celui qui a la patte : “l’éléphant est haut et rond, comme une tour qui bouge”. « Ce n’est pas vrai ! » dit celui de la trompe : « l’éléphant est long, et se termine par un bec, comme un entonnoir à viande. » “Faux et très faux”, dit celui de la queue: “l’éléphant est comme un battant de cloche” “Tous se trompent, tous ; l’éléphant a la forme d’un anneau, et il ne bouge pas”, dit celui de l’anse du plat. Et ainsi sont les hommes, chacun croit que seul ce qu’il pense et voit est la vérité, et dit en vers et en prose qu’on ne doit croire que ce qu’il croit, tout comme les quatre aveugles de l’éléphant, quand ce qu’il faut faire est d’étudier avec attention ce que les hommes ont pensé et fait, et ceci donne une grande satisfaction, qui est de voir que tous les hommes ont les mêmes peines, la même histoire, le même amour, et que le monde est un temple magnifique, où demeurent en paix tous les hommes de la terre, parce que tous ont voulu connaître la vérité, qu’ils ont écrit dans leurs livres que c’était utile d’être bon, et qu’ils ont souffert et combattu pour être libres, libres sur leur terre, libres dans leur pensée.

Eux aussi, et autant que les plus braves, ont combattu, et retourneront combattre, les pauvres Annamites, ceux qui vivent de poisson et de riz et s’habillent de soie, là-bas au loin, en Asie, au bord de la mer, au-dessous de la Chine. Ils ne nous paraissent pas d’un beau physique, mais nous non plus ne leur paraissons pas beaux : ils disent que c’est un péché de se couper les cheveux, car la nature nous a donné les cheveux longs, et c’est un vaniteux celui qui se croit plus savant que la nature, alors ils portent les cheveux en chignon, comme les femmes : ils disent que le chapeau est fait pour donner de l’ombre, à moins qu’il ne soit porté comme signe de pouvoir dans la maison du gouverneur, qui alors peut être une calotte sans bords : de sorte que le chapeau annamite est comme une cagoule, avec la corne en l’air et l’ouverture très large : ils disent que dans leurs terres chaudes il faut s’habiller de façon ample et légère, afin que l’air parvienne au corps, et ne pas avoir le corps emprisonné entre la laine et le cachemire, qui absorbent les rayons du soleil, qui étouffent et qui brûlent : ils disent que l’homme n’a pas besoin d’être large d’épaule, car les Cambodgiens sont plus grands et plus robustes que les Annamites, mais à la guerre les Annamites ont toujours vaincu leurs voisins les cambodgiens ; et que le regard ne doit pas être bleu, car le bleu trompe et délaisse, comme le nuage dans le ciel et l’eau de la mer ; et que la couleur ne doit pas être blanche, car la terre, qui donne toutes les beautés, n’est pas blanche, mais des couleurs de bronze des Annamites ; et que les hommes ne doivent pas porter la barbe, qui ne vaut que pour les bêtes : même si les Français, qui sont maintenant les maîtres d’Annam, répondent que cette affaire de barbe n’est que de la jalousie, parce que l’Annamite garde bien la petite moustache qu’il a : et que dans leurs théâtres, qui fait office de roi, sinon celui qui à la barbe la plus longue ? Et le mandarin, ne monte-t-il pas sur les planches avec des moustaches de tigre ? Et les généraux, ne portent-ils pas une barbe rousse ? « Et pourquoi aurions-nous besoin d’avoir les yeux plus grands », disent les Annamites, « et encore plus près du nez ? Avec ces yeux en amande que nous avons, nous avons construit le Grand Bouddha de Hanoï, le dieu de bronze, avec un visage qui semble vivant et haut comme une tour ; nous avons érigé la pagode d’Angkor, dans une forêt de palmiers, avec des couloirs de deux lieues, des lacs dans les cours, et une maison dans la pagode pour chaque dieu, mille cinq cents colonnes, et des allées de statues ; nous avons fait sur le chemin de Saigon à Cholen, la pagode où dorment, sous une couronne de tours ajourées, les poètes, qui chantaient le patriotisme et l’amour, les saints qui vivaient parmi les hommes avec bonté et pureté, les héros qui ont combattu pour qu’ils les libèrent des Cambodgiens, des Siamois et des Chinois : et rien ne se ressemble autant à la lumière, que les couleurs de nos tuniques de soie. Nous portons un chignon, un chapeau à corne, des culottes larges, une blouse colorée, et nous sommes jaunes, au nez camus, chétifs et laids ; mais nous travaillons à la fois le bronze et la soie : et quand les Français sont venus nous voler notre Hanoï, notre Hué, nos cités aux palais de bois, nos ports pleins de maisons de bambou et de jonques, nos entrepôts de poisson et de riz, pourtant, avec ces yeux en amande, nous avons su mourir, milliers par milliers, pour leur fermer le chemin. Aujourd’hui, ils sont nos maîtres ; mais demain, qui sait ! »

Et ils se promènent silencieusement, d’un pas égal et triste, sans s’étonner de rien, apprenant ce qu’ils ne savent pas, les mains dans les poches de la blouse : de la blouse bleue, attachée au cou par un bouton de verre jaune : et en guise de chaussure, ils portent une semelle à lacet, attachée à la cheville avec des rubans. C’est la tenue du pêcheur; de celui qui fait les maisons en roseaux, avec le toit en paille de riz ; du marin agile, dans sa barque à deux pointes ; de l’ébéniste, qui manie l’outil avec les pieds et les mains, et qui incruste les décors de nacre sur les lits et les chaises en bois précieux ; du tisserand, qui avec les fils d’argent et d’or brode des oiseaux à trois têtes, des lions avec des cornes et des ailes, des cigognes avec des yeux humains, et des dieux aux mille bras : c’est le costume du pauvre porteur, qui meurt jeune de la fatigue de tirer la djirincka, qui est la voiture à deux roues, que traîne en tirant le pauvre Annamite : il trotte, trotte comme un cheval : il marche plus que le cheval, et plus rapidement : et à l’intérieur, sans peine et sans honte, va un homme assis ! Comme les chevaux ils meurent ensuite, du mal de courir, les pauvres porteurs. Et de boire du vin clairet et du bourgogne, et de trop manger, meurent, rouges et gras, ceux qui se laissent tirer dans la djirincka, remuant l’air avec leur éventail ; les militaires anglais, les employés français, les commerçants chinois. 

Et ce peuple d’hommes trotteurs est celui qui a construit les pagodes à trois étages, avec des lacs dans les cours, et des maisons pour chaque dieu, et des allées de statues ; celui qui a fabriqué des lions de porcelaine et des géants de bronze ; celui qui tissait la soie avec tant de couleurs qu’elle scintillait au soleil, comme une cape de diamants ? Voilà où cela mène les peuples qui se lassent de se défendre : à tirer comme les bêtes de la charrette de leurs maîtres : et le maître monte dans la charrette, rouge et gras. Les Annamites sont maintenant fatigués. Aux petits peuples il en coûte beaucoup de travail de vivre. Le peuple annamite s’est toujours défendu. Les voisins forts, les Chinois et les Siamois, ont voulu le conquérir. Pour se défendre contre les Siamois, il s’est lié d’amitié avec les Chinois, qui lui ont dit qu’ils l’aimaient beaucoup, ils l’ont reçu avec des processions, des feux et des fêtes sur les rivières, et l’ont appelé “cher frère”. Mais après être entrés sur les terres d’Annam, ils ont voulu le commander comme un propriétaire, il y a environ deux mille ans : et il y a deux mille ans les Annamites se sont défendus contre les Chinois ! Et avec les Français cela leur est aussi arrivé, parce qu’avec ces modes de commandement qu’ont les rois, les peuples ne parviennent jamais à grandir, et plus loin, comme cela se passe en Chine, où on dit que le roi est le fils du ciel, et on croit que le péché le regarde face à face, bien que les rois sachent qu’ils sont des hommes comme les autres, et qu’ils se battent les uns contre les autres pour obtenir plus de peuples et de richesses : et les hommes meurent sans savoir pourquoi, en défendant un roi ou un autre. Dans l’un de ces combats de rois, un évêque français était passé par Annam, en faisant croire au roi vaincu que Louis XVI de France lui donnerait de quoi se battre contre celui qui avait pris le commandement d’Annam : et l’évêque se rendit en France avec le fils du roi, et puis il revint seul, parce qu’avec la révolution qui avait lieu à Paris, Louis XVI ne pouvait plus l’aider ; il rassembla les Français qu’il y avait en Inde d’Asie : il entra dans Annam ; il prit le pouvoir au nouveau roi; rétablissant le roi d’avant pour commander. Mais ceux qui ont vraiment commandé étaient les Français, qui ont voulu tout ce qu’il y avait dans le pays pour eux-mêmes, et ont remplacé celui d’Annam pour y mettre le leur, jusqu’à ce qu’Annam comprenne que cet ami de l’extérieur était dangereux, et qu’il valait mieux être sans ami, et il le repoussa hors d’un combat sur le terrain, il savait encore se battre : seulement les Français vinrent plus tard avec beaucoup de force, avec des canons sur leurs navires de combat, et l’Annamite n’a pas pu se défendre sur la mer avec ses barques en jonc, qui n’avaient pas de canons ; il n’a pas pu non plus conserver ses cités, parce qu’avec des lances on ne peut pas lutter contre des balles ; et autour de Saigon, qui était l’endroit par où étaient entrés les Français, il y avait peu de pierres pour construire des murailles ; l’Annamite n’était pas non plus habitué à cette autre façon de combattre, mais à des guerres d’homme à homme, avec une épée et une lance, poitrine contre poitrine, hommes et chevaux. Village après village, il s’est défendu tout un siècle contre les Français, tantôt les fuyant, tantôt leur tombant dessus, avec toute l’élan des chevaux, et mettant en pièces leur armée : la Chine a envoyé ses cavaliers de combat, parce que les Chinois ne voulaient pas non plus des étrangers sur ses terres, et les repousser hors d’Annam, c’était comme le repousser hors de Chine : mais le Français est d’un autre monde, qui en sait plus sur les guerres et les façons de tuer ; et village après village, avec le sang à la ceinture, il a pris le pays aux annamites.

Les annamites se promènent, silencieux, d’un pas égal et triste, les mains dans les poches de leurs blouses bleues. Ils travaillent. Ils ressemblent à de fins orfèvres dans tout ce qu’ils font, dans le bois, dans la nacre, dans l’armurerie, dans les tissus, dans les peintures, dans la broderie, dans les charrues. Ils ne labourent pas avec un cheval ou un bœuf, mais avec un buffle. Le tissu des vêtements est peint à la main. Avec des couteaux à sculpter, ils façonnent des villages entiers dans le bois dur, avec la maison au fond, et les barques naviguant sur le fleuve, et des gens par milliers dans les barques, des arbres, des lanternes, des ponts, et les bateaux de pêche, tout aussi menu que s’ils l’avaient fait avec l’ongle. La maison est comme pour des nains, et si bien faite qu’elle semble être une maison de jouets, toute faite de pièces. Les murs, ils les peignent : les plafonds, qui sont en bois, ils les sculptent de façon très ouvragée, comme les murs extérieurs : dans tous les coins il y a des vases en porcelaine, et des griffons en bronze avec les ailes ouvertes, et des paravents en soie brodée, avec des cadres en bambou. Il n’y a pas de maison sans son cercueil, qui est là-bas un meuble de luxe, avec des ornements de nacre : les bons enfants offrent à leur père un cercueil luxueux en cadeau, et la mort est là-bas comme une fête, avec sa musique bruyante et ses chants de pagode : il ne leur semble pas que la vie soit la propriété de l’homme, mais plutôt un emprunt qu’il fait à la la nature, et mourir n’est rien de plus que retourner à la nature d’où il vient, et dans laquelle tout est comme un frère pour l’homme ; c’est pour cela que souvent celui qui meurt dit dans son testament qu’il laisse un de ses bras ou une de ses jambes là où les oiseaux peuvent les picorer, où les bêtes peuvent les dévorer, et où peuvent les dissoudre les animaux invisibles qui volent dans le vent. Depuis qu’ils vivent en esclavage, les Annamites vont beaucoup à leurs pagodes, parceque là-bas leur parlent les prêtres des saints de leur pays, qui ne sont pas les saints des Français : ils vont beaucoup dans leurs théâtres, où on ne leur raconte pas des choses pour rire, mais l’histoire de leurs généraux et de leurs rois : ils écoutent accroupis, silencieux, l’histoire des batailles.

Los tres sacerdotes [Les prêtres annamites] – Source : PicClick

A l’intérieur la pagode  est comme ciselée, avec des dentelles en bois peint coloré autour des autels ; et dans les colonnes leurs commandements et leurs bénédictions en lettres argentées et dorées ; et les saints en or, des familles entières de saints, sur l’autel sculpté. A l’avant vont et viennent les prêtres, avec leurs manteaux de tissus précieux, ou de soie verte et bleue, et le bonnet en tissu d’or, l’un avec la fleur de lotus, qui est la fleur de leur dieu, par sa beauté et sa pureté, un autre portant le manteau de la fleur, et d’autres chantant : derrière vont des personnes encapuchonnées, qui sont des prêtres mineurs , avec des musiques et des banderoles, reprenant en choeur la prière : à l’autel, avec leurs mitres brillantes, les dieux assis observent la fête. Bouddha est leur grand dieu, il n’était pas un dieu quand il a vécu véritablement, mais un bon prince, au corps si fort que dans une lutte à mains nues il jetait à terre des jeunes lions, et si beau que celui qui le voyait une fois l’aimait comme son cœur, et avec une telle pensée que les doctes ne pouvaient pas discuter avec lui, parce qu’enfant, il en savait plus que les docteurs les plus sages et les plus vieux. Plus tard il s’est marié, et il aimait beaucoup sa femme et son fils ; mais un après-midi, alors qu’il sortait dans son carrosse de perles et d’argent pour se promener, il vit un pauvre vieillard, vêtu de haillons, et il revint triste de sa promenade : un autre après-midi il vit un mourant, et il ne voulut plus se promener : un autre après-midi, il vit un mort, et sa tristesse était déjà grande ; et une autre fois il vit un moine qui demandait l’aumône, et son cœur lui dit qu’il ne devait pas aller dans un carrosse d’argent et de perles, mais penser à la vie, qui contenait tant de peines, et vivre seul, là où il pourrait penser, et demander l’aumône pour les malheureux, comme le moine. Trois fois dans son palais, il retourna le lit de sa femme et de son fils, comme s’il s’agissait d’un autel, et il sanglota : et il sentis comme si son cœur se mourait dans sa poitrine. Mais il alla, dans l’obscurité de la nuit, dans les montagnes, pour penser à la vie, qui contenait tant de peine,  pour vivre sans désirs et sans taches, pour dire ses pensées à ceux qui voulaient les entendre, pour demander l’aumône pour les pauvres, comme le moine. Il ne mangea pas plus qu’un oiseau ; et il ne but que pour ne pas mourir de soif ; et il ne dormit que sur le sol de sa cabane ; et il ne marcha qu’avec les pieds nus. Et quand le démon Māra [1] vint lui parler de la beauté de sa femme, de la grâce de son fils, de la richesse de son palais, et de l’arrogance de gouverner son peuple comme roi, il appela ses disciples, pour se consacrer à nouveau parmi eux à la vertu : et le démon Māra s’enfuit épouvanté. Ce sont des choses dont les hommes rêvent, et on nomme démons les mauvais conseils qui viennent du côté laid du cœur ; seulement comme l’homme se voit avec un corps et un nom, il donne un nom et un corps, comme si c’était des personnes, à toutes les puissances et forces qu’il imagine : et c’est véritablement la puissance, celle qui vient de la laideur du cœur, et qui dit à l’homme qui vit pour ses plaisirs plus que pour ses devoirs, que quand la vérité est qu’il n’y a pas de plus grand plaisir, qu’il n’y a pas de plus grand délice, que la vie d’un homme qui accomplit son devoir, que [cette vie] est pleine d’épines ! Mais quoi de plus beau, et qui donne plus d’arômes qu’une rose ? Bouddha revint de la montagne, car il pensa, après avoir beaucoup pensé, que vivre sans manger ni boire n’était pas bon pour les hommes, ni dormir par terre, ni marcher pieds nus, mais que le salut était de connaître les quatre vérités, qui disent que la vie est [faite] toute de douleur, que la douleur vient du désir, que pour vivre sans douleur, il est nécessaire de vivre sans désir, et le doux nirvana, qui est la beauté comme la lumière qui donne à l’âme le désintérêt, ne s’obtient pas en vivant comme un fou ou un glouton, pour les plaisirs matériels, et pour amonceler à force de haine et d’humiliations le commandement et la fortune, mais en comprenant qu’il ne faut pas vivre pour la vanité, ni vouloir le [bien] d’autrui ni de garder de la rancune, on ne doit pas non plus douter de l’harmonie du monde ou rien ignorer de lui ou se mortifier par l’offense et l’envie, on ne doit pas non plus se reposer jusqu’à ce que l’âme soit comme une lumière d’aurore, qui est pleine de la clarté et de la beauté du monde, et pleurer et souffrir pour toute la tristesse qu’il y a en lui, et il se voit comme médecin et père de tous ceux qui ont des raisons de souffrir : c’est comme vivre dans un bleu qui n’en finit pas, avec un plaisir si pur que ce doit être ce qu’on appelle la gloire, et avec les bras toujours ouverts. C’est ainsi que Bouddha a vécu, avec sa femme et son fils, après son retour de la montagne. Plus tard ses disciples, qui étaient nombreux, commencèrent à vivre de ce que les gens leur donnaient, parce qu’ils leur parlaient des vérités de Bouddha, de ses prouesses lorsqu’il était prince, et de la façon dont il vivait dans les montagnes ; et le roi vit que dans le nom de Bouddha il y avait du pouvoir, parce que les gens regardaient tout de Bouddha comme une chose du ciel, c’était si beau que cela ne pouvait pas être un homme, celui qui vivait et parlait ainsi. Le roi ordonna de rassembler les disciples, afin qu’ils écrivent dans des livres l’histoire, les sermons et les conseils de Bouddha ; et il engagea les disciples, afin que le peuple puisse voir ensemble le pouvoir du roi et celui du ciel, de là où les gens croyaient que Bouddha était venu dans le monde. Il y eut quelques disciples qui firent ce que le roi voulait, et qui partirent avec l’armée du roi pour dérober aux pays des alentours leur liberté, sous prétexte qu’ils allaient leur enseigner les vérités de Bouddha, qui étaient venues du ciel. et il y en eut d’autres qui dirent que c’était un mensonge des disciples et un vol [commis par] le roi, et que la liberté d’un petit peuple est plus nécessaire au monde que le pouvoir d’un roi ambitieux, et le mensonge de prêtres qui ne servaient le roi que pour son argent, et que si Bouddha avait été vivant, il aurait dit la vérité, qu’il n’était pas venu du ciel mais bien comme viennent [au monde] tous les hommes, qui portent le ciel en eux-mêmes, et on le voit, comme on voit le soleil, quand, par amour pour les hommes et pour l’honnêteté, ils parviennent à être comme s’ils n’étaient pas faits de chair et d’os, mais de clarté, et qu’ils ont de la compassion pour le méchant, comme envers un malade qu’il faut guérir, et [à l’homme] bon ils donnent des forces, pour qu’il ne se lasse pas d’animer et de servir le monde : c’est cela qui est le ciel, et le plaisir divin ! Mais les disciples qui étaient avec le roi pouvaient faire plus ; et le roi leur  ordonna de faire des pagodes avec beaucoup de tours, où ils mettraient le dieu Bouddha sur l’autel, et les disciples décidèrent d’eux-mêmes de faire des tuniques en soie, des manteaux avec beaucoup d’or et des bonnets avec des pointes, les disciples les plus célèbres furent enterrés dans les pagodes, avec leurs statues sur la sépulture, ils leur allumèrent des lumières jour et nuit, et les gens venaient s’agenouiller devant eux, pour qu’ils les consolent des peines qu’apporte le monde, pour qu’ils leur donnent ce qu’ils désirent avoir sur terre, et pour qu’ils les recommandent à Bouddha à l’heure de mourir. Des milliers d’années passèrent et il y eut des milliers de pagodes. Là-bas vont les Annamites tristes, qui ne trouvent plus d’aide sur terre, et qui vont la demander à l’inconnu du ciel.

El teatro anamita [Le théâtre annamite de l’Esplanade des Invalides] – Source : Las ilustraciones de La Edad de Oro de José Martí

Et ils vont au théâtre pour que la force de leur cœur ne s’épuise pas. Au théâtre il n’y a pas de français ! Au théâtre, les comédiens leur racontent les histoires de l’époque où Annam était un grand pays, avec tant de richesses que les voisins voulaient le conquérir ; mais il y avait beaucoup de rois, et chaque roi voulait les terres des autres, et c’est ainsi que le pays s’est usé en combats, et ceux du dehors, les Chinois, ceux du Siam, les Français, se sont joints aux vaincus pour ravir le commandement au vainqueur, et ensuite ils sont restés en maîtres, ils ont entretenu la haine des partisans du combat, afin qu’ils ne s’unissent pas contre ceux du dehors, comme ils auraient dû s’unir, en prenant pour indiscret et traître, celui qui vient comme un ami, habillé en colombe, et qui, dès qu’il est entré dans le pays, ôte ses plumes, et se montre tel qu’il est, un tigre voleur. À Annam, le théâtre ne parle pas de ce qui se passe maintenant, mais de l’histoire du pays ; de la guerre que le brave An-Yang remporta sur le Chinois Chau-Tu ; du combat des deux femmes, Cheng Tseh et Cheng Urh, qui s’habillaient en guerriers et montaient à cheval, qui étaient des généraux du peuple d’Annam, et qui chassèrent de leurs tranchées les Chinois ; et des guerres des rois, lorsque le frère du roi mort voulut régner sur Annam, à la place de son neveu, ou que le roi venait de loin pour prendre la terre au roi Hue. Les Annamites, accroupis, écoutent l’histoire, que les comédiens ne racontent pas en parlant ou en chantant, comme dans les drames ou les opéras, mais avec une musique très bruyante qui ne laisse pas entendre ce que disent les comédiens, qui viennent vêtus de tuniques très riches, brodées de fleurs et d’oiseaux que jamais personne n’a vus, avec des casques d’or très ouvragés sur la tête, des ailes à la taille, quand ils sont généraux, et deux plumes très longues sur le casque, si ce sont des princes : et si ces gens sont ainsi, avec beaucoup de pouvoir, ils ne s’asseyent pas sur les chaises ordinaires, mais sur des sièges très hauts. Et ils racontent, et ils se battent, et ils saluent, et ils conversent, et ils leur font boire du thé, et ils entrent par la porte de droite, et ils sortent par la porte de gauche : et la musique joue sans s’arrêter, avec ses cymbales et sa timbale et son clairon et son violon ; et c’est une interprétation étrange, qui ressemble à des hurlements et des cris sans arrangement et sans ordre, mais on voit que cela prend une tonalité triste quand cela parle de la mort, un autre comme une attaque quand un roi vient gagner une bataille, un autre comme une procession de grande joie quand la princesse se marie, et un autre comme le tonnerre et le bruit quand le grand prêtre entre, avec sa barbe blanche, et chaque ton est orné par les musiciens comme bon leur semble, inventant l’accompagnement selon ce qu’ils sont en train de jouer, de telle façon qu’il semble que ce soit une musique sans règles, même si quand on tend l’oreille, on perçoit que leur règle est de laisser l’idée libre à celui qui joue, pour qu’il s’enthousiasme véritablement avec les pensées du drame, et qu’il mette dans la musique la joie, ou la peine, ou la poésie, ou la fureur qu’il ressent dans le cœur, sans oublier la tonalité de la musique ancienne, que tous ceux dans l’orchestre doivent connaître, pour qu’il y ait un guide au milieu du désordre de leur invention, qui est bien réelle, car celui qui ne connaît pas leurs tonalités n’entend rien de plus que des tambourinages et du brouhaha ; et ainsi il arrive dans les théâtres d’Annam que cela donne mal à la tête à l’Européen, et que lui paraisse détestable la musique qui fait rire de plaisir, ou pleurer de peine, l’Annamite qui est à côté de lui, selon la façon dont les musiciens racontent l’histoire du pauvre avocat qui à force d’ingéniosité se moque des conseillers du roi, jusqu’à ce que le conseiller devienne le pauvre, – ou l’autre histoire triste du prince qui se repentait d’avoir appelé l’étranger pour commander dans son pays, et qui s’était laissé mourir de faim aux pieds de Bouddha, quand il n’y avait alors plus de remède, et que les étrangers ambitieux étaient entrés par milliers sur les terres apeurées, qu’ils commandaient sur l’or et les usines de soie, sur le partage des terres, et dans le tribunal de justice, et que les enfants de la terre eux-mêmes aidaient l’étranger à maltraiter celui qui défendait avec son cœur la liberté de la terre: la musique alors jouait doucement et lentement, comme si elle pleurait, et comme si elle se cachait en-dessous de la terre : et les acteurs, comme si passait un cortège funèbre, se couvraient le visage avec les manches du costume. C’est ainsi qu’est la musique de leurs drames historiques, de leurs combats, de leurs mariages, pendant que les acteurs crient et marchent devant les musiciens sur la scène, et que les généraux se jettent à terre, pour figurer qu’ils sont morts, ou qu’ils passer la jambe droite par-dessus le dossier d’une chaise, pour dire qu’ils vont monter à cheval, ou qu’entrent à travers des rideaux le fiancé et la princesse, pour que l’on sache qu’ils viennent de se marier. Car le théâtre est une salle ouverte, sans coulisses ni encadrements, et sans appareils ni peintures : mais quand la scène est sur le point de changer, sort un régisseur en blouse et turban, et il parle au public, ou il met une table, ce qui signifie qu’il y a un banquet, ou il accroche une lance au fond, ce qui signifie qu’il y a une bataille, ou il souffle l’alcool qu’il a pris dans sa bouche sur une torche allumée, ce qui signifie qu’il y a du feu. Et celui avec la blouse, qui met et enlève, qui sort et entre parmi ceux qui jouent les princes de soie et les généraux d’or, d’il y a mille ans en arrière, quand les parents du prince Ly-Tieng-Vuong voulaient lui donner à boire une tasse de thé empoisonné. Là-bas à l’intérieur, dans ce qui ne se voit pas du théâtre, il y a comme un comptoir, avec des boîtes de maquillage et des miroirs au mur, et un chapelet de barbes, où celui qui joue le fou prend la jaune, la rouge pour celui qui fait le méchant, la noire pour celui qui joue un beau roi, et celui qui joue un vieil homme prend la barbe blanche. Celui qui fait office de gouverneur se peint le visage en rouge et noir. Par-dessus tout, au plus haut du mur, il y a une statue de Bouddha. En sortant du théâtre, les Annamites s’en vont en parlant beaucoup, comme s’ils étaient en colère, comme s’ils voulaient se mettre à courir, et on dirait qu’ils veulent convaincre leurs amis effrayés, et qu’ils les menacent. De la pagode, ils sortent silencieux, la tête baissée, les mains dans les poches de leur blouse bleue. Et si un Français leur demande quelque chose en chemin, ils disent dans leur langue : “Je ne sais pas”. Et si un Annamite leur parle de quelque chose en secret, ils disent : “Qui sait !”

Notes

[1] Le démon Māra personnifie la mort et le mal. Il est l’esprit qui vient tenter Siddhartha Gautama pour l’empêcher d’atteindre l’éveil spirituel (source : Wikipédia).


Traduit de l’espagnol par Patrick Moulin @dsirmtcom.

Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, septembre 2021.

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