José Martí, La Edad de Oro – IV.2. Historia de la cuchara y el tenedor [L’Histoire de la Cuillère et de la Fourchette]

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Philosophie – Fiches de lecture

Fiches de lecture n° 36-IV-2- José Martí, La Edad de Oro – Historia de la cuchara y el tenedor [L’Histoire de la Cuillère et de la Fourchette]


Sommaire

Présentation générale
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Historia de la cuchara y el tenedor [L’Histoire de la Cuillère et de la Fourchette]

On raconte des choses avec tellement de mots étranges, et parfois on ne peut pas les comprendre ! : comme lorsqu’on dit en ce moment à quelqu’un à l’Exposition de Paris : “Prenez un djirincka-djirincka ! Et voyez en un instant toute l’Esplanade [1] !” Mais en premier je dois dire à ce quelqu’un ce qu’est un djirinka ! Et c’est pour cela qu’on ne comprend pas les choses : parce qu’on ne comprend pas les mots dans lesquels elles vous sont dites. Et ensuite, il ne faut pas tout dire à quelqu’un dès la première fois, parce qu’il y en a tellement qu’on ne peut pas tout comprendre, comme quand on entre dans une cathédrale, si grande qu’on ne voit pas plus que les piliers et les arcades, et la lumière là-haut, qui entre comme en jouant au travers des verres ; et plus tard, quand on y est allé plusieurs fois, on voit clair dans l’obscurité, et on marche comme à travers une maison familière. Et ce n’est pas qu’on ne veut pas savoir ; parce que la vérité est qu’on a honte de voir quelque chose et de ne pas le comprendre, et l’homme ne doit pas avoir de repos jusqu’à ce qu’il comprenne tout ce qu’il voit. La mort est ce qui est la plus difficile à comprendre ; mais les vieillards qui ont été bons disent qu’ils savent ce que c’est, et c’est pour cela qu’ils sont tranquilles, parce que c’est comme quand le soleil va se lever, et que tout se pare dans la fraicheur du monde de belles couleurs. Et la vie n’est pas difficile à comprendre non plus. Quand on sait à quoi sert tout ce que donne la terre, et qu’on sait ce qu’ont fait les hommes dans le monde, on ressent le désir de faire encore plus qu’eux : et cela est la vie. Parce que ceux qui restent les bras croisés, sans penser et sans travailler, vivant de ce que les autres travaillent, ceux-là mangent et boivent comme les autres hommes, mais en vérité réellement, ceux-là ne sont pas vivants.

Ceux qui sont vivants véritablement sont ceux qui fabriquent les couverts pour manger, qui paraissent en argent, et qui ne sont pas de l’argent pur, mais un mélange de métaux pauvres, qu’ils mettent par-dessus avec de l’électricité comme dans un bain d’argent. Ceux-là travaillent, et il y a un atelier qui fait quatre cent douzaines de couverts par jour, et a plus d’un millier d’ouvriers : beaucoup sont des femmes, qui fabriquent mieux que les hommes toutes choses avec raffinement et élégance. Nous, les hommes, sommes comme le lion du monde et comme le cheval de combat, qui n’est heureux ou ne devient beau que lorsqu’il hume la bataille et qu’il entend le bruit des sabres et des canons. La femme n’est pas comme nous, mais comme une fleur, et il faut la traiter ainsi, avec beaucoup de soin et d’affection, parce que si on la maltraite, elle meurt promptement, de même que les fleurs. Pour ce qui est délicat, il y a des femmes dans ces orfèvreries, pour limer les pièces fines, pour les broder comme de la dentelle, avec une scie qui découpe l’argent en dessins, comme ces machines pour travailler les horloges, les corbeilles et les bibliothèques en bois tendre. Mais pour le [travail de] force, il y a des hommes ; pour faire bouillir les métaux, pour en faire des briques, pour les mettre dans la machine, minces comme une feuille de papier, pour les machines à découper sur la feuille beaucoup de cuillères et de fourchettes à la fois, pour les argenter dans le bain, où l’argent transformé en eau, de telle façon qu’il ne se voit pas, mais dès que l’électricité passe dans le bain, il est projeté sur les cuillères et les fourchettes, qui sont à l’intérieur suspendues en rang sur un madrier, comme les dents d’un peigne.

Et déjà nous sommes en train de raconter l’Histoire de la Cuillère et de la Fourchette. Avant, tout ce qui était sur la table était en argent pur, ainsi que les carafes et les coupes à fruits, qui sont fabriquées aujourd’hui par des machines : rien que pour donner la forme d’une carafe à un cercle d’argent, le pauvre homme le frappait avec un marteau autour de la pointe d’une enclume, jusqu’à ce qu’il commence à prendre la forme d’un vase, et ensuite il le plongeait d’un côté et l’élargissait de l’autre, jusqu’à ce qu’il reste rond en bas et étroit à la bouche, et ensuite, à la force de la main, il ciselait de l’intérieur les dessins et les fleurs. Maintenant tout cela se fait à la machine, et d’un tour de roue le cercle est transformé en une carafe creuse, et ce qui fait à la main n’est plus que la dernière étape, quand on arrive aux dessins fins des ciselures. De cela on peut en parler ici, parce que là où ils fabriquent les cruches, ils fabriquent les couverts ; et le métal est le même, qu’on fait faire bouillir, qu’on mélange, qu’on refroidit et qu’on aplatit en feuilles, pour faire un vase comme pour faire une cuillère à thé. C’est beau de voir cela, et il semble que l’on soit dans les entrailles de la terre, là où le feu est comme la mer, qui parfois déborde parfois et veut sortir,comme quand il y a des tremblements de terre, et quand les volcans lancent de la fumée, de l’eau chaude, des cendres et de la lave, comme si le monde était en train de brûler de l’intérieur. Cela ressemble à l’atelier d’argenterie lorsqu’on fait fondre le métal. Dans un four sont cuites les pierres, qui dégagent de la fumée, s’effritent, et elles ressemblent à de la cire qui fond, et à de l’eau trouble. Dans un chaudron bouillent ensemble le nickel, le cuivre et le zinc, puis on refroidit le mélange des trois métaux, et on le coupe en barres avant qu’il ait fini de refroidir. On ne sait pas ce que c’est ; mis on regarde avec respect, et comme avec affection, ces hommes en tabliers et en bonnets qui sortent avec leur longue pelle d’un four à l’autre le métal bouillant ; ils ont des visages de braves gens, ces hommes à bonnets : déjà le métal n’est plus pierre, comme quand la charrette l’avait apporté, mais ce qui était pierre s’est transformé en boue et en cendre avec la chaleur du four, et le métal est dans le chaudron, bouillant avec un bruit qui ressemble à un murmure, comme lorsque l’écume s’étend sur la plage, ou qu’un air matinal souffle dans les feuilles de la forêt. Sans savoir pourquoi, on se tait, et on se sent comme plus fort, dans l’atelier de chaudronnerie.

Et plus loin, c’est comme une promenade dans une allée de machines. Toutes sont en train de se mouvoir à la fois. La vapeur est ce qui les fait marcher, mais chaque machine n’a pas une chaudière à eau en dessous, qui lui fournit de la vapeur : la vapeur est là-bas, au fond de l’argenterie, et de là elle déplace de larges courroies, qui font tourner les roues motrices, et quand la roue motrice bouge sur chaque machine, les autres roues se meuvent. La première machine ressemble à une presse à essorer les vêtements, où les habits sont pressés entre deux cylindres en caoutchouc : ici, les cylindres ne sont pas en caoutchouc, mais en acier ; et la barre de métal sort en forme de feuille, de l’épaisseur d’un carton : c’est un carton de métal. Ensuite vient la perforatrice, qui est une machine avec une sorte de mortier qui descend et monte, comme la gencive supérieure quand on mange ; et le mortier a de nombreuses lames en forme de marteau à tête longue et étroite, ou d’écumoire avec un manche fin et une tête ronde, et quand le mortier s’abaisse toutes les lames coupent la feuille en même temps, et laissent la feuille perforée, le métal de chaque trou tombe dans un panier en dessous : et voici la cuillère, voici la fourchette. Chacune de ces pièces de métal découpées et aplaties en forme de marteau est une fourchette ; chacune des têtes rondes, comme une pièce de monnaie très grande, est une cuillère.Comment retire-t-on les dents à la fourchette ? Ah ! ces découpes plates, comme celles des cuillères, doivent être réchauffées au four, car si le métal n’est pas chaud, il devient si dur qu’on ne peut pas le travailler, et pour lui donner une forme, il doit être ramolli. Avec des tenailles, ils sortent les découpes du four : ils les déposent dans un moule d’une autre machine qui a un mortier pour aplatir, et d’un coup du mortier déjà sortent les découpes avec une forme, et on peut voir la pointe longue et étroite de la fourchette. Une autre machine plus fine la coupe mieux. Un autre marque les dents, mais ne les sépare pas, elles sont sur la fourchette presque terminée, mais toujours attachées. Une autre machine coupe les jonctions, et voici maintenant la fourchette avec ses dents. Ensuite on rend dans les ateliers des travaux de précision. Dans l’un, ils ont mis le filet sur le manche. Dans un autre, ils lui donnent la courbe, parce que [la fourchette] est sortie des machines à dents, plate comme une feuille de papier. Dans un autre, ils liment et arrondissent les angles. Dans un autre, ils la cisèlent si elle doit être ornée, ou ils y mettent des initiales, s’ils la veulent avec des lettres. Dans un autre ils la polissent, [avec] ce qui est une chose très curieuse, semblable à celle des meules, à la différence que la machine à polir va plus vite, et que la roue est faite de fils de fer fins comme des cheveux, comme une brosse qui fait des tours, et beaucoup, elle fait environ 2 500 tours en une minute. Et à partir de là, la fourchette ou la cuillère va réellement à l’argenterie, car c’est là qu’ils les mettent le bain électrique, et qu’elles restent comme revêtues d’un habit en argent. Les couverts pauvres, ceux qui coûteront peu, n’ont pas plus d’un ou deux  bain: les bons en ont trois, pour que l’argent dure, bien qu’il ne dure jamais aussi longtemps que l’argent qui était travaillé autrefois avec le marteau. Comme les cuillères, d’ailleurs: autrefois, pour faire une cuillère, il n’y avait pas de machines pour écraser le métal, ou pour l’extraire en feuilles minces comme maintenant, mais simplement à coups de marteau l’orfèvre devait l’écraser, jusqu’à ce qu’il soit comme il le voulait, il découpait la cuillère à la force de la main, il pliait le manche vivement avec poignet, et pour faire le creux il donnait des coups très lentement, chaque fois en un point différent, par-dessus une enclume et il semblait jouer, avec la pointe ronde, comme avec un œuf, jusqu’à ce que la cuillère soit creuse à l’intérieur. De nos jours, la machine fait cela. on met la découpe en forme d’écumoire sur quelque chose comme une enclume, qui à travers la tête, là où le rond tombe, est vide : du dessus, s’abaisse avec force le mortier, qui a par dessous un œuf de fer, et on met la partie arrondie de la découpe dans le creux de l’enclume. Et voilà la cuillère. Ensuite on la lime, on la décore, et on la polit comme la fourchette, et on la porte au bain d’argent : parce que c’est un vrai bain, dans lequel l’argent est dans l’eau, dissous, avec un mélange qu’on appelle cyanure de potassium. Les noms chimiques sont tous ainsi ! L’électricité entre dans la salle de bain, qui est une puissance dont on ne sait pas ce que c’est, mais elle donne de la lumière, de la chaleur, du mouvement et de la force, et elle change et décompose les métaux en un instant, les uns en les séparant, les autres en les joignant, comme dans ce bain d’argent qui, dès que l’électricité entre et l’agite, elle met tout l’argent de l’eau sur les cuillères et les fourchettes qui sont suspendues à l’intérieur. On les sort ruisselantes. On les nettoie avec du sel de potasse. On les maintient à la chaleur sur des plaques de fer chaud. On les sèche bien dans des bacs de sciure de bois. On les brunit dans la machine à brosser. Avec la peau de mouton, on les rend brillantes. Et on nous les envoie à la maison, blanches comme la lumière, dans leur boîte de velours ou de soie.

Notes

[1] L’Esplanade des Invalides : “À l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, pendant laquelle elle fut bordée de pavillons temporaires, l’esplanade fut reliée aux Champs-Élysées grâce à la construction du pont Alexandre-III.” (Source : Wikipédia).


Traduit de l’espagnol par Patrick Moulin @dsirmtcom.

Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, septembre 2021.

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