Bac Philo – IV.2. La Justice et le Droit – Fiche n° 3. Pascal, Vérité au-deçà des Pyrénées

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Source : Code de Hammurabi, Musée du Louvre – Wikipedia

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie IV. La Politique – Chapitre 2. La Justice et le Droit – Fiche n° 3. Pascal, Vérité au-deçà des Pyrénées

Fiche n° 3. Pascal, Vérité au-deçà des Pyrénées

Pascal, Pensées

De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi ; elle est toute ramassée en soi ; elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger, que, s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. “Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies.” C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n’est pas sans exemple. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes il faut souvent les piper ; et un autre bien politique : Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur [“Comme il ignore la vérité qui peut le libérer, il est bon qu’on le trompe”, Augustin]. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement, si l’on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.

Pascal, Pensées, Brunschvicg 294.

Introduction

Toute vie en société, qu’elle soit humaine ou animale, voire végétale, implique une organisation du fait des relations entre chaque individu, de la même espèce ou d’espèce différente. Cette organisation se décline en règles, implicites ou explicites. Dans les sociétés humaines, ces règles prennent la forme de lois, de droits, fondés sur une conception de ce qui est juste. Mais, alors que dans le milieu naturel ces lois – ou ce qui nous semble correspondre à des lois avec notre vision du monde, “scientifiée” ou sanctifiée – se présentent comme universelles (tous les corps tombent à la même vitesse), dans les sociétés humaines, ces lois sont l’objet de conventions ou d’habitudes prise en lien avec des traditions. “Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà”. Après Montaigne, et le suivant sur le même chemin, Pascal nous alerte sur la variation de la conception de la justice : chacun suit les moeurs de son pays. Sur quelle(s) fondation(s) se construit la justice humaine, et plus particulièrement celle qui est issue de traditions ancestrales ? Existe-t-il une loi originelle qui pourrait gagner à être retrouvé, pour que la balance de la justice s’équilibre réellement ? Que gagnerait une société, son peuple à exhumer cette justice de tradition ou de référence aux décisions passées ? Enfin, justice et vérité sont elles incompatibles ? 

L’essence de la justice

Qu’est-ce que la justice ? Il semble difficile de s’y retrouver entre les lois naturelles et celles des hommes, ces dernières variant parfois du tout au tout. Pour tenter de sortir de la “confusion”, chacun va y aller de son avis sur la question. Pascal liste ainsi les différentes positions sur ce que serait “l’essence de la justice”. La première position affirme que c’est celui qui édicte la loi, par sa compétence en la matière, qui fonde ce qu’est la justice. L’auteur des Pensées emploie le terme “autorité”, qui vient du latin auctoritas, de auctor, celui qui augmente la confiance, qui est garant, qui est une source historique ; et qui est aussi celui qui pousse à agir, comme auteur, créateur et fondateur (Gaffiot). Il s’agit d’un savoir, d’une compétence – comme indiqué plus haut – , d’un prestige (Morfaux). Le “législateur” est celui qui propose une loi (latin legislator). La justice en soi se fonde ainsi sur celui qui, par la garantie de son savoir et par sa capacité à être auteur des normes fondatrices que sont les lois. La deuxième position estime que c’est celui qui gouverne, le monarque ou l’État, qui dispose de cette “commodité”. Il faut vraisemblablement comprendre ce terme comme la faculté qu’a le gouvernant d’édicter la justice : c’est à lui qu’il convient de le faire, parce qu’il est à cette place souveraine. Ici, la notion d’autorité laisserait la place à celle de la puissance : le souverain exerce le pouvoir, il incarne donc la justice. Enfin, la troisième position listée par Pascal est celle de la coutume qui a cours au moment présent. La coutume ne relève pas de l’autorité : elle ne se fonde pas forcément sur un savoir mais plutôt sur des habitudes, des traditions. Ce sont ces traditions qui ont un pouvoir d’influence tel que chacun les suit, parce que c’est l’usage du moment. Et c’est justement cette notion temporelle qui l’emporte. Dans le paragraphe précédant l’extrait étudié, Pascal écrit que c’est la “belle raison corrompue” qui a corrompu toutes les lois naturelles, qui pourtant étaient justes en elles-mêmes. La raison pousse les hommes à établir des conventions, des lois, qui changent au gré de cette raison qui ébranle toute justice. Le “plus juste” pour décrire l’essence de la justice serait alors la coutume actuelle. Il faut donc examiner sur quoi cette coutume se fonde, pour fonder à son tour ce qu’est la justice.

Coutume et équité

La justice coutumière tient sa légitimité de sa seule origine : elle nous a été donnée. Prenons l’exemple d’une parole révélée, celle écrite dans le premier livre à avoir été imprimé, la Bible. Le dixième commandement du Décalogue  (les dix commandements originels et non la comédie musicale) indique :

Tu n’auras pas de visées sur la maison de ton prochain. Tu n’auras pas de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa servante, son boeuf ou son âne, ni sur rien qui appartienne à ton prochain. Exode 20.17.

La notion d’équité apparaît ici dans le respect des biens d’autrui : si chacun respecte la (ou les) propriété de l’autre, la coutume sera juste et équitable. Elle sera juste parce que la parole reçue est mise en application, et donc conforme au droit posé par le commandement. Elle sera équitable parce qu’il n’y a pas prise en compte du contenu de ce qui est possédé, mais parce que l’attention est porté sur la convoitise, qui est l’acte délictueux. Le pauvre ne doit pas convoiter ce que possède le riche, et – en théorie car la réciproque est sans doute peu fréquente -, le riche ne doit pas convoiter ce que possède le pauvre. Il importe peu que le riche soit riche et que le pauvre soit pauvre, et que leurs biens ne soient pas égaux ;  l’important c’est qu’il n’aient pas de pensées cupides, pour que ce soit équitable. L’autorité de la coutume repose bien ici sur une croyance mystique : un être surnaturel a écrit sur des plaques de pierre des commandements faisant lois ; ces mêmes plaques ont été reçues par un seul homme, Moïse, et transmises par lui au peuple qu’il guide vers une terre promise. Si la “raison” de l’équité de la coutume est cette révélation de la justice par une parole reçue, il n’y a pas de raison au sens de rationalité dans ce fondement : tout ici est irrationnel.

Cette origine mystique est le talon d’Achille de la justice coutumière. Continuons à examiner ces dix commandements qui nous sont parvenus par voie mystique :

Les dix commandements appartiennent à la révélation de Dieu. Ils nous enseignent en même temps la véritable humanité de l’homme. Ils mettent en lumière les devoirs essentiels et donc, indirectement, les droits fondamentaux inhérents à la nature de la personne humaine. Le Décalogue contient une expression privilégiée de la « loi naturelle ». J.-P. Doucet, Théologie morale – Décalogue.

Cette “loi naturelle” est d’origine surnaturelle : ce ne sont pas les hommes qui l’ont établie, si l’on en croit le texte religieux. Cette loi recense les devoirs et les droits qui en découlent. Alors, où se trouve le talon d’Achille qui risque de l’anéantir ? Pascal affirme qu’il se trouve à son principe, c’est-à-dire au début, au commencement de tout cela. C’est ce que mentionne l’évangile écrit par celui qui rédigera aussi l’Apocalypse, terme issu du Grec et qui signifie révélation.

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. Évangile selon Jean, 1.1.

Le “Verbe”, c’est la parole, tels les commandements reçus par Moïse. Mais Pascal ne remet certainement pas en cause la parole divine, lui qui est un si fidèle défenseur de la religion. Ce n’est pas le principe qui est en cause, mais la construction de la justice par la coutume, et donc par les hommes : la loi des hommes n’est pas la “loi naturelle” issu du divin. Il faut sans doute, et malgré tout, relever, dès la rédaction du commandement dans le texte biblique des présupposés très humains. Le premier est l’existence de la notion de propriété et donc du droit à la propriété. Ce droit sera bien plus tard inscrit parmi les “droits naturels et imprescriptibles de l’Homme” dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette même Déclaration, pourtant révolutionnaire, se fonde également sur une mystique :

[…] l’Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l’Homme et du citoyen. Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 [mis en gras par nos soins].

L’Être suprême, Dieu, tout ici est encore irrationnel à l’origine. Le second présupposé est que c’est l’homme, c’est-à-dire non pas l’être humain sous son nom générique orné de sa majuscule, mais l’être humain masculin qui est propriétaire : la maison, la femme, le serviteur, la servante, le boeuf, l’âne, appartiennent tous au mâle, ce successeur d’Adam et de sa côte devenue femme. Ici aussi, la notion d’équité prévaut sur celle d’égalité, sauf à considérer une équivalence entre une femme et un boeuf, ou entre une maison et un âne. Si nous retirons les présupposés du droit de propriété et de la domination masculine, le commandement lui-même s’anéantit !

Pascal exprime un paradoxe : les lois, censées être justes, sont les plus injustes qui soit. La loi est utilisée pour réparer un dommage, et pourtant ce serait elle le plus grand des dommages. Ces lois sont celles conçues par les hommes, sur la base de la loi naturelle ou divine. Le principe, autrement dit l’origine, reste juste en soi : c’est la nature, l’essence, de la justice. Le problème tient dans l’interprétation de cette loi originelle, principielle. L’homme imagine ce qui est juste, et obéit ainsi à son imagination, à la représentation qu’il se fait de ce qu’est la justice. Si nous reprenons la doctrine platonicienne et sa théories des Idées, ces essences immuables qui sont la véritable réalité, il y a la Justice en soi, l’essence pure et éternelle de la Justice. Et puis il y a la justice telle que les hommes l’imaginent ou la conçoivent, qui participe de la Justice en soi, mais qui n’est que la projection de l’ombre sur les parois de la Caverne du dit Platon. C’est l’aphorisme du philosophe Alfred Korzybski : “une carte n’est pas le territoire qu’elle représente”. Les premières cartes géographiques établies par les hommes diffèrent grandement des images de la Terre que peuvent nous fournir les satellites. La loi est bien une loi, mais elle n’est pas “la Loi” ou son essence. La loi des hommes est presque un ramassis, au sens d’une “accumulation de choses inexactes, sans intérêt, sans valeur” (cnrtl.fr). La loi des hommes n’exprime rien d’autre que ce que les hommes imaginent être juste.

Fronder est un art

Devant cette loi ramassée ou ce “ramassis”, l’observateur pourra éprouver deux réactions, selon son expérience. Celui qui aura déjà constaté ô combien l’imagination humaine pouvait être fertile n’en sera pas surpris. L’imagination n’a de limite que celle de notre capacité à nous représenter des images. La contemplation d’un tableau du peintre flamand Jérôme Bosch est une formidable façon d’explorer l’étendue de ce qu’un être humain peut imaginer. Si l’imagination semble incapable de former des images géométriques complexe, comme celle du myriogone (polygone de dix mille côtés) de la sixième Méditation de Descartes, elle recèle pourtant des tréfonds de créativité, dans ce domaine qui exclut l’entendement et sa faculté de concevoir par la raison. Celui qui n’aura pas côtoyé cet état prodigieux – qui est donc de l’ordre du surnaturel et du mystique – ne laissera pas de s’étonner devant l’ampleur prise par ce “ramassis” à l’origine si fragile. C’est le temps qui lui donne cette ampleur : le terme “coutume” vient du latin consuetudo, qui signifie habitude, usage. Pour parvenir à ce qu’un comportement devienne une habitude – habitude vient du latin habitudo, manière d’être -, il est nécessaire de le répéter dans le temps : c’est ainsi que nous arrivons par exemple à acquérir l’usage de la parole, par l’imitation puis par l’apprentissage. Notons aussi qu’une habitude peut avoir des conséquences négatives ou positives : si je bois de l’alcool chaque jour, je risque de devenir alcoolique, si je joue du piano tous les jours, j’ai une chance de devenir un virtuose. L’exemple du poisson d’avril peut éclairer l’effet du temps sur un usage lié à un “motif” sinon faible, du moins sans lien directement évident. L’origine de cet usage viendrait d’un changement, au XVIIe siècle, du début de l’année dans le calendrier, passant du 1er avril au 1er janvier. Le choix du poisson est moins clair : il pourrait être lié à la saison de pêche ou encore au signe du zodiaque. Toujours est-il que l’habitude du poisson d’avril continue à faire florès encore de nos jours. Le motif est faible et léger – un changement de calendrier -, le temps a donné en quelques siècles “pompe” et “révérence” au dit poisson.

Pascal est âgé de 28 ans lorsque débute la Fronde. Cette période de troubles en France s’étend de 1648 à 1653. Elle commence par la Fronde parlementaire : le Parlement de Paris s’oppose à un édit qui augmente la pression fiscale dans une période de crise économique. Fronder devient alors synonyme de contestation du pouvoir, de l’autorité et de ses lois. “L’art de fronder” va consister à rechercher le talon d’Achille, que nous avons déjà entrevu, dans cette justice coutumière, afin d’en démontrer l’illégitimité. 

La coutume a posé une loi injuste, l’État y dévoile son incompétence : il faut remonter aux origines de cette justice d’usage pour le démontrer. Cela suppose toutefois qu’il y ait une origine, une loi “fondamentale et primitive” que l’État, dans toute son incompétence, aurait bafouée ou détournée de son sens initial, la rendant alors contraire à la justice.

Mais Pascal nous alerte. Nous ne serons jamais gagnants dans cette recherche généalogique d’une législation originelle. Contrairement à son célèbre pari sur l’existence de Dieu, où nous avons tout intérêt à parier, puisque nous ne perdrons jamais : si Dieu existe, c’est tout bénéfice avec le salut de nos âmes, et s’il n’existe pas, nous ne perdons rien. Ici, on perd à tous les coups, et la justice se perd en premier.

Le joug du peuple

Pourtant, à ce “jeu” où toute espérance de gain est vaine, ceux qui obéissent à ces coutumes injustes frémissent à l’écoute des arguments des frondeurs : la loi actuelle n’est qu’injustice, et nous devons retrouver la loi originelle, forcément juste car au principe de toute justice. Nous retrouvons ici l’homme né libre de Rousseau, mais toujours pris par ses fers : 

[…] tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il faut bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre I.

Le terme de “joug” est utilisé par Pascal pour le peuple, comme ici par Rousseau dans cette citation. Ce mot vient du latin jugum, qui signifie à la fois l’attelage utilisé pour des boeufs, et le joug symbolique utilisé par les Romains et sous lequel ils faisaient défiler les vaincus, courbés en signe de soumission. Secouer le joug, c’est donc tenter de se soustraire à la domination d’un plus fort – le charretier, l’ennemi vainqueur – en espérant recouvrer sa liberté. Mais, dans ce jeu du joug, le peuple ne fait qu’aller à sa perte en écoutant les beaux discours des frondeurs, qui eux-mêmes sont terrassés par ces “grands” qui légifèrent et profitent de tous. Soulignons la piste que Rousseau nous donne à suivre : l’ordre social n’est pas issu d’un droit naturel. C’est la mise en cause du “fondement mystique” de la justice coutumière que nous retrouvons ici. Il reste que fonder un ordre social sur des conventions demeure proche d’une loi établie par des coutumes. C’est là qu’une convention prenant la forme d’un contrat, donc d’un accord contemporain et non fondé sur un passé plus ou moins lointain, montre quelque avantage par rapport à une justice coutumière dont la seule légitimité se mesure au nombre de siècles écoulés.

C’est cette “jurisprudence” uniquement temporelle qui pousse alors les hommes à croire juste ce qui s’est déjà produit. Si cela a existé, cela peut être juste. Ici, ce n’est pas une coutume profondément ancrée qui s’impose à tous, mais “tout ce qui n’est pas sans exemple”. Voici la définition du terme “jurisprudence” :

Ensemble des décisions judiciaires qui peuvent servir de référence, de modèle pour résoudre des cas comparables. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

Autrement dit, si cela a pu être juste une fois, cela peut l’être à nouveau. Si l’aspect coutumier et son “fondement mystique” n’est pas utilisé ici, il reste que tout jurisprudence ne peut servir à devenir une coutume sans qu’il y ait un risque pour la justice. La loi du talion, résumée par l’expression “oeil pour oeil, dent pour dent”,  imposait d’appliquer comme châtiment au coupable d’une faute le même dommage qu’il avait causé à sa victime. Il semble inconcevable de pouvoir fonder une justice équitable sur un “modèle” pareil. Plus près de nous, la peine de mort, avec son exécution par la guillotine, qui était la référence pour le crime de sang, a été abolie en 1981. Cette conception de la justice n’était plus supportable, ni même imaginable, dans notre société contemporaine. L’imagination humaine est certes prodigieuse à contempler, mais la justice doit parfois lui imposer ses limites.

Il est bon de tromper

Dans cette dernière partie du texte étudié, Pascal va nous montrer que, pour qu’une justice puisse durer dans le temps, il faut parfois qu’elle travestisse la vérité pour agir au profit des hommes. Il cite Montaigne, parlant de Platon, “le plus sage des législateurs”, qui “dit tout détroussément [ouvertement] en sa République, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper.” (Montaigne, Essais, II, 12). Voici l’extrait de la République qui correspond aux écrits de Montaigne :

Ce que j’en ai vu […], c’est que très souvent il faudra que ceux qui commandent aient recours à la fausseté et à la tromperie, dans l’intérêt de ceux qui sont commandés. Platon, La République, V, 459 c-d.

Nous retrouvons ici la notion d’une justice imaginée, et donc considérée comme juste parce qu’elle correspond à une représentation de ce qu’est la justice. Pascal cite un autre penseur Augustin, qui nous fait revenir au lien entre religion (le “fondement mystique”) et justice. Voici le texte original :

Qu’est-ce à dire, sinon que les dieux adorés par le peuple ne sont que de fausses images, le vrai Dieu n’ayant ni âge, ni sexe, ni corps ? Et c’est cela que Scévola veut laisser ignorer aux peuples, justement parce que c’est la vérité. Il croit donc qu’il est avantageux aux États d’être trompés en matière de religion, d’accord en ce point avec Varron, qui s’en explique très nettement dans son livre des choses divines. Voilà une sublime religion, et bien capable de sauver le faible qui implore d’elle son salut ! Au lieu de lui présenter la vérité qui doit le sauver, elle estime qu’il faut le tromper pour son bien. Augustin, La Cité de Dieu, livre IV, chapitre 27.

Dans cet extrait, Augustin dénonce l’imposture d’un grand-prêtre romain, Scévola. Celui-ci distinguait trois sortes de dieux : ceux des poètes, des philosophes et des politiques. Le peuple ne devait croire que dans les dieux des politiques. Augustin, quant à lui, ne croyait qu’en un seul dieu, le “vrai”, qui pouvait sauver les hommes de leur condition, et non les maintenir dans un état dont ils ne pourraient s’affranchir pour accéder à la liberté et au salut. C’est ainsi que, pour Scévola, il était meilleur de tromper les hommes plutôt que de leur dire la vérité. Il suffisait qu’ils s’imaginent les dieux des politiques comme une représentation du juste.

Le peuple pliant sous son joug, même s’il le secoue de temps à autre, reste ainsi persuadé que ce qui est dit comme juste est vrai et raisonnable. Même si la raison n’a rien fait dans l’avènement de cette vérité trompeuse.C’est encore une fois le temps qui a rendu ce mensonge, cette “usurpation” de la vérité, comme une coutume, une habitude, une manière d’être et de croire en cette justice prétendument vraie, existant depuis la nuit des temps. Cette apparence de vérité tomberait toutefois très vite le masque, si l’on en dévoilait, si l’on en révélait les origines sans commune mesure avec l’essence de la justice. C’est là encore l’ombre sur les parois de la Caverne qui trompe et cache la réalité de la justice en soi. La justice coutumière restera indemne tant que le “prisonnier” de cette Caverne aura la tête bloquée et le regard fermement maintenu vers cette ombre de la justice faussement éternelle.

Conclusion

Où se trouve donc l’essence de la justice ? Les réponses sont confuses : dans la compétence et le savoir de celui qui établit les lois ; dans la faculté possédée par celui qui gouverne ; dans une justice construite au long cours du temps. Cette dernière est la justice coutumière. qui se fonde non sur du rationnel, mais sur un principe de croyances anciennes, de règles issues de textes religieux. Pourtant, cette fondation ne garantit en rien que la loi écrite sur ce principe soit juste. Elle ne correspondra qu’à la représentation de la justice que l’imagination humaine, si prolifique et si diverse, aura produite. Il est toujours possible de chercher ces bases, ces fondations, ce terreau primitif où aurait poussé la justice coutumière. Mais le gain assuré du pari divin de Pascal ne se retrouvera pas ici : tous y perdront, fors les “grands” qui mènent en vérité ce jeu. Le législateur se double d’un usurpateur, d’un politique qui oriente la vérité de la justice au vent de ses propres choix. La loi n’est pas raison, mais elle est raisonnable. mieux vaut une loi en laquelle on croit, garantissant ainsi sa pérennité, qu’une loi dont la vérité “crue” troublerait les hommes.

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4. La Justice et le Droit – Bibliographie

Voir aussi

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Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, mai 2020.

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