Bac Philo – V.2. Le Devoir – Fiche n° 2. Du Devoir et des hommes

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Source : Jérome Bosch, Les Sept Péchés capitaux – Wikipédia

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie V. La Morale – Chapitre 2. Le Devoir – Fiche n° 2. Du Devoir et des hommes

Fiche n° 2 – Du Devoir et des hommes

Introduction

Nous allons explorer la notion du devoir au moyen du prisme kantien de la question “Que dois-je faire ?”. C’est la morale qui répond, selon Kant à cette question. Notre enquête va nous conduire dans la prison de Socrate, où son ami Criton va tenter de le persuader d’échapper à sa condamnation à mort en fuyant Athènes et ses Lois. Nous passerons commande auprès de Moïse de quelques exemples divins de devoirs et d’interdits. A tout seigneur, tout honneur, nous rendrons impérativement visite au catégorique Kant, pour qui le devoir, c’est la vie, et la vie, c’est le devoir. Enfin, nous terminerons par les aléas du progrès, en examinant avec Hans Jonas les conséquences de nos actes pour les générations futures. Nous aurons ainsi fait nos devoirs. IL nous restera à les accomplir moralement.

Du Devoir et des hommes

Platon (427-347 av. J.-C.)

Platon consacre un de ses dialogues à la notion de devoir : le Criton décrit Socrate en prison après son procès pour corruption de la jeunesse et impiété (voir la fiche de lecture de l’Apologie de Socrate), recevant son ami Criton, qui vient lui proposer de s’enfuir clandestinement pour échapper à sa condamnation à mort. Devant ce dilemme de fuir ou de respecter le jugement du tribunal d’Athènes, Socrate va faire encore un fois appel à la dialectique, à la raison, pour savoir où se situe son devoir. 

En conséquence, il nous faut examiner si, oui ou non, nous devons nous conduire ainsi. Je suis homme, vois-tu (et non pas seulement aujourd’hui, mais en tout temps), à ne donner mon assentiment à aucun autre de mes motifs, sinon au motif qui, après supputation, se sera révélé à moi être le meilleur. 46 b.

C’est la recherche de la meilleure réponse à la question kantienne – élaborée quelques siècles plus tard – : “Que dois-je faire ?”. Il faut agir, dans un sens ou dans un autre, c’est-à-dire choisir d’abord quelle est la conduite la plus juste à suivre, la plus conforme au devoir – “nous devons nous conduire ainsi” -, et donc déterminer le meilleur choix, le meilleur motif pour décider d’agir de telle ou telle manière.

Parmi ses arguments, Criton évoque l’opinion de ceux qui, voyant que Socrate ne s’enfuit pas, penseraient qu’il n’a pas voulu sacrifier son argent pour sauver son ami pourtant condamné à mort. Criton craint pour sa réputation.

[…] est-ce l’opinion du plus grand nombre que nous devons suivre et dont nous devons avoir peur ? ou bien est-ce celle d’un unique homme, s’il y en a un qui s’y connaisse, en face duquel, plus que face à tous les autres en bloc, il nous faut avoir, et honte, et peur ? Faute de nous faire les compagnons de celui-là, nous corromprons, nous abîmerons ce qui, tu le sais bien, s’améliorait par l’effet de la justice, se ruinait par l’effet de l’injustice. 47 d.

L’opinion de la multitude n’est pas un argument recevable pour Socrate. Nombreux sont ceux qui ont un avis sur tout : ce qui est beau ou laid, ce qui est bien ou mal, ce qui est juste ou injuste. Mais l’opinion ne se fonde ni sur la raison, ni sur la compétence. Socrate donne l’exemple d’un gymnaste : si celui-ci suit les avis de tout un chacun, il risque fort de ne pas progresser, voir de faire des choix qui nuiraient à la santé de son corps. Alors que, s’il suit les conseils d’un maître avisé, il progressera et prendra soin de son physique. Il en est de même pour l’âme, si l’on écoute docilement les conseils de la multitude, ou si l’on suit ceux du philosophe expérimenté.

[…] ce dont il faut faire le plus de cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien […] Or, l’identité entre vivre et bien vivre d’une façon belle et juste, subsiste-t-elle aussi, oui ou non ? 48 b.

Socrate évoque ici la finalité qui doit guider le choix de la conduite : “vivre bien”, c’est-à-dire rechercher le beau, le juste, pour accomplir son devoir, contenu dans l’expression “il faut”. Il reste cependant à déterminer ce qui est bien, beau ou juste. Si nous limitons la recherche à cette dernière notion, Socrate nous montre que ce sont les Lois et la République d’Athènes qui déterminent ce qui est juste. Il a passé l’équivalent d’un “contrat social” avec la Cité grecque.

[…] ce dont on a accordé à quelqu’un que c’est un acte juste, doit-on le faire ? ou faut-il décevoir ce quelqu’un par notre conduite ? […] En nous en allant d’ici sans avoir eu l’assentiment de la Cité, nous conduirons-nous mal, ou non, envers quelqu’un, et cela envers quelqu’un à l’égard de qui une telle conduite devrait être le plus évitée ? Persistons-nous en outre, ou non, par cette conduite, dans ce que nous lui avons accordé être un acte juste ? 49 e – 50 a.

Le dilemme se précise : si Socrate renie son “contrat” avec les Lois de la Cité, qui déterminent ce qui est juste, comment peut-il rester juste lui aussi ? La réponse correspond ici à la question “Que dois-je ne pas faire ?” Si Socrate fuit clandestinement, il rompt son “contrat” unilatéralement : les Lois disent ce qui est juste ; Socrate ne respecte pas le jugement issu des Lois ; ce que fait Socrate n’est pas juste. Accomplir son devoir, c’est respecter le “contrat” entre Socrate et les Lois, qui s’accordent mutuellement sur ce qu’est un acte juste.

Oui, tout cela on doit le faire, et c’est en une telle conduite que réside le droit : ne pas céder le terrain, ne pas reculer non plus, pas davantage lâcher son rang, mais, à la guerre comme au tribunal, comme partout, faire ce qu’aura ordonné la Cité, la patrie […]. 51 b-c.

Ainsi, la finalité du devoir est de vivre bien, de façon belle et juste. Et ce qui est juste n’est pas déterminé par l’individu lui-même, de façon autonome, mais par ce qui lui est extérieur, en l’occurrence, les Lois et la Cité. Nous avons donc ici une conception téléologique du devoir (la fin, en grec telos), et hétéronomique (les lois, nomos, viennent de l’extérieur, hétéro, autre, différent). 

Alors laisse cela tranquille, Criton ! et faisons comme je dis, puisque c’est de ce côté-là que le Dieu nous montre le chemin. 54 e.

Cette dernière phrase du Criton montre bien que le devoir est fixé par autre chose que l’individu lui-même, ici la divinité. Socrate suivra ce devoir dicté par les Lois, en exécutant lui-même sa condamnation à mort par l’ingestion de la ciguë (voir la fiche de lecture sur le Phédon).

La Bible

A la question kantienne “Que dois-je faire ?”, le décalogue apporte toutes les réponses, pour son époque. Le décalogue, ce sont les “dix commandements”. Selon la tradition biblique, ceux-ci ont été transmis à Moïse, le premier prophète du judaïsme, directement par Dieu. Dans ce contexte historique et religieux, voici la définition du terme “commandement” :

Loi, précepte, règle de conduite exprimant la volonté divine que les croyants sont tenus d’observer. […] Abrégé de la loi, habituellement divisé en dix préceptes, révélée par Dieu au peuple hébreu par l’intermédiaire de Moïse, sur le mont Sinaï. Cnrtl.fr.

Comme aurait pu le dire Monsieur de La Palice, le commandement, c’est ce qui commande, autrement dit, c’est ce qui nous dit ce qu’il faut faire, quel est notre devoir. Le commandement répond à la question “Que dois-je faire ?”, et y apporte même plusieurs dimensions de réponse. Le commandement – ou devoir – vient d’une entité extérieure, autre que l’être humain qui agit selon ce devoir. Nous sommes ici, comme chez Platon, dans une conception hétéronomique du devoir : la loi est dite par quelqu’un ou quelque chose d’autre que soi-même. La volonté qui s’exerce n’est pas la volonté individuelle, mais celle d’une entité dans laquelle croit celui qui agit. Enfin, la loi se présente sous la forme d’un abrégé, un vade-mecum ou un mémorandum : cette forme permet de se rappeler plus facilement de l’essentiel de ce qui constitue le devoir.

Examinons à présent quelques-uns des commandements, et leur domaine d’application.

(I) Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. Exode, 20, 3-17.

(II) Tu ne feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi le SEIGNEUR, ton Dieu, un Dieu jaloux, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations – s’ils me haïssent – mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations – si elles m’aiment et gardent mes commandements. Ibid.

Les quatre premiers commandements traitent du rapport de Dieu avec l’homme, et les six autres du rapport des hommes entre eux. Les deux premiers obligent l’homme au monothéisme – il n’y a qu’un seul Dieu – et lui interdisent de réaliser une représentation physique de toute divinité. Le concept de Dieu est “méta-physique”, c’est-à-dire qu’il est au-delà de la physique. Plusieurs éléments peuvent être soulignés. Tout d’abord, la conjugaison des verbes est au futur, et non à l’impératif. Ce dernier mode signifie un ordre ou un interdit formel. Le futur exprimerait plutôt une recommandation, forte en l’occurrence. Peut-être est-il utilisé pour signifier la conduite à tenir après la prise de connaissance de la loi : comme une sorte de mode d’emploi du devoir, “à lire avant toute utilisation”. Ensuite, il y a deux interdictions qui se complètent : “tu n’auras pas d’autres dieux face à moi”, et pour garantir que “tu n’aies pas de dieux dans mon dos”, “tu ne feras pas d’idole”. Dieu n’est jamais trop prudent. Par ailleurs, il n’est peut-être pas encore considéré comme omniprésent, c’est-à-dire présent en tous lieux et en toutes choses : quand Moïse rencontre Dieu, c’est sur le mont Sinaï, à l’écart des hommes, et surtout dans un lieu précis. Enfin, Dieu est “jaloux”, ce qui peut surprendre à la première lecture. La jalousie est considérée comme un des sept péchés capitaux. Dieu, c’est “être souverainement parfait”, comme le décrit Descartes, souffrirait-il alors d’une petite imperfection ? Que nenni, cette notion de péché capital n’apparaîtra qu’au IVe siècle et sera systématisée par Thomas d’Aquin au XIIIe siècle. Le livre biblique de l’Exode ayant été rédigé quelques siècles avant notre ère, Dieu peut donc encore se payer le luxe d’être jaloux, et Descartes peut attendre l’avènement de sa souveraine perfection.

(IV) Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras toute ton oeuvre ; mais le septième jour est le repos du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucune oeuvre en ce jour-là, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes murs ; car le Seigneur a fait en six jours les cieux, la terre, la mer et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du repos et l’a sanctifié. Ibid.

Le quatrième commandement, dernier de ceux consacrés au rapport de l’homme avec Dieu, est une sorte de Code du travail. Dieu crée l’homme à son image, et il crée la semaine de travail de sa créature à l’image de sa semaine de créateur du monde. La durée de travail hebdomadaire est donc fixée à six jours par semaine et un jour de repos obligatoire : le repos dominical, du latin dominicus, du maître, du Seigneur, du Dieu. Le “dimanche” est le jour, dies, du seigneur, dominica. Le travailleur doit se reposer le dimanche, et il est étonnant de constater l’emprise de ce commandement, jusqu’à nos jours.

Un salarié ne peut travailler plus de 6 jours par semaine : au moins un jour de repos (24 heures auxquelles s’ajoute un repos quotidien minimum de 11 heures) doit lui être accordé chaque semaine et, en principe, le dimanche (repos dominical). Toutefois, le principe du repos dominical connaît plusieurs types de dérogations qui peuvent, selon le cas, être permanentes ou temporaires, soumises ou non à autorisation, applicables à l’ensemble du territoire ou à certaines zones précisément délimitées, etc. / Le fait de méconnaître les dispositions du Code du travail relatives au repos hebdomadaire et au repos dominical est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe. Les contraventions donnent lieu à autant d’amendes qu’il y a de salariés illégalement employés. Les peines sont aggravées en cas de récidive dans le délai d’un an. Ministère du travail, Le travail du dimanche.

Cette fiche pratique du MInistère du travail, destinée à synthétiser le Code du travail sur la notion de repos dominical, est une réécriture du quatrième commandement : les deux sont des abrégés des lois. Le repos dominical est sanctifié dans le décalogue ; il est institué par la Loi dans le Code du travail et toute dérogation non autorisée est sanctionnée. Dans le décalogue, Dieu est le Code du travail ; dans la loi, le Code du travail est Dieu. Dans la religion, c’est le croyant qui défend le repos dominical, au nom de Dieu ; dans la société actuelle, c’est l’État et ce sont les syndicats qui le défendent, au nom de la Loi et au nom du travailleur.

Parmi les six commandements relatifs au rapport entre l’homme et ses semblables, seul le cinquième, qui commande d’honorer ses parents, est formulé positivement. Tous les autres sont dans une formulation négative, signifiant l’interdit : “il ne faut pas”, “tu ne dois pas”.

(VI) Tu ne commettras pas de meurtre. Ibid.

Rédigé aussi sous la forme “Tu ne tueras point”, le sixième commandement est l’interdiction suprême. L’utilisation du terme “meurtre” accentue le sens d’un homicide volontaire. C’est Caïn qui tue son frère Abel, parce que Dieu a tourné son regard vers ce dernier et ses offrandes de viande et qu’il a détourné son regard de Caïn et de ses offrandes de fruits de la terre (Genèse, 4, 3-8). Caïn a tué par jalousie, et là c’était un très vilain défaut. Si “la cuisine, c’est nous et Schmidt”, la jalousie, c’est Dieu, mais pas l’homme. Ce commandement fondera la doctrine du visage et d’autrui chez Levinas :

Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. […] Il m’oppose […] l’infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “tu ne commettras pas de meurtre”. Levinas, Totalité et infini.

La loi, le devoir, nous viennent ici définitivement d’autre chose que nous-mêmes : cette hétéronomie, c’est autrui, et plus exactement le commandement qu’incarne autrui. Dieu est un autre.

Tout le peuple percevait les voix, les flamboiements, la voix du cor et la montagne fumante, il frémit et se tint à distance. Ils dirent à Moïse : “Parle-nous toi-même et nous entendrons ; mais que Dieu ne nous parle pas, ce serait notre mort !” Moïse dit au peuple : “Ne craignez pas ! Car c’est pour vous éprouver que Dieu est venu, pour que sa crainte soit sur vous et que vous ne péchiez pas.” Exode, 20, 19-20.

Et Dieu est un autre à qui il est impossible de parler – ou d’écouter ses paroles tout du moins – directement. Le peuple que Moïse conduit vers la terre promise le sollicite pour être le porte-parole de Dieu. L’hétéronomie est double : Dieu est la Loi, et Moïse est son prophète, du grec prophêtês, “qui dit d’avance”, de pro, avant, et phêmi, je parle (Larousse étymologique). C’est celui qui est l’interprète des dieux, qui dicte le devoir que les dieux lui ont lui-même dicté.

Emmanuel Kant (1724-1804)

Nous l’avons déjà évoquée en visitant Socrate dans sa prison, et en écoutant quelques commandements : Kant pose la question philosophique “Que dois-je faire ?” dans le domaine de la morale et du devoir.

Le champ de la philosophie, dans ce sens familier, donne lieu aux questions suivantes :

1° Que puis-je savoir ?

2° Que dois-je faire ?

3° Que faut-il espérer ?

4° Qu’est-ce que l’homme?

La métaphysique répond à la première question, la morale à la seconde, la religion à la troisième, et l’anthropologie à la quatrième. Mais au fond, l’on pourrait tout ramener à l’anthropologie, parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière. Kant, Logique.

Nous pouvons tenter de la résumer en ces termes : “Qu’est-ce que le devoir moral de l’homme?”, puisque c’est cette notion que nous examinons dans cette leçon. Kant définit le concept de devoir dans les Fondements de la métaphysique des moeurs sous la forme de trois principes :

  1. L’action, pour avoir une valeur morale, doit être à la fois conforme au devoir ET accomplie par devoir ;
  2. L’action accomplie par devoir tire sa valeur morale du principe de la volonté ;
  3. “Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi.”

Le premier principe implique que, pour accomplir véritablement son devoir moral, il faut agir de façon totalement désintéressée. Par exemple, si j’aide une personne âgée à traverser un passage piétons, je dois le faire sans rien attendre en retour : ni une petite pièce, ni même, théoriquement, le moindre remerciement. Le deuxième principe montre que la fin poursuivie par l’action morale doit être de vouloir être moral : la fin n’est pas l’objet de l’action. Si je continue à faire traverser la personne âgée, je dois le faire parce que je veux agir selon la morale. Le troisième principe fonde la nécessité d’agir moralement sur le seul respect de la loi. Si je veux faire traverser cette personne âgée, c’est parce que ma seule intention est de respecter la loi : mon intérêt est purement moral.

La loi est donc ce qui va déterminer la volonté de celui qui veut agir par devoir moral. Pour représenter ce commandement de la raison, Kant va formuler l’impératif catégorique, donc voici deux formulations : 

Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.

Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen.

La première formulation de l’impératif catégorique montre que la volonté d’agir moralement doit se fonder sur un principe subjectif – une maxime – qui puisse se révéler valable pour tout être humain. C’est l’exemple du mensonge : si je mens pour protéger quelqu’un, je ne peux pas en même temps vouloir que mentir devienne une loi universelle. 

La deuxième formulation affirme que la personne humaine, l’humanité, est la suprême fin morale. C’est l’exemple de la promesse : si je promets quelque chose à quelqu’un avec l’objectif que cela me serve plus tard de moyen d’échange, et de rendre ainsi cette personne redevable envers moi ; ou encore, que je fasse des promesses électorales dans le seul but d’être élu, et non de les réaliser absolument, je considère alors l’autre comme un moyen d’atteindre mes fins, qui ne sont pas morales. L’autre n’est pas ici une fin en soi.

Le devoir moral ne peut pas s’accomplir avec l’idée d’un intérêt, ou en vue d’une finalité autre que la loi morale et universelle. Le devoir moral est inconditionnel, sa seule fin est de respecter cette loi morale et universelle. L’homme n’est pas moral par nature ou par contrainte. Il est moral par sa seule volonté, libre et absolue.

Si la notion de finalité subsiste comme dans les précédentes conceptions du devoir –  pour Socrate, la finalité du devoir est de vivre bien, de façon belle et juste ; pour Kant, c’est agir conformément au devoir et par devoir uniquement -, ce qui détermine l’action morale chez Kant n’est plus une instance ou une force extérieure : c’est l’être humain qui obéit à la loi qu’il s’est lui-même donnée.

On voyait l’homme lié par son devoir à des lois, mais on ne réfléchissait pas qu’il n’est soumis qu’à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle, et qu’il n’est obligé d’agir que conformément à sa volonté propre, mais à sa volonté établissant par destination de la nature une législation universelle. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.

L’homme n’obéit qu’à sa propre volonté, et non à la volonté de la nature, du cosmos ou d’un dieu. La seule condition est que cette législation qu’il se crée lui-même puisse être applicable à tous les êtres humains, qu’elle soit universalisable. Le principe de moralité se modifie donc en comparaison de ceux qui ont pu précéder.

J’appellerai donc ce principe, principe de l’AUTONOMIE de la volonté, en opposition avec tous les autres principes, que pour cela je mets au compte de l’HÉTÉRONOMIE. Ibid.

Le “principe suprême du devoir” devient donc le principe de l’autonomie de la volonté : la volonté est libre, absolue, et autonome. Ceci se traduit dans la dernière formulation de l’impératif catégorique.

[…] n’accomplir d’action que d’après une maxime telle qu’elle puisse comporter en outre d’être une loi universelle, telle donc seulement que la volonté puisse se considérer elle-même comme constituant en même temps par sa maxime une législation universelle. Ibid.

Nous devenons notre propre législateur, mais en gardant toujours à l’esprit que “nos” lois doivent pouvoir se révéler être universelles : l’humanité est la fin et non le moyen. Ces notions de volonté autonome, de liberté et d’universalité répondent au contexte historique de l’époque, qui libèrent les peuples : la philosophie des Lumières, la Révolution française. Les jougs de la monarchie et du despotisme tombent et sont remplacés par les régimes républicains et démocratiques, avant que ne tombe aussi plus tard le joug de la religion, qui séparera l’État des Églises.

Hans Jonas (1903-1993)

Dans la doctrine de Platon et dans les textes bibliques, le devoir émanait d’autre chose que de l’homme lui-même. Ces entités lui étaient supérieures : les Lois de la Cité d’Athènes prédominaient sur Socrate ; Dieu préexistait à l’homme. Avec Kant, c’est l’homme qui se fait législateur, et “capitaine” de son devoir moral. A la fin du XXe siècle, c’est ce qui n’existe pas encore qui va devenir source du devoir : c’est “l’humanité à venir”.

La notion de “générations futures” apparaît déjà au XVIIIe siècle, avec la Constitution du 24 juin 1793 :

Article 28. – Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures.

Le législateur de l’époque envisage déjà l’impact que pourrait avoir une Constitution, une Loi élaborée par le peuple, sur ses descendants. Ce qui fonde les droits et les devoirs ne peut rester gravé dans un marbre éternel, qui ne prendrait pas en compte les évolutions de l’humanité. Le carcan d’une loi inamovible, même si elle a pu être – ou sembler – juste au moment où elle a été proclamée, contraindrait à jamais les générations à venir, les rendrait sujets d’un despote venu du passé. Avec Kant, il fallait que le devoir se fonde sur l’universel existant. Désormais, il faut ajouter à cette fondation les conséquences de nos décisions, de nos actes, fussent-ils conformes aujourd’hui en tout point avec notre devoir contemporain. Le choix moral tire sa valeur des résultats pratiques de ses actes : c’est le conséquentialisme (Morfaux).

Cette prise de conscience de l’importance des conséquences de nos actes est liée à l’évolution de la technologie. Avec Descartes, nous allions devenir “comme maîtres et possesseurs de la nature”. Le progrès ne pouvait qu’être source d’amélioration de la condition humaine. Les hommes allaient toujours plus avant vers le bien-être et le bonheur. Cette croyance absolue dans le progrès de la condition humaine s’est effondrée devant les évolutions de la technologie et ses conséquences de plus en plus incontrôlables. 

Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace ou bien que celle-ci s’est indissolublement associée à celle-là. Hans Jonas, Le Principe responsabilité.

L’homme a développé la technologie autour de l’atome. Cela a permis l’essor de la radiothérapie pour traiter les pathologies cancéreuses ou encore de fournir une énergie électrique quasi inépuisable et “propre” à court terme. Mais cela a aussi engendré la bombe atomique qui a détruit Hiroshima, et les déchets des centrales nucléaires vont nous survivre durant des milliers, voire des millions d’années. Les générations actuelles deviennent donc responsables des conséquences de leurs actes envers des générations futures pouvant être très éloignées. Il pouvait sembler conforme au devoir moral de privilégier l’énergie nucléaire aux énergies fossiles (centrales à charbon par exemple) : la différence en terme de pollution directe était en faveur de l’universalisation du nucléaire. Le conséquentialisme change la donne : est-il moral de “léguer” des déchets pouvant irradier des générations futures sur des milliers d’années ? Hans Jonas propose de modifier l’impératif catégorique de Kant, avec plusieurs formulations.

Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une vie authentiquement humaine sur la terre. Ibid.

Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre. Ibid.

Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une telle vie. Ibid.

Le principe de moralité est ici le même quelle que soit la formulation : pour agir moralement, il faut agir en devenant responsable devant l’avenir. C’est à la fois un principe d’autonomie : c’est à nous de décider d’être responsable, d’avoir la volonté libre et absolue d’agir moralement. Et c’est à la fois un principe d’hétéronomie : c’est un autre qui nous dicte sa loi, qui nous commande, depuis un futur qui n’existe pas encore, et que les conséquences de nos actes rendront possible ou non. La réponse à la question kantienne “Que dois-je faire ?” devrait sans doute alors se compléter par cette autre interrogation liée au devoir : “Comment puis-je, par mes actes et la prise en compte de leurs conséquences, être responsable moralement de l’existence l’humanité future ?” 

En bref/L’essentiel

Platon :

  • La finalité du devoir est de vivre bien, de façon belle et juste ;
  • Ce qui est juste, conforme au devoir, c’est de suivre les Lois de la Cité. 

La Bible :

  • Les commandements sont l’expression de la volonté divine, ils disent ce qu’est le devoir, ce qu’il faut faire et ce qui est interdit ;
  • Le devoir vient d’un autre que soi-même : c’est l’hétéronomie, où Dieu, autrui, le visage chez Levinas, nous commande d’agir selon le devoir, comme dans le commandement “Tu ne tueras point”. 

Kant :

  • Dans le champ de la philosophie, la morale répond à la question “Que dois-je faire ?” ;
  • Le devoir moral, formulé par l’impératif catégorique, repose sur l’autonomie de la volonté : c’est l’homme qui obéit à la loi universelle qu’il s’est donnée lui-même.

Jonas :

  • Dans le conséquentialisme, le choix moral tire sa valeur des résultats pratiques de ses actes ;
  • Le devoir est d’agir en tenant compte des conséquences pour l’humanité future, en étant responsable du résultat de ses actes.

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1. Le Devoir – De quoi parlons-nous ?

2. Du Devoir et des hommes

3. Malebranche – Le Devoir, l’ami et le chien

4. Le Devoir – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, juin 2020.

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