Variations autour d’un fond d’œil

Écrits, nouvelles et contes philosophiques (ou pas)

Légende : Cinecitta, dessins de Federico Fellini.

L’œil ne luit pas, il parle. Levinas, Totalité et infini.

Abordons ce nouveau texte selon la mode d’une figure de style. Il s’intitule : Variations autour d’un fond d’œil. Il s’agira donc, sur ce thème auto-imposé, d’explorer quelques déclinaisons possibles de la citation lévinassiene.

Commençons par un poncif du genre avec cet adage usé jusqu’à la moelle de l’orbiculaire : « Les yeux sont le miroir de l’âme ». Si l’âme était visible depuis notre appareil optique, alors les ophtalmologistes seraient métaphysiciens, et les curés voudraient absolument nous sauver en inspectant la plus ou moins grande noirceur de notre pupille. L’expression dériverait d’un texte de Cicéron, dont voici l’extrait.

Les yeux ont aussi un grand rôle à jouer : ils sont les interprètes de l’âme, si le visage en est le miroir. Cicéron, L’Orateur, XVIII.

La condensation quasi freudienne de l’adage ci-dessus montre le déplacement de sens. Selon le philosophe et orateur romain, c’est bien le visage qui est le miroir de l’âme. Sur la scène théâtrale de notre faciès, les yeux ne sont que les acteurs, comédiens ou tragédiens en fonction du caractère opportun le plus adapté à la situation rencontrée. Ils concourent à la mise en scène, mais ne sont qu’un reflet indirect de l’intrigue qui se joue. Interpréter, c’est traduire, et comme nous alerte une autre locution italienne : “Traduttore, traditore”, qui peut se transposer en français par “Traduire c’est trahir”. Si les yeux sont bien des interprètes, alors nul ne peut affirmer, au travers de l’œil embué de larmes ou pétillant de malice, quelle est la vérité de ce reflet d’état d’esprit. L’humeur vitrée, si transparente soit-elle, à la manière d’un miroir sans tain, ne présente ainsi aucune garantie sérieuse d’être la fidèle psyché de notre âme. Dalida, chaussant ses lunettes d’orthoptiste, fredonnerait aux soi-disant miroirs de l’âme : “Paroles, paroles, paroles”.

Après le cliché, vient le temps clinique de l’anatomo-physiologie. Dans le fonctionnement de la vision chez l’être humain, tout est de travers. L’image qui se forme au fond de la rétine est inversée. C’est le cerveau qui corrige a posteriori cet anachronisme, en remettant d’aplomb la gourgandine perspective. Les nerfs optiques de chaque œil se croisent au sein du cerveau dans le chiasma optique : le nerf de l’œil gauche est dirigé vers l’hémisphère cérébral droit et inversement. Enfin l’aire psycho-visuelle se concentre dans le lobe occipital du cerveau, situé à l’arrière du crâne, autrement dit aux antipodes des globes oculaires. Si, à tout cela, nous ajoutons cet instant où nous contemplons notre propre image, également inversée, dans un miroir réel et non plus animiste, même le plus habile des opticiens y perdrait ses lentilles. Si l’œil ne luit pas, son discours est ici “sens” dessus dessous…

Le manichéisme n’étant toujours pas passé de mode, abordons à présent le bon et le mauvais œil. Le premier est toujours précédé d’un bon pied. Comme quoi, on a beau être le plus en vue, on a toujours besoin d’un plus inférieur que soi, surtout s’il est doté de la locomotion. Un panorama, fut-il le plus splendide au monde, finit irrémédiablement par devenir lassant. Et puis, les deux comparses font vite preuve d’une émulation mutuelle : celui qui possède à la fois bon pied et bon œil peut ainsi aller fort loin, sur la forme comme dans le fond. C’est le pied, et le plus souvent le déplacement est à l’œil. Le second est synonyme de sort funeste : celui à qui on jette le mauvais œil doit consulter au plus tôt un marabout de préférence à un lunetier. Mais parfois, rien n’y fait, comme dans le magnifique poème du grand Victor, que ma conscience aime à se remémorer en essuyant une larme au coin de l’œil.

Alors il dit : « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Victor Hugo, La conscience.

L’Abel affaire eut ainsi raison cahin-caha du premier fratricide. Et pour terminer sur une note plus positive (ou pas), rappelons comment le prophète de Nietzsche, tentant de faire de l’œil au peuple qu’il haranguait en lui dévoilant le Surhumain, se mit le doigt au même endroit. Il peignait à son auditoire le tableau sinistre du Dernier Homme, celui qui ne croit plus qu’en la petitesse du plaisir, dans son monde étriqué et plus lisse que le miroir du télescope James Webb. Zarathoustra n’en crut pas ses yeux (et sans doute aussi ses oreilles) lorsqu’il entendit la réponse de ce peuple refusant la domination de tout berger.

“Nous avons inventé le bonheur”, diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue.


Patrick Moulin, MardiPhilo.fr, octobre 2023.

Haut de page

Philosophie, #MardiCestPhilosophie, Œil, Levinas, Cicéron, Dalida, Victor Hugo Nietzsche, Zarathoustra, Miroir, Âme, Vision, Abel, Caïn, Surhumain, Surhomme

#Philosophie #MardiCestPhilosophie #Œil #Levinas #Cicéron #Dalida #Hugo #Nietzsche #Zarathoustra

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.