Bac Philo – II.1. Le Langage – Fiche n° 3. Descartes, La parole ne convient qu’à l’homme seul

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Source : Félix Gouty, Exceptionnel : une veillée funèbre a été filmée chez des chimpanzés.

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie II. La Culture – Chapitre 1. Le LangageFiche n° 3. Descartes, La parole ne convient qu’à l’homme seul

Retrouvez le portrait de Descartes et l’analyse détaillée du Discours de la méthode dans l’ouvrage
« De Socrate à Descartes – Philosophie – Fiches de lecture, tome I »

Fiche n° 3. Descartes, La parole ne convient qu’à l’homme seul

Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle

Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent, qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée; car il arrive souvent que nous marchons et que nous mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons, et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à nage, où ils se noieraient étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse, pour cela, conclure qu’elles aient des pensées. 

Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu’elle l’a dit; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais: ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huître, les éponges, etc.

Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle.

Introduction

Si, comme l’écrit Rabelais, le rire est le propre de l’homme, pouvons-nous affirmer que la parole le soit également ? Bien des espèces communiquent entre elles, voire même entre individus d’espèces différentes. Cette capacité de communiquer semble proche de celle de parler. L’homme a indéniablement cette capacité de parler. Descartes décrit l’homme – ou plus précisément il se décrit lui-même – comme une “chose pensante”. Faisons-nous ici capacités communes avec les animaux, ou bien ne sont-ils qu’une imitation, parfois loin d’être une pâle copie dans certains domaines ? Nous pouvons observer ici un homme qui parle, là un animal comme un perroquet qui profère des sons analogues à des paroles : parmi ces actions extérieures, pouvons-nous discerner une différence notable dans l’usage de la parole, entre l’homme et l’animal ? Par quel moyen certains animaux nous surpassent-ils, lorsque nous sommes parfois si faibles à pouvoir maîtriser notre environnement naturel ? Enfin, malgré cette supériorité relative de l’animal, en quoi pouvons-nous estimer plus grand notre degré de perfection ?

Les mouvements des passions

Lorsque Descartes aborde la question de la faculté de penser chez les animaux autres que l’homme, il commence par se démarquer de Montaigne. L’auteur des Essais déclare qu’il peut y avoir “plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme” (Descartes va l’évoquer par la suite dans son texte). L’homme se croit supérieur à l’animal, poussé par son orgueil. Il se croit l’égal de Dieu – les textes bibliques mentionnent qu’il a été créé à son image -, et s’autorise ainsi à attribuer telle ou telle faculté aux autres créatures. Montaigne va même à l’encontre de la description donnée par la Genèse d’un homme dominant sur les poissons, les oiseaux et tous les animaux qui se meuvent sur la terre (Genèse 1:28) : l’homme n’est qu’une faible créature, ce que confirmera plus tard Pascal avec son “roseau pensant”.

Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soy, exposée aux offenses de toutes choses, se die maîtresse et emperière [impératrice] de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Montaigne, Essais, Apologie de Raymond Sebond.  

Descartes rejoint Montaigne sur l’absence de supériorité totale de l’homme sur les animaux : les hommes n’ont pas un “empire absolu” sur eux. Certains animaux peuvent même être plus forts que nous ou plus rusés. Ce n’est donc pas sur ce point que son avis diffère, mais sur la capacité des animaux à pouvoir penser comme nous, sur leur accès à “l’entendement”.

Les animaux peuvent nous imiter et nous surpasser. Mais en quoi la copie vaut-elle l’original ? Ouvrons une parenthèse ici sur le point de référence de Descartes et celui de Montaigne. Descartes part de sa propre expérience, comme dans le solipsisme (voir ce mot dans le Carnet de Vocabulaire) du cogito : mettant toute réalité en doute en dehors de sa propre conscience, il part d’elle pour pouvoir établir toute certitude. C’est l’homme qui est le point de référence. Montaigne quant à lui met en doute la pertinence pour l’homme de s’auto-attribuer le le pouvoir de se comparer aux autres animaux, et surtout d’en conclure leur “bêtise”.

C’est par la vanité de cette même imagination qu’il [l’homme] s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, aille la part aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon luy semble. Comme connaît-il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? Quand je joue avec ma chatte, qui sait si elle ne tire pas plus son passe-temps de moi que je ne fais d’elle ? Ibid.

Montaigne ne sait pas quel est le point de référence le plus pertinent : l’homme s’imagine comment sont les bêtes, il ne peut affirmer avec certitude sa supériorité sur elle. Fermeture de la parenthèse. Revenons alors à la “considération” de Descartes. Considérer, c’est “regarder, examiner quelque chose sous un aspect déterminé ou d’une façon particulière” (cnrtl.fr), c’est aussi contempler un astre (sideratio), comme les Romains le faisaient pour interpréter la destinée. Nous ne sommes pas ici dans la recherche méthodique de la certitude, Descartes ne veut pas affirmer la thèse que nous allons découvrir plus loin, il veut persuader, puisqu’il ne croit pas pouvoir convaincre :

[La thèse] est énoncée avec d’infinies précautions. Ainsi il ne s’agit que de se « persuader » de quelque chose. La persuasion n’est pas la conviction ferme et assurée car elle ne peut pas s’étayer sur une démonstration contraignante. Elle repose sur une argumentation qui, pour être solide, demeure néanmoins discutable. En témoigne la multiplication des  formules indiquant, non point que Descartes doute de ce qu’il affirme, mais que la certitude en cette matière ne peut pas être fondée sur une évidence. Simone Manon, Descartes et la question du langage.

Descartes considère donc que les animaux nous imitent, nous copient, en se référant à l’homme comme “original”. Mais ils ne nous imitent que sur une partie de nos actions, celles qui ne sont pas “conduites par notre pensée”. Afin que nous puissions distinguer chez l’homme quelles sont ses actions réalisées sans penser (ou sans y penser), Descartes donne d’abord l’exemple de la marche et de l’alimentation. La marche est une activité complexe, acquise par l’homme après un long processus d’apprentissage, même si le nouveau-né dispose d’une capacité réflexe de marche automatique, qui disparaît ensuite. Cette action réflexe fait partie des réflexes dits “archaïques”, communs aux animaux non humains, et qui permettent à ces derniers de marcher quelques instants après leur naissance, sans avoir besoin, comme l’homme, d’apprendre à marcher durant les premiers temps d’existence. Pour bien se rendre compte de la difficulté que nous aurions à penser notre marche, il suffit de lire ce descriptif du cycle de la marche :

Université de Laval, La marche.

S’il nous fallait penser consciemment à toutes ces phases et à leur déroulé, nous chuterions certainement à chaque fois. Il vaut donc mieux, pour l’homme, marcher sans y penser, une fois l’apprentissage terminé. La même réflexion peut être fait pour l’action de s’alimenter : ici aussi, le nouveau-né humain a un réflexe de succion et de déglutition, qui lui permet de s’alimenter sans risque. Le simple fait d’avaler “de travers” ramène à notre conscience cet acte complexe de la phase de déglutition. Nous aurions assurément quelques difficultés si nous devions à chaque bouchée bien penser à faire passer le “bol alimentaire”, le contenu des aliments dans notre bouche, par le trajet de l’oesophage, qui mène à l’estomac puis aux intestins, plutôt que par celui de la trachée artère, qui mène aux poumons, beaucoup plus adaptés à la respiration qu’à la digestion. Dans les cas de la marche et de l’alimentation, les animaux et les hommes agissent pareillement, et, si nous prenons le point de référence cartésien, les animaux nous imitent dans ces deux fonctions. Descartes prend un autre exemple d’action accomplie sans que notre volonté puisse les empêcher : lorsque nous nous protégeons sans y penser, par réflexe, de ce qui peut nous nuire physiquement. Nous repousserons ainsi “automatiquement” le moustique avide de nos globules, la branche qui nous arrive dessus, et nous ne pourrons pas tomber sans instinctivement mettre nos bras devant nous pour tenter de parer la chute. Notons malgré tout dans ce dernier cas que, lorsque l’être humain avance en âge, il peut être nécessaire de revenir à une phase où la chute doit être pensée, et où un apprentissage permet à la fois de prévenir la chute, de limiter son impact et de pouvoir se relever (Cf. Ameli.fr, Comment prévenir les chutes des personnes âgées). Ici aussi, l’animal “imitera” l’homme, en dehors sans doute du cas classique de la tortue qui se retrouve à l’envers.

Reprenant l’exemple de l’alimentation, où animaux et humains agissent sans apprentissage préalable, Descartes donne un dernier exemple d’action réalisée sans intervention de la pensée, avec le somnambulisme, “ceux qui marchent en dormant”. Il rapporte le cas où un homme, en pleine crise de somnambulisme, traverse un cours d’eau sans encombres dans son sommeil où la pensée est absente des actions du corps. Dans la même situation, mais alors qu’il serait éveillé, et donc en pleine possession de sa conscience de ce qui l’entoure, le même se noierait. Nous pouvons supposer ici que cet homme, soit ne sait pas nager lorsqu’il est éveillé, soit que la panique de se retrouver en pleine conscience dans l’eau d’une rivière l’emporte sur sa capacité à la traverser. “La peur n’évite pas le danger”, comme dit l’adage, et le somnambule ne ressent pas la peur puisque sa pensée est contournée, et qu’il n’effectue que des actes automatiques.

Après avoir exposé les actions que nous accomplissons sans y penser, et de manière quasi réflexe, Descartes aborde les “mouvements de nos passions”, qu’il définit comme accompagnés de pensée, mais ne dépendant pas d’elles, et que nous réalisons “malgré nous”. Examinons d’abord la notion de passion. Selon Descartes, la sensation, la passion et la volonté sont des modes de la pensée. Les mouvements liés aux passions sont donc bien aussi, indirectement, liés à la pensée. Il définit les passions comme des émotions de l’âme se rapportant à elle-même, à la différence des sensations qui se rapportent à des objets extérieurs à l’âme. Les passions sont données “à la pensée sans action de sa part” (Bréhier). Gardons ici l’analogie entre passion et passivité : éprouver une passion, même avec la pensée, c’est la subir (voir le terme “passions” dans le Carnet de Vocabulaire). Le mouvement lié à la passion va donc effectivement se faire indépendamment de la pensée et de la volonté, autrement dit “malgré nous”, malgré notre volonté, notre jugement, notre conscience. La sensation produit un effet sur le corps, la passion produit un effet sur l’âme.

Ces mouvements des esprits ont en général leur point de départ dans l’impression d’un objet extérieur sur les sens, ou tout au moins dans l’image de cet objet. C’est l’attitude, prise passivement par la volonté à l’égard de ces objets, sous l’influence du mouvement des esprits, qui constitue en son essence la passion. Aussi la première des passions, condition de toutes les autres, est l’admiration, qui n’est chez Descartes qu’une des formes de l’attention spontanée ; grâce à elle, un objet est en quelque sorte mis au premier plan à cause de sa nouveauté par rapport aux autres. Puis vient l’amour dans lequel la volonté est disposée à se joindre à l’objet, et la haine qui dispose la volonté à s’en écarter ; la joie et la tristesse supposent avant elles l’amour et la haine, puisqu’elles dérivent, l’une, de la satisfaction de ces passions, l’autre de ce qu’elles sont contrariées. Toutes les passions ne sont que des nuances ou des composés de ces cinq passions primitives. Émile Bréhier, Histoire de la philosophie.

Précisons qu’il faut comprendre ici les “mouvements des esprits” comme ce qui équivaudrait aux influx nerveux dans la physiologie contemporaine. Les cinq passions primitives – admiration, amour, haine, joie, tristesse – s’imposent à la volonté et provoquent ces “attitudes” ou “mouvements” dans le sens du texte que nous étudions. Pour Descartes, les mouvements des passions peuvent se retrouver chez les animaux, et même de façon plus intense. Pourtant, même si chez l’homme les passions sont liées à la pensée et que les mouvements passionnels sont communs à l’homme et à l’animal, Descartes estime que nous ne pouvons pas en déduire que l’animal ait des pensées. Chez l’homme, les mouvements des passions sont accompagnés de la pensée pour la simple raison qu’il a la “faculté de penser”. L’observation de l’existence de mouvements comparables chez l’animal ne permet pas de conclure qu’il ait cette même faculté de penser. Cette différence est la première apparition de la thèse cartésienne qu’il va maintenant exposer “clairement et distinctement”.

La parole ne convient qu’à l’homme

Descartes a évoqué les mouvements réflexes, ceux liés aux passions, qui sont autant d’actions observables, puisqu’elles nécessitent que le corps se meuvent : marcher ; saisir les aliments, les déglutir pour manger ; déambulation des somnambules ; expressions des passions par des cris de joie ou de tristesse. Toutes ces actions ont en commun de nous montrer un corps en mouvement, qui pourrait bien n’être, aussi perfectionné soit-il, qu’une machine. Descartes étudie cette hypothèse dans son Traité de l’homme (voir l’article Descartes, le Corps-machine) :

Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. Descartes, Traité de l’homme.

Ainsi construit avec “toutes les pièces” requises, le corps a tout d’une machine : comme les animaux imitent “celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée”, nous pourrions tous, bêtes et hommes, de simples machines dont les organes agencés au mieux peuvent réaliser toutes les fonctions qui procèdent “de la matière”, autrement dit tout ce qui est du ressort – si l’on peut dire – de la mécanique physique et du fonctionnement physiologique. L’observateur un tant soit peu attentif va néanmoins percevoir des “actions extérieures” qui ne sont ni réflexes, ni passionnelles : “les paroles, ou autres signes” émis par l’homme sur ce qui se présente à lui. Ces paroles et signes sont émis “à propos des sujets qui se présentent”, c’est-à-dire qu’ils vont concerner un phénomène extérieur à l’homme – une chose, un être, une situation, etc. – sur lequel l’homme va se prononcer, en énonçant des propos sous forme de paroles ou de signes. Pour Descartes, ces actions extérieures spécifiques que sont les paroles ou les signes émis à propos d’un phénomène montrent que l’homme n’est pas seulement une “machine” corporelle, mais qu’il possède une âme, un esprit qui lui permet de penser. Descartes est dualiste : le dualisme (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire) consiste à concevoir l’homme comme composé de deux réalités distinctes : le corps, substance étendue ; et l’âme, substance pensante. Les deux sont effectivement séparés par leur nature, mais unis étroitement l’un à l’autre. Les paroles et signes sont la manifestation extérieure de la substance pensante qu’est l’âme.

La démonstration méthodique aboutissant à une certitude absolue étant ici difficile, Descartes va préciser la spécificité des paroles et signes émis par l’homme, pour cerner au mieux leur essence, leur nature liée à la faculté de penser, pour en inclure ce qui pourrait paraître en différer, et pour en exclure tout ce qui pourrait y être apparenté suite à une observation expéditive et trop succincte. Il indique tout d’abord pourquoi il pose les paroles et les signes sur un même plan en donnant l’exemple de personnes privées de paroles : les “muets”. Le langage peut en effet prendre plusieurs formes : il peut être exprimé par des sons au moyen de la voix, c’est-à-dire de la phonation. La phonation est le “phénomène d’émission des sons du langage lié à la mise en oeuvre des mécanismes neurophysiologiques nécessaires à sa réalisation” (cnrtl.fr). Nous utilisons les organes qui nous permettent d’émettre des sons articulés :

La physiologie de la phonation correspond à l’ensemble des mécanismes qui permettent l’apparition d’une vibration sur le bord libre des cordes vocales. Il s’agit du mécanisme sonore initial qui est ensuite soumis au filtrage du pharynx et de la cavité buccale pour être transformé en voyelles et en consonnes voisées. Le larynx, et en particulier les cordes vocales, sont au centre du dispositif de production de la voix. A. Giovanni et A. Lagier, Physiologie de la phonation.

Nos organes sont disposés de telle manière que nous pouvons ainsi émettre des sons complexes comme les consonnes, voyelles, syllabes, etc. Notons la description mécaniste du phénomène de la phonation où “toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche” assurent son bon fonctionnement : larynx, cordes vocales, pharynx, cavité buccale incluant la langue et les lèvres, semblent autant de rouages de ce mécanisme si complexe. La voix émet les paroles, mais elle n’est pas le seul moyen pour communiquer : les sourds et les muets emploient des signes “à propos des sujets qui se présentent”. Pour bien nous représenter la possibilité de communiquer avec des signes de façon aussi complexe qu’avec les paroles émises par la voix, nous pouvons observer les gestes réalisés par un chef d’orchestre pour indiquer le tempo d’une oeuvre – vitesse plus ou moins lente, variations de la vitesse -, et les modalités de son expression – du pianissimo au fortissimo en passant par le crescendo ou le decrescendo. Les signes sont réalisés à propos des sujets qui se présentent : la partition globale utilisée par le chef d’orchestre, les musiciens qui en interprètent chaque partie. Si le chef d’orchestre devait donner tous ces éléments par le biais de la parole, l’oeuvre musicale y perdrait assurément de sa clarté auditive. Descartes insiste sur le fait que paroles et signes sont “à propos”, c’est-à-dire qu’ils correspondent à la situation de communication, au contenu exprimé et à sa forme. Il donne l’exemple du “fou”, dont les paroles ne suivent pas la raison, et qui pourtant s’exprime “à propos” : si je suis atteint d’un trouble délirant, que je me place devant une personne que je ne connais pas, en lui disant que je suis content d’elle tout en lui tirant l’oreille, tout cela sera tout à fait à propos si, dans mon délire, je suis intimement persuadé que je suis Napoléon, car il sera parfaitement normal que je félicite un grognard après la victoire d’Austerlitz. Descartes, en donnant l’exemple du “fou”, fait une comparaison avec le “parler des perroquets” pour nous signaler que, s’il inclut le “fou” comme faisant partie de ceux qui s’expriment “à propos”, il en exclut le perroquet. Il prépare ainsi la suite de son argumentation sur ce qui relève de paroles ou signes émis “à propos” et ce qui n’en relève pas, malgré les apparences de similitude. Il rappelle également que nous sommes, à ce stade de son argumentation, dans les mouvements accomplis sans “aucune passion”. Il exclut ainsi les manifestations “de joie ou de tristesse”, passions qui induisent des “actions extérieures” comme les cris. Il exclut aussi tout ce qui résulte du dressage des animaux. Le dressage est le “fait d’habituer un animal à certains comportements” (cnrtl.fr). Il va consister en un apprentissage  : un comportement précis est attendu, et l’animal l’acquiert par la répétition d’une situation où ce comportement va être associé par l’animal à un stimulus. L’animal est ainsi conditionné à reproduire un comportement réflexe. C’est l’exemple bien connu du chien de Pavlov : avant chaque présentation de nourriture, un stimulus (son, lumière, etc.) est produit ; le chien associe la présentation de nourriture, qui le fait saliver, au stimulus ; après de nombreuses répétitions, il se met à saliver au simple déclenchement du stimulus, même sans qu’on lui présente de nourriture. Descartes donne l’exemple d’une pie qui dit bonjour à sa maîtresse. Voilà bien une parole, une action extérieure, mais elle n’est accomplie par la pie que par le mouvement d’une passion, à savoir “l’espérance qu’elle a de manger”. L’oiseau a été “accoutumé” à recevoir une “friandise” chaque fois qu’elle prononçait cette parole. Elle a acquis un réflexe conditionnel : elle a assimilé la condition [SI “je dis bonjour” ALORS “je reçois une friandise”] ; et le mouvement de la passion d’espérance de manger déclenche cette condition. Les mêmes réflexes conditionnés ou conditionnels peuvent ainsi se retrouver chez les chiens, les chevaux ou les singes, en déclenchant “des mouvements de leur crainte, de leur espérance ou de leur joie”. Réflexes, passions, quand bien même tout cela ressemblerait à des paroles ou à des signes, il n’y a rien ici qui soit lié à une quelconque pensée : tout ceci résulte d’automatismes, tout ceci est mécanique, et la pensée n’y est pour rien.

Après avoir développé cette première partie de son argumentaire, qu’il va compléter dans la suite du texte, Descartes présente sa thèse : “la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul.” Tentons de bien comprendre la définition cartésienne de la parole, au vu de ce premier argumentaire. D’abord, ce que n’est pas la parole : elle n’est pas une action réflexe, automatique, accompli sans la moindre intervention d’une pensée ; elle n’est pas liée à la manifestation d’une passion, comme le cri chez l’animal par exemple. Ensuite, ce qu’elle est : une “action extérieure”, observable, “conduite par notre pensée“, justement parce que nous avons “une âme qui a des pensées” ; des paroles ou des signes, à la condition qu’ils sont prononcés “à propos” en se rapportant à ce qui se présentent à nous, et ce, même chez un “fou” dont les paroles, même hors de la raison, seront “à propos” des sujets tels qu’ils se les représentent dans sa folie.. L’homme étant pour Descartes le seul être ayant la faculté de penser, est donc, au vu des éléments que nous venons d’énumérer, le seul à qui convienne la parole : c’est le seul être doué de langage. Descartes rejoint ici Aristote :

(…) seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux (…). Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Aristote, Les Politiques, 1253 a.

Pour Aristote comme pour Descartes, l’homme est le seul à disposer d’un langage. Celui-ci diffère de la manifestation du plaisir ou de la douleur, qui passe par la voix, mais sous forme de cri et non de discours (logos est le terme utilisé par Aristote pour signifier le langage, et ce terme signifie aussi discours). Ici le langage existe pour exprimer le sens moral : ce qui est bon, ce qui est mauvais ; ce qui est juste, ce qui ne l’est pas. Il faut donc pouvoir s’exprimer “à propos” pour pouvoir déterminer, face à ce qui présente à nous, si cela est juste ou non. Nous pourrons comme l’animal exprimer un plaisir ou un dégoût en portant un aliment à la bouche, mais si nous sommes devant les cannibales décrits par Montaigne, nous devrons déterminer s’il est juste ou injuste de manger son prochain, et pas seulement percevoir qu’il a bon goût et le manifester. Il faut donc être doué d’un “entendement” qui nous permettra d’émettre un jugement, ce même entendement que Descartes relie à la pensée au début de ce texte pour signifier que son avis sur les bêtes diffère de celui de Montaigne.

Après l’exposé de sa thèse selon laquelle le langage ne convient qu’à l’homme, Descartes va revenir à l’auteur des Essais, en mentionnant l’un de ces disciples Pierre Charron. Comme nous l’avions déjà indiqué au début de cet article, Montaigne  – et Charron à sa suite – ne conçoit pas de supériorité de l’homme sur l’animal, et surtout il attribue à l’animal la faculté de penser comme l’homme. Descartes estime que l’animal est privé de raison et donc incapable de penser.

Descartes ne dissimule pas qu’il y a là sujet à polémiques et il sait qu’il va heurter «  le plus grand de tous les préjugés que nous ayons retenu de notre enfance, (qui) est celui de croire que les bêtes pensent » (Lettre à Morus du 5 février 1649).  C’est pourquoi dans les deux lettres, il fait allusion à Montaigne. Dans l’Apologie de Raymond Sebond, celui-ci disqualifie la prétention des hommes à se croire d’une nature supérieure aux animaux, n’hésitant pas à affirmer qu’il y a parfois plus de distance d’homme à homme que d’homme à bête. S. Manon, Op. cit.

Descartes voit plus de perfection chez l’homme que chez l’animal. La différence réside ici dans le degré de perfection. Il n’y aurait aucune observation rapportant qu’un animal se serait exprimé en usant des signes, sans que cette expression soit liée à une passion. Le mouvement reste issue d’une émotion ressentie, mais non d’une pensée qui s’énonce. Alors que, même chez un homme “imparfait”, comme ceux qui sont sourds et muets, l’utilisation de signes – avec l’invention du langage des signes ou son équivalent – montre que c’est la pensée qui s’exprime. Attardons-nous ici un instant pour nous demander si la frontière entre le langage et la passion est aussi nette que semble nous l’indiquer Descartes. Rousseau décrit, dans l’évolution du langage et de l’écriture, une phase où passion et langue sont intimement liés :

Un autre moyen de comparer les langues et de juger de leur ancienneté se tire de l’écriture et cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus l’écriture est grossière, plus la langue est antique. La première manière d’écrire n’est pas de peindre les sons mais les objets mêmes, soit directement, comme faisaient les Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent les Égyptiens. Cet état répond à la langue passionnée, et suppose déjà quelque société et des besoins que les passions ont fait naître. Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

Nous aurions ici le témoignage de l’existence possible d’une langue, de paroles et d’écritures, liées aux passions. Mais cela serait dû au degré d’évolution de l’état de société par rapport à l’état de nature où l’homme vivait isolé et sans langage. Les étapes suivantes (écriture graphique puis alphabétique) conduisent à la rationalisation du langage et à la mise à l’écart des passions.

Ce n’est donc plus l’émotion qui s’exprime, mais son équivalent abstrait, la notion : ce que l’autre et tout autre peut en comprendre intellectuellement, c’est-à-dire de l’extérieur. Une telle communication m’arrache à moi-même. Elle me contraint à adopter à l’égard de mon propre sentiment la position de l’autre : entre le « je » qui communique et le « je » qui éprouve des sentiments et des émotions concrètes, le divorce est prononcé. Parce qu’elle n’est plus qu’une médiation sociale, la langue, convertie à l’écriture, met en relation des êtres anonymes et abstraits qui s’expliquent et s’informent mutuellement mais qui ne s’expriment plus. E. Zernic, Commentaires sur l’Essai sur l’origine des langues.

Le langage ainsi rationalisé, pensé, n’a plus rien d’un mouvement de la passion. Le langage est abstraction, c’est-à-dire qu’il isole, par la pensée, une partie d’un tout concret (voir les notions d’abstrait et de concret dans le Carnet de Vocabulaire). Langage et passion peuvent donc être nettement séparés, dans le cas de ce langage rationalisé.

Descartes en arrive à “un très fort argument” pour prouver que le langage ainsi défini ne convient qu’à l’homme seul. Certains animaux disposent d’une configuration anatomique qui leur permet d’émettre des sons qui peuvent être perçus comme des paroles (il citait plus haut les perroquets et les pies). Prenons le temps d’un petit périple en Absurdie sur ce sujet :

Depuis quelque temps, mon chien m’inquiète…

Il se prend pour un être humain, et je n’arrive pas à l’en dissuader .

Ce n’est pas tellement que je prenne mon chien pour plus bête qu’il n’est…mais que lui se prenne pour quelqu’un, c’est un peu abusif !

Est-ce que je me prends pour un chien, moi ? 

Quoique… Quoique…

Dernièrement, il s’est passé une chose troublante qui m’a mis la puce à l’oreille  !

Je me promenais avec mon chien que je tenais en laisse …

Je rencontre une dame avec sa petite fille et j’entends la dame qui dit à sa petite fille :

« Va ! Va caresser le chien ! »

Et la petite fille est venue… me caresser la main !

J’avais beau lui faire signe qu’il y avait erreur sur la personne… que le chien, c’était l’autre… la petite fille a continué de me caresser gentiment la main… 

Et la dame a dit : « Tu vois qu’il n’est pas méchant ! »

Et mon chien, lui qui ne rate jamais une occasion de se taire… a cru bon d’ajouter : « Il ne lui manque que la parole, madame ! »

Raymond Devos, Mon chien, c’est quelqu’un.

En inversant les points de vue, Devos nous permet de prendre conscience de la différence entre l’homme et l’animal. L’homme a beau “faire signe” à la petite fille, elle ne comprend pas ses signes. Ayant alors acquis un statut d’animal, il n’arrive pas à s’exprimer avec “à-propos”, c’est-à-dire faire comprendre à la petite fille que le chien, ce n’est pas lui : les organes ne lui manquent pas, mais il lui manque la parole “à propos” de la situation qui se présente à lui. 

Descartes semble reprendre les “propos” de Raymond Devos : si les animaux, “comme les chiens”, avaient des pensées, il nous les exprimeraient, puisque la parole, telle que définie par Descartes, ne leur manqueraient point. Même si l’on considère que les animaux parlent entre eux, ou plutôt communiquent entre eux, leur mode de communication n’est pas le nôtre, et nous ne pouvons donc pas les comprendre au moyen de l’entendement, et surtout d’un entendement commun avec eux, puisqu’ils ne pensent pas “comme nous”. Et s’ils ne pensent pas “comme nous”, alors, ils ne peuvent pas parler “comme nous”. La thèse cartésienne se complète alors ainsi : le langage ne convient qu’à l’homme seul, car lui seul a la faculté de penser, et donc dispose de la capacité à exprimer sa pensée. Le langage est l’expression de la pensée humaine.

L’horloge animale

L’homme, cet être plus parfait que l’animal, ne peut pas pour autant le concurrencer dans beaucoup de domaines. Descartes réaffirme que l’homme, même s’il tend vers la perfection pour la pensée et pour le langage, n’est pas plus fort que certains animaux, ni plus rusé. Mais encore une fois, ces domaines sont de l’ordre du naturel, c’est-à-dire qu’ils obéissent aux lois naturelles. Le fait que les animaux exécutent des actions naturellement, et bien mieux que les hommes ne le feraient, montrent qu’ils sont comparables à des machines : c’est la théorie des animaux machines. Celle-ci correspond à la description qu’il fait dans le Traité de l’homme du corps humain tel une machine : le corps est comme une statue formée par Dieu, avec toutes les pièces requises pour le faire fonctionner.

Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons; et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ai lui attribuer tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il y en peut avoir encore davantage… Descartes, Traité de l’homme.

Le corps humain est comme un automate, comme une horloge, mais, comme il a été conçu par Dieu, il possède des capacités de mouvements qui dépasse notre entendement et surtout notre imagination. Mais il nous a précédemment averti que l’homme avait un corps et “une âme qui a des pensées”. Il est donc plus qu’une machine, fût-elle la plus complexe. Revenons aux animaux qui, eux aussi, sont comparés par Descartes à des horloges. L’horloge, avec ses diverses pièces et ressorts, indique l’heure toujours mieux que ne le fait le jugement humain. Voici un exemple du degré de précision dont peut être capable de nos jours une horloge atomique (article publié le 24/06/2019) :

La nouvelle horloge atomique DSAC accusera, quant à elle, un décalage de moins d’une nanoseconde tous les 10 jours, soit une seconde tous les 10 millions d’années. Céline Deluzarche, La nouvelle horloge atomique de la Nasa sera 50 fois plus précise que les GPS.

Si nous comparons ceci à la vitesse de l’influx nerveux, estimée entre 1 m/s et 100 m/s, nous pouvons nous imaginer, sans pouvoir d’ailleurs le concevoir, que notre appréciation de l’heure exacte risque de pâtir de cette différence d’échelle. Une nanoseconde équivaut à un milliardième de seconde (9 zéros après la virgule), notre influx aura donc parcouru, dans sa vitesse la plus rapide, 0,0000001 mètre, soit 0,0001 millimètre ou encore 1 dixième de micron. Nous n’aurons donc sans doute même pas encore eu l’idée de l’idée de nous demander l’heure qu’il est. Même si l’animal n’atteint pas non plus cette précision, il peut cependant agir en fonction d’un temps donné : l’hirondelle revient au printemps, grâce à son horloge biologique (que Descartes ne connaît pas encore, mais devine). Les exemples que choisit Descartes semblent répondre à ceux que donnent Montaigne des capacités des animaux :

Au reste, quelle sorte de notre suffisance [habileté] ne reconnaissons-nous pas aux opérations des animaux ? Est-il police réglée avec plus d’ordre, diversifiée à plus de charges et d’offices, et plus constamment entretenue que celles des mouches à miel ? (…) Les hirondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons cherchent-elles sans jugement et choisissent-elles sans discrétion, de mille places, cell qui leur est la commode à se loger ? Montaigne, Op. cit.

Les hirondelles useraient de leur jugement pour trouver le meilleur endroit pour nicher, à leur retour au printemps. Les abeilles – mouches à miel – auraient une sorte de gouvernement – une police – qui règle leurs actions avec ordre. Descartes y ajoutent d’autres exemples : les grues qui volent en formation géométrique ; les singes qui se battent avec un ordre qui suggère la notion de dominance organisée. Le dernier exemple est l’instinct de l’ensevelissement des morts, que l’on retrouve dans les observations modernes de chimpanzés, jusqu’à ce qui s’apparente à un rite funéraire avec toilette du corps :

Constaté par le scientifiques, le comportement général de deuil du groupe auquel appartenait le singe mort semble modulé par l’importance des relations sociales qu’il entretenait avec chaque individu présent. Un mâle, Pan, qui avait apparemment pris Thomas sous son aile, essaye d’arrêter un jeune chimpanzé voulant jouer avec le cadavre, peut-être pour éviter cet apparent « manque de respect ». Une femelle dominante, Violet, va jusqu’à taper violemment ce dernier, comme pour « recentrer » l’attention sur elle. Noel, la mère adoptive de Thomas, lui nettoie les dents avec une brindille et l’épouille délicatement. La dizaine d’autres chimpanzés présents sont assis devant le corps, le touchent gentiment ou le sentent doucement. Félix Gouty, Exceptionnel : une veillée funèbre a été filmée chez des chimpanzés.

Ces chimpanzés montrent des signes qui peuvent être interprétés comme de l’empathie, de la compassion, de la tristesse, exprimant un deuil. Souvenons-nous que la définition cartésienne de la parole exclut les mouvements liés à la passion : la tristesse est une des passions, ces signes ne sont donc pas ceux que définit Descartes comme ne se rapportant “à aucune passion”.  Il fait ici une comparaison, quelque peu surprenante à nos yeux, entre l’instinct d’ensevelir ses morts et celui d’ensevelir ses excréments. Soulignant que les animaux n’ensevelissent presque jamais leurs excréments (ceux qui ont expérimenté la pratique de la défécation du chat dans sa litière l’ont sans doute noté), il en déduit que cette action est réalisée “par instinct et sans y penser”. Ceci tend à montrer que les animaux-machines n’agissent que selon les lois naturelles de leur instinct, sans qu’une pensée intervienne.

Comme nous l’avons déjà indiqué, la démonstration méthodique aboutissant à une certitude absolue est ici difficile. Aussi Descartes mentionne la possibilité de “conjecturer” que les animaux ont une certaine faculté de penser, même si elle est “beaucoup moins parfaite” que chez l’homme. En effet, ils disposent d’organes semblables aux nôtres, aussi il serait possible qu’ils ne leur manquent que la parole, ou pas. Conjecturer, c’est avoir une “idée non vérifiée, fondée soit sur une probabilité, soit sur l’apparence” (cnrtl.fr). Avoir des organes similaires rend probable de disposer des mêmes fonctions ; observer une pie dire bonjour lui donne l’apparence d’être capable de parole.

Mais, pour Descartes, penser, c’est avoir une âme : être une substance étendue – le corps – jointe à une substance pensante – l’âme. Nous l’avons déjà déjà dit, Descartes est dualiste. Et il a aussi conçu sa théorie des animaux-machines :

Cette théorie, rendue possible par le mécanisme universel, résulte de plus de sa conception de l’âme comme substance pensante distincte du corps ; en retirant à l’âme toute fonction vitale et animale, Descartes a, en effet, éliminé tous les motifs qui conduisaient à attribuer une âme à l’animal. Bréhier, Op. cit.

Le langage, la parole, ne conviennent qu’à l’homme seul, car l’animal de dispose pas d’une âme qui lui permette de penser : il n’est qu’une substance étendue, une machine dirigée par ses réflexes et ses instincts, autrement dit par les lois naturelles. Descartes sort de son chapeau dualiste un dernier argument : si les bêtes avaient la faculté de penser, alors elles auraient toutes cette faculté de penser, elles auraient toutes sans exception “une âme immortelle”. C’est le retour du degré de perfection : comment pouvoir considérer que des animaux aussi imparfaits, comme les invertébrés que sont les huîtres ou les éponges, puissent, malgré leur degré d’imperfection, disposer d’une âme et de la capacité de penser ? Descartes serait-il à l’origine de l’expression “avoir un Q.I. d’huître” ?

Conclusion

Le langage et la parole sont le propre de l’homme pour Descartes. SI les animaux peuvent nous imiter, et même nous surpasser parfois, ce n’est que dans des actions relevant d’automatismes, de réflexes, ou dans des comportements liées aux émotions, aux passions. L’homme est à la fois un corps – une substance étendue – et une âme – une substance pensante. Même l’homme le plus imparfait aura cette capacité de penser, qui va lui permettre d’utiliser le langage, qui va toujours être adapté à la situation qu’il rencontre ou à ce qu’il en juge. La physiologie ne suffit pas : le simple fait de disposer des organes qui permettraient de parler ne donne pas un accès systématique à un langage accompagné de pensée, que celui-ci prenne la forme de paroles ou de signes intelligibles. Les animaux, contrairement à l’homme, n’ont qu’un corps, une substance étendue sans substance pensante, ce qui leur confère, selon Descartes, le même statut qu’une horloge, qu’une machine. Et même si certains animaux montrent des capacités remarquables, certains semblent trop imparfaits pour disposer d’une quelconque capacité à penser, et donc d’être doté d’une âme comme celle de l’homme. Parce que l’homme a une âme, qui lui donne la capacité de penser, La parole ne convient qu’à lui et lui-seul.

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Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, juillet 2019.

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