#Philovember 8. L’État : L’individu doit-il avoir peur de l’État ? #Philosophie #État

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Source : Le saut depuis la tour Eiffel de François Reichelt – Wikipedia

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L’individu doit-il avoir peur de l’État ?

Introduction

Lorsque nous écrivons ces lignes, relatives aux rapports entre l’individu et l’État, deux événements se sont produits, d’une nature qui ne les rend pas comparable sur le fond, mais peut-être sur la forme. Une jeune artiste, s’exprimant dans une émission de télévision évoque un sentiment d’insécurité lorsqu’elle se trouve en face d’un agent de police, sentiment qui serait partagé par “des milliers de personnes” (voir l’article Violences policières : “Ce que dit Camélia Jordana est évident, c’est l’étonnement qu’elle rencontre qui est étonnant” dans la bibliographie). Le ministre de l’Intérieur alors en poste appelle à “une condamnation sans réserve” de ces propos. Aux États-Unis d’Amérique, des émeutes ont lieu après la mort d’un afro-américain à la suite d’une arrestation où un policier l’a maintenu plusieurs minutes à terre en s’agenouillant sur son cou. L’individu doit-il avoir peur de l’État ? Dans ces deux situations, la peur est présente, avec le point commun que c’est l’État, représenté par la force publique, qui est à l’origine de cette peur. Pour tenter de répondre à cette question, il nous faut d’abord définir ces notions que sont l’individu, l’État et la peur. Cette peur peut-elle être régulée par un contrôle, que celui-ci concerne l’individu ou l’État ? Doit-on arriver à des situations extrêmes pour cette peur s’estompe, d’une manière ou d’une autre ? Enfin, y a-t-il un intérêt pour l’individu d’éprouver de la peur face à un État ?

Les niveaux

De l’individu à l’État, en passant par la société

L’individu, c’est, étymologiquement, ce qui est indivisible. Tout comme, selon sa Constitution, la “France est une République indivisible” (article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958). Mais ici , la personne morale qu’est l’État français s’oppose à l’individu qu’est le citoyen. L’individu, c’est l’être humain, la personne humaine. Il est l’unité qui compose la société, ce niveau intermédiaire entre l’État et l’individu. La société, c’est un groupe humain organisé, avec des relations entre les individus, au travers de services mutuels. Un individu peut difficilement exister hors de toute société. Même dans le monde animal, des éléments vivant de façon isolée rejoignent à un moment donné le groupe, comme dans les cas de l’organisation matriarcale des éléphants, où les mâles solitaires réintégrent provisoirement le troupeau. Une société peut exister sans être organisée en État. Le fonctionnement de tribus ou de clans peut suffire à gérer le groupe au moyen de la coutume ou de règles plus ou moins explicites. L’État, c’est un groupement humain politique. Kant le définit comme “la réunion d’une multiplicité d’hommes sous des lois juridiques” (Métaphysique des moeurs). L’État est donc fondé sur le principe du Droit, comme le distingue Montesquieu dans L’Esprit des lois : le droit des gens (les rapports des Etats entre eux) ; le droit politique (les rapports des gouvernants et des gouvernés) ; le droit civil (les rapports des citoyens entre eux). 

La peur dans la relation Etat/Individu

Dans sa relation avec l’État, de quoi l’individu doit-il avoir peur et pourquoi ? Intéressons-nous d’abord à ce qu’est la peur, et surtout quelle est son histoire. Au VIIe siècle avant notre ère, Tullus Hostilius, roi de Rome, fait construire un temple dédié à Pavor, divinité allégorique représentant la peur. L’étymologie du terme “peur” vient du latin pavor, qui signifie “émotion qui trouble, qui saisit, qui peut faire perdre le sang-froid” (Gaffiot). La statue de la déesse Pavor est censé épouvanter les ennemis de Rome (Le grand vocabulaire françois). Ici donc, un État – la Rome antique – utilise la peur sous la forme d’une allégorie divinisée – la déesse Pavor – envers des individus – les ennemis de Rome. L’individu, en tant qu’ennemi, doit avoir peur de l’État romain, pour éviter la guerre et protéger l’État. La déesse romaine Pavor est identifiée au démon grec Deimos, utilisé par le gouvernement des Éphores (composé de magistrats grecs) pour inspirer la crainte de violer leurs ordonnances. Ici l’État utilise la peur, toujours sous la forme d’une allégorie divinisée, pour que le peuple, donc les individus, respectent les lois du gouvernement. La peur est donc une émotion, un état affectif, c’est-à-dire quelque chose que l’on éprouve sans que la raison puisse interférer, au moins dans sa manifestation première. La peur antique est irrationnelle, ce sont des dieux qui inspirent la peur ; même si le but recherché est un ordre tendant vers le rationnel : la paix, la soumission aux lois.

Contrat social et Droits-libertés

La relation entre l’individu et l’État, fondée sur la peur dans l’Antiquité, va recevoir un écho dans le régime despotique que décrit Montesquieu :

Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l’honneur, il faut de la CRAINTE dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n’y est point nécessaire, et l’honneur y serait dangereux. Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s’estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d’y faire des révolutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, chapitre 9.

La crainte, synonyme de la peur, est ici aussi utilisée pour assurer la paix – empêcher les velléités de révolutions – et soumettre au “pouvoir immense du prince”. Voici pour le régime despotique, mais examinons le républicain. Si le principe en est la vertu, selon Montesquieu, le ciment en est le contrat social, selon Rousseau : les individus s’associent dans un État, garantissent la paix en se soumettant à la volonté générale, qui s’exprime dans les lois. Là où, dans l’Antiquité et dans le despotisme, le levier de fonctionnement était la peur (le principe de la crainte), le régime républicain prend pour levier les droits du citoyen. C’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui expose les “droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme”, et que le citoyen pourra désormais utiliser dans ses réclamations contre l’État, puisque ces droits sont opposables à ce dernier : ce sont les droits-libertés. L’individu de la Rome ou de la Grèce antique, le sujet asservi du despote, devaient éprouver la peur devant leur gouvernants. L’État républicain doit-il à présent avoir peur de l’individu ?

Le contrôle des niveaux

Le contrôle de la liberté individuelle

Si historiquement la peur a été utilisée explicitement pour assurer la paix et la soumission des sujets, l’affirmation de droits-libertés n’exclut pas une certaine crainte de la “Loi”. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 utilise la majuscule de signification. Cet usage vise à donner un sens particulier au mot utilisé, en lien avec le contexte dans lequel il est énoncé.

Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme […]. Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, préambule.

Dans ce préambule, plusieurs noms communs sont écrits avec une majuscule de signification : représentants, peuple, gouvernements, homme, etc. La majuscule de signification attribue à chacun des mots une importance particulière, un sens implicitement différent du nom commun d’origine. La majuscule apposée au nom commun Homme en change virtuellement le sens, sans énoncer expressément qu’il peut s’agir ici des hommes en tant qu’êtres de sexe masculin et de sexe féminin : les hommes et les femmes, sous le terme générique d’Homme. Ce sens implicite deviendra explicite avec le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui utilise les termes “personne humaine”, “être humain”, et précise que “La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme” (art. 3). C’est l’application du mot de Talleyrand :

Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. Talleyrand, Congrès de Vienne d’octobre 1814.

La Déclaration de 1789 (nous utiliserons le terme “Déclaration” ou l’acronyme DDH pour l’évoquer) attribue une majuscule au nom commun “loi”. Avec cette “Loi” majuscule, serions-nous en présence d’un avatar de la déesse Pavor, allégorie de la peur ? L’article 6 de la Déclaration donne une définition de la Loi : c’est “l’expression de la volonté générale” Autrement dit, c’est l’État, en tant que groupement politique humain, fondé sur le principe du Droit, qui exprime la volonté du peuple sous la forme des lois. L’État est une personne morale : 

[Personne morale :] Être de raison (association, société, fondation), sujet de droits et spécialement titulaire d’un patrimoine collectif, distinct de celui des personnes qui le composent, mais n’ayant pas d’existence corporelle. Cnrtl.fr.

Les divinités Pavor et Deimos ont une parenté avec la notion de personne morale : elles font partie d’un patrimoine culturel collectif (La Rome et la Grèce de l’Antiquité), elles sont distinctes des individus qui croient en elles et n’ont pas d’existence corporelle. Qu’inspire la Loi de l’État, ce dieu laïque moderne ? La Loi établit les bornes de la liberté individuelle (DDH, art. 4). Elle “n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société” (art.5). Notons ici que la Déclaration n’explicite pas ce qui est nuisible à la société majuscule. Tout citoyen doit obéir à la Loi, sinon à se rendre coupable de résistance (art. 7). La Loi détermine les peines et punitions (art. 8). Aucun individu “ne doit être inquiété pour ses opinions”, tant que cela ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi (art. 10). Ici non plus, ce qui trouble l’ordre public n’est pas explicitement défini. La liberté d’expression est garantie, tant qu’il n’y a pas d’abus de cette liberté (art. 11). La notion d’abus est ici aussi implicite. La Peur représentée par Pavor ou Deimos assurait la paix et la soumission des sujets aux ordonnances ; la Loi – de la Déclaration – assure l’ordre public et fait l’objet de l’obéissance des citoyens, en échange de la garantie de l’exercice de leurs droits-libertés. Pour permettre cette garantie, une “force publique” est instituée (art. 12). Il y a bien ici un contrôle de l’individu, a priori dans son intérêt de citoyen libre et détenteur de droits. Mais comment garantir à son tour que cette force publique ne se transforme en droit du plus fort ?

Le contrôle du service public de l’État

Si les droits-libertés exposés dans la Déclaration de 1789 sont en théorie des “droits de” (droit de s’exprimer, d’avoir une opinion, etc.), et présentés comme opposables à l’État, nous avons vu que le contrôle de ses libertés était prévu sur la base de la Loi. L’individu, s’il veut exercer ses libertés, doit avoir une certaine crainte de l’État, s’il se rend coupable de ne pas lui obéir, d’abuser de sa liberté ou troubler l’ordre public. Ce contrôle par l’État de l’individu a-t-il son corollaire : existe-t-il un contrôle de l’État par l’individu ? Autrement dit, l’État doit-il avoir peur de l’individu – question déjà envisagée – ou plutôt, l’individu doit-il avoir peur d’un État qui ne ferait pas son “travail”, qui ne répondrait pas à ce qui est attendu de lui, être au service du public, des individus ? La Déclaration de 1789, contemporaine de la Révolution française, expose les droits-libertés et laisse, en théorie, une autonomie de pensée et d’action. L’État est celui qui laisse faire, toujours en théorie, et n’intervient que si les libertés sont bafouées. L’individu s’est libéré du joug monarchique, d’un État qui le soumettait par la crainte. Au sortir de la seconde guerre mondiale, où de sombres puissances ont semé la terreur et la mort, la Constitution de 1946 veut marquer un nouveau rapport entre l’individu et l’État :

  1. Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
  2. Il proclame, en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques, économiques et sociaux ci-après […]. Constitution du 27 octobre 1946, préambule.

Notons dès à présent que les majuscules de signification ont quasiment disparues. Seules subsistent celles de la “Déclaration”, comme texte cité, et de la “République”, en tant qu’État français (“La France est une République”, art. 1er de la Constitution de 1958). Après le principe du Droit qui fonde l’État de 1789, voici les “principes politiques, économiques et sociaux” qui fondent l’État d’après-guerre (de la fin du XXe siècle). Ce sont les droits-créances qui vont être exposés, des “droits à” : l’égalité femme-homme, le droit d’asile, de droit d’obtenir un emploi, le droit syndical, le droit de grève, etc. La notion de “service public national” apparaît à l’article 9 du préambule. L’État est au service du public. Après la liberté d’agir de l’individu, voici le devoir d’agir pour l’État pour l’accès aux droits. L’individu doit ici avoir peur d’un État qui n’agirait pas en faveur de son accès aux droits ou même qui en limiterait, voire en empêcherait l’accès. Prenons l’exemple du droit de grève. Celui-ci vise à ce que l’individu, en tant que travailleur, puisse accéder à des droits relatifs à ses conditions de travail, de rémunération, etc. Il semble évident qu’il faudrait avoir peur d’un État qui empêcherait le droit de grève et favoriserait ainsi une aliénation totale par le travail. Mais, lorsque ce droit de grève de certains vient empiéter sur la liberté des autres, nous revenons dans le cadre de l’article 4 de la Déclaration de 1789 : “La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui”. Une grève dans les transports publics va se heurter à la liberté d’aller et venir de ceux qui travaillent ou veulent se déplacer pour diverses raisons. L’État peut alors décider d’instaurer un service minimum : la grève est possible, mais limitée dans son étendue. Dans certains domaines sensibles, le droit de grève peut être interdit : les militaires, les agents de la force publique comme les policiers ou les gendarmes. L’individu pourrait ainsi avoir peur d’un État qui offrirait toute latitude à ce que la force publique puisse s’interrompre, puisqu’il laisserait les citoyens sans “défense”. Comme l’exprime Max Weber, l’État dispose du “monopole de la violence physique légitime”. Cela lui permet à la fois de garantir la sécurité des individus et d’empêcher que chacun se fasse justice lui-même. Mais, à l’inverse d’un État totalement laxiste, il faut aussi pouvoir prévenir un État autoritariste : comme il y a contrôle de l’individu pour que l’exercice de ses droits-libertés ne nuisent pas à la liberté d’autrui, il faut qu’il y ait contrôle de l’État pour qu’il n’attente pas aux libertés et aux droits des individus. 

Qui contrôle qui/quoi

Dans la Déclaration de 1789, le contrôle de l’individu se base sur la Loi (et sa majuscule de signification) et est opéré par la “force publique” (art. 12). Celle-ci garantit l’exercice des droits dans le cadre défini par la Loi. C’est dans ce cadre que la force publique trouve sa limite : seules les “actions nuisibles” sont défendues ; tout ce qui n’est pas défendu par la Loi est possible ; l’individu ne peut pas être contraint d’agir si la Loi ne l’exige pas d’abord. Il reste que les notions d’actions nuisibles, d’abus de liberté ou de trouble à l’ordre public laisse quelque marge au contrôle de l’individu par l’État.

Le contrôle de l’État est prévu de façon directe dans le préambule de la Déclaration de 1789. Les citoyens peuvent effectuer des réclamations, fondées sur les principes exposés au travers des différents droits. Ce contrôle est aussi indirect : 

La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. Art. 15.

Ici, c’est le groupe social qui peut examiner l’action d’un représentant de l’État. De nos jours, plusieurs institutions effectuent ce contrôle. Le Conseil d’État est la juridiction administrative suprême.

Tous les litiges qui impliquent une personne publique (l’État, les régions, les départements, les communes, les établissements publics) ou une personne privée chargée d’un service public (comme les ordres professionnels, les fédérations sportives) relèvent (sauf si une loi en dispose autrement) de la compétence des juridictions administratives et donc, en dernier ressort, du Conseil d’État. Conseil d’État, Juger l’administration.

Un individu, dans des conditions déterminées, peut saisir le Conseil d’État, et ainsi contrôler le bien-fondé de l’action de l’État. Une autre institution, la Cour de justice de la République juge les membres du gouvernement pour les actes délictueux ou criminels commis dans l’exercice de leur fonction. C’est l’exemple tristement célèbre de l’affaire du sang contaminé. Un individu qui se considère victime d’un acte commis par un membre du gouvernement peut ici aussi saisir la Cour de justice de la République, pour qu’un contrôle soit effectué à travers un jugement.

Nous avons examiné ici ce qui était prévu dans le cadre général de l’État français. Mais peut-il y avoir un contrôle total, ou à l’inverse une absence de contrôle ; et cela justifierait-il que l’individu doive avoir peur de l’État ? 

Le zéro et l’infini

Après avoir exploré les notions d’individu et d’État, et de celle de contrôle qui pouvait jouer un rôle de régulation dans la peur que l’individu doit ou peut avoir de l’État, nous allons confronter deux situations extrêmes : l’État totalitaire et l’absence d’État. La question devient donc : l’individu doit-il avoir peur de trop d’État ou de l’inexistence d’État ?

L’État totalitaire

Dans L’Esprit des lois, Montesquieu distinguait trois espèces de régimes, accompagnés de leurs principes d’action : le républicain et la vertu ; le monarchique et l’honneur ; le despotique et la crainte. Les deux premiers reposent sur les lois, le troisième n’a ni loi ni règles, et se fonde sur les seuls caprices du despote. Le XXe siècle voir surgir une quatrième espèce de régime : le totalitaire. Il apparaît en 1923 avec Mussolini. Voici une première définition du totalitarisme :

Il implique un régime dominé par un parti unique, le culte du chef, l’endoctrinement systématique de l’ensemble de la population et plus particulièrement de la jeunesse, l’intervention de l’État dans tous les secteurs de la vie nationale (ex. fascisme, nazisme, stalinisme). Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.

C’est un type d’État qui structure la société commun oignon, en plusieurs couches et dont la couche centrale est le chef. Il n’est pas, comme le chef du gouvernement républicain, le monarque ou même le despote, hors de la société : la société c’est lui. Ce n’est pourtant pas ici la formule attribuée à Louis XIV, “L’État c’est moi”, qui affirme alors sa primauté de souverain devant le Parlement de Paris qui conteste la légalité de textes royaux, les édits. Même si Louis XIV énonce son pouvoir absolu, il le fait sur la base de lois – même si c’est lui qui les édicte -, et devant une assemblée représentative : il est l’État, mais il n’est pas la société. Le totalitarisme s’affranchit des lois humaines.

Le gouvernement totalitaire est sans précédent parce qu’il défie toute comparaison. Il a fait éclater la distinction sur laquelle faisaient fond les définitions de l’essence des gouvernements depuis les débuts de la pensée occidentale : la distinction entre gouvernement selon des lois, constitutionnel ou “républicain” et gouvernement sans lois, arbitraire et tyrannique. Le régime totalitaire est “sans lois” en ce qu’il se joue de toutes les lois positives, mais il n’est pas arbitraire car il obéit, selon une logique rigoureuse, à ces lois de l’Histoire ou de la Nature dont toutes les lois positives sont supposées provenir, et il les met à exécution dans un esprit d’obligation scrupuleux. H. Arendt, La Nature du totalitarisme.

Le totalitarisme n’est pas arbitraire puisque ces choix et décisions ne dépendent ni d’un homme, ni d’un groupe humain. Le chef lui-même, comme tout son gouvernement, obéit à une loi supérieure. Dans le cas du nazisme, c’est la déviance extrême de l’évolution darwinienne des espèces qui sert de loi : c’est la race aryenne, le mythe de l’homme supérieur – qui a mené à la confusion avec le surhomme de Nietzsche, du fait de la récupération de ses idées par sa soeur, au profit du nazisme. L’individu, l’homme, la société ne comptent pas : seul compte le mouvement “triomphant” de l’espèce, ce grand blond prôné par un chef petit et brun. Ici la question de savoir si l’individu doit avoir peur de l’État ne se pose pas : l’individu n’a pas d’existence en dehors de l’espèce. Hannah Arendt nous donne le principe d’action qui, comme pour les gouvernements de Montesquieu, guide le régime totalitaire.

Ce dont la domination totalitaire a besoin, en guise de principe d’action, c’est d’une préparation des individus qui les destine à remplir aussi bien la fonction de bourreau et celle de victime. Or cette double propédeutique, succédané du principe d’action, n’est autre que l’idéologie. Ibid.

L’idéologie, la logique d’une idée, guide le totalitarisme dans l’extermination des “races et des individus inaptes”, pour répondre à la Loi de l’Histoire et de la Nature, telle qu’elle est conçue dans le nazisme. La peur, la crainte n’existent plus parce que les individus par eux-mêmes n’existent plus. La terreur a pris la place de la peur. Elle règne partout, comme règne l’État totalitaire. La terreur est l’essence du totalitarisme, au point que l’individu peut un jour être victime, et le lendemain bourreau. De la question dont nous traitons, “L’individu doit-il avoir peur de l’État ?”, ne subsiste que l’Etat , et donc que la terreur, qui constitue l’État totalitaire.

Sans État la fête est plus folle

L’État totalitaire fait disparaître l’individu à coup de terreur et d’idéologie, et résout de façon plus que radicale le questionnement que nous poursuivons. Qu’en est-il lorsque ce sont les individus qui font disparaître l’État ? Ici, la question devient : “L’individu doit-il avoir peur de l’existence d’un État ?” Quels peuvent être les torts d’un État, qui conduiraient des individus à en refuser l’existence ?

L’État n’a jamais eu qu’un but : borner, lier, subordonner l’individu, l’assujettir à une quelconque généralité. Il ne dure qu’aussi longtemps que l’individu n’est pas tout dans tout, il n’est que la marque évidente de l’étroitesse de mon Moi, ma limitation et ma servitude. Stirner, L’Unique et sa propriété.

L’État borne effectivement l’individu. Dans la Déclaration de 1789, les bornes de la liberté de l’individu “ne peuvent être déterminées que par la Loi.” La lecture républicaine, optimiste, y voit l’immense espace du droit à la liberté individuelle. La lecture libertarienne ou anarchiste y voir la “limitation” et la “servitude”. L’individu doit avoir peur de l’État parce que celui-ci va le contraindre, même si “nul ne peut être contraint à faire” ce que la Loi n’ordonne pas, il ne sera pas totalement libre. L’individu doit avoir peur de l’État parce que celui-ci menace son autonomie, sa capacité à édicter lui-même sa loi et ses règles. Ce n’est pas forcément la critique de la société, ce groupe humain intermédiaire entre l’individu et l’État :

L’État est donc la négation la plus flagrante, la plus cynique et la plus complète de l’humanité. Il rompt l’universelle solidarité de tous les hommes sur la terre, et n’en associe une partie que pour en détruire, conquérir et asservir tout le reste. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.

Bakounine conçoit la collectivité humaine comme un mode naturel d’existence. Nous ne sommes pas alors dans une société où règne le droit du plus fort, mais la solidarité entre individus. C’est aussi vers une disparition de l’État que le marxisme conduit, dans le mouvement historique qu’il imagine pour l’émancipation du travail. Là où le capitalisme accorde à quelques-uns la propriété des outils de production – incluant les travailleurs ainsi aliénés -, le communisme libérera tous les individus, qui deviendront alors une société fondée sur “la base d’une association libre et égalitaire des producteurs” (L’Origine de la famille , de la propriété privée et de l’État). L’État n’aura alors plus de raison d’exister et sera remisé dans les salles poussiéreuses du musée des outils. L’individu n’aurait plus de raison d’avoir peur d’un État, devenu une antiquité. L’obsolescence programmée de l’État par le marxisme entraînerait avec elle la peur de l’individu, désormais infondée et inutile. Notons malgré tout que, si la question de l’État disparaît avec lui, celle de la peur peut subsister sous deux formes possibles, puisque l’individu et la société coexistent encore. L’individu doit-il avoir peur de la société ? La société doit-elle avoir peur de l’individu ? Nous en resterons ici au simple énoncé de ces questions rémanentes.

Solution des jeux

Avec l’État totalitaire, la négation de l’individu par la terreur, et par le principe d’action de l’idéologie introduit un rapport de zéro – l’individu – à l’infini de l’État, intervenant dans tous les domaines, au nom de l’Histoire et /ou de la Nature : notre question ne se pose plus. Avec l’anarchie ou le libertarisme, c’est l’État qui passe à zéro, et la liberté de l’individu à un certain infini : notre question se pose autrement.

Dans tous ces régimes que nous avons pu explorer en surface, rien ne va vraiment. Dans certains, rien ne va sans le dire ; dans d’autres rien ne va plus du tout ;  dans d’autres encore, tout va “à vau-l’eau”. Examinons un dernier aspect de cette peur : l’individu a-t-il un intérêt à avoir peur d’un État ? Autrement dit, y a-t-il un ou des bénéfices secondaires à éprouver de la peur devant un État ? A l’instar des notions de zéro et d’infini, nous allons retrouver ici celles des extrêmes et du juste milieu, pour analyser si la peur a “des” vertus. Aristote donne cette définition de “la” vertu :

(…) la vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne fixée relativement à nous. C’est sa définition formelle et c’est ainsi que la définirait l’homme sagace. D’autre part, elle est une moyenne entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ; et cela tient encore au fait que les vices, ou bien restent en-deçà, ou bien vont au-delà de ce qui est demandé dans les affections et les actions, alors que la vertu découvre le milieu et le choisit. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1106b, 35 – 1107a, 1-5.

La vertu est un juste milieu – une “médiété” – entre un vice par excès et un vice par défaut. Où se situe la peur dans une telle conception ? La peur n’est pas une vertu, elle est plutôt un défaut de vertu, celle du courage. Aristote va ainsi décrire le vice par défaut du courage comme la peur excessive, et le vice par excès comme la témérité. Notons que la peur peut être elle-même modélisée avec l’excès ou le défaut de crainte, comme le souligne Louise Rodrigue :

[…] Schilling explique que la médiété occupe une position moyenne entre deux états extrêmes qui sont eux-mêmes la synthèse d’un excès et d’un défaut, lesquels peuvent subsister par eux-mêmes en tant qu’extrêmes indépendants, de sorte que quatre extrêmes bordent la vertu. Concrètement, ce principe signifie que quatre dispositions blâmables s’opposent au courage ; dans la mesure où la lâcheté conjugue excès de crainte et défaut d’intrépidité, et où la témérité associe excès d’intrépidité et défaut de crainte, il existe quatre extrêmes, savoir excès d’intrépidité, défaut d’intrépidité, excès de crainte et défaut de crainte. Louise Rodrigue, Taxonomie aristotélicienne des états moraux associés à la vertu de courage.

Examinons ici les effets probables d’un excès ou d’un défaut de peur. La peur excessive, c’est par exemple la phobie. Cette crainte irrationnelle inhibe ou provoque la fuite de celui qui l’éprouve : l’arachnophobie ou peur des araignées, l’agoraphobie ou peur des lieux publics et des grands espaces, etc. Parmi les cas très particuliers, la “phobie administrative” a, selon ses dires, empêché un secrétaire d’État de pouvoir déclarer ses impôts. Il a même déposé cette expression comme une marque auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). Ironie de cette peur, qui paralyse un représentant de l’État, face à l’État dont il est secrétaire. Le bénéfice secondaire de la peur serait ici de conserver sa fortune, face à un État trop demandeur d’impôts. Quoiqu’il en soit, une peur excessive, au point de ne plus pouvoir agir, ne semble pas présenter de réelle vertu, ni de possibilité de bénéfice secondaire. Un défaut de peur, comme ce qui résulte de la témérité ou l’excès d’intrépidité, présente plutôt des risques. Ici aussi, nous sommes dans le domaine de l’irrationnel. C’est l’exemple de Franz Reichelt, plus connu par l’image de son saut mortel depuis la Tour Eiffel, le 4 février 1912. Ce tailleur de profession avait conçu un costume qui, selon lui, servirait de parachute en ces temps des début de l’aviation. Son excès de confiance, et donc de témérité, cause son décès. Il n’y a ici ni vertu, ni bénéfice secondaire. Si ni l’excès, ni le défaut de peur ne semble apporter de bénéfice, qu’en est-il d’une peur qui serait une “moyenne”, une nouvelle “médiété” d’Aristote ? Tout comme la douleur fait ôter la main de la plaque brûlante de cuisinière, épargnant ainsi une brûlure plus grave, la peur permet de se protéger d’un danger. La peur du vide nous empêchera de chuter d’une falaise ; la peur du gendarme” nous évite de commettre des actes délictueux. En un mot, la peur “moyenne” maintient notre vigilance. Le terme “vigilance” vient du latin vigilia, qui signifie veille, et vigere, être bien vivant, éveillé (Morfaux). La peur, lorsqu’elle n’est ni excessive, ni totalement absente, nous permet de rester sur nos gardes. Quel meilleur bénéfice secondaire alors que d’éprouver une peur “raisonnable” (même si cela semble un oxymore tel l’obscure clarté) ? Rester vigilant face à un État, quel qu’il soit, républicain, despotique ou totalitaire. Rester en éveil face aux principes d’actions : utiliser sa peur “raisonnable” pour rester vertueux ; être conscient de la crainte que veut nous inspirer le despote ; ne pas se laisser “endormir” par l’idéologie. Il peut donc s’avérer être dans l’intérêt de l’individu, voire vital pour lui, de toujours ménager une place pour une peur “raisonnable” vis-à-vis d’un État, sans que cette peur à son tour endorme sa capacité d’animal raisonnable, ainsi qu’Aristote définit l’Homme (avec sa majuscule de signification, cela va sans dire).

Conclusion

Il semble impossible de nier la présence de la peur dans les relations qu’un individu partage avec un État. Même dans l’État le plus républicain, la peur est implicite, puisqu’il est nécessaire d’avoir à affirmer des “droits naturels”, autrement dit qui participent de l’essence même de l’être humain. L’individu a peur intrinsèquement de cet Etat , envers qui il se réserve de lui opposer des droits-libertés, proclamés dans une déclaration officielle. Si nous reprenons les deux exemples cités en introduction, pouvons-nous affirmer que l’individu a aussi le devoir d’avoir peur de l’État ? Dans la première situation, l’individu doit avoir peur de ce qui peut conduire à l’atteinte d’un droit-liberté, celui du droit d’expression. Que cette jeune artiste ne se sente pas “en sécurité face à un flic” est l’expression de ce qu’elle éprouve, et personne ne peut se mettre à sa place pour savoir si elle l’éprouve ou non. Lorsqu’elle ajoute que “des milliers de personnes ne se sentent pas en sécurité face à un flic”, ou que des personnes subiraient des violences policières, il s’agit là encore, au moins, d’une opinion, qu’elle soit fondée ou non. Pour dépasser la peur de l’État, ici incarnée par un ministre qui appelle à condamner “sans réserve” des propos, il serait indispensable d’instaurer un véritable débat sur les libertés publiques, la raison faisant place alors au sentiment de peur. Dans la seconde situation, plus préoccupante, il s’agit de la persistance d’une idéologie d’une espèce humaine supérieure, sans que l’État lui-même ne soit réellement totalitaire. La peur devient la colère d’un peuple, face à un embryon d’État totalitaire – le suprémacisme blanc nord-américain – dans un État par ailleurs composé lui-même de plusieurs Etats. La peur est ici le rempart contre une déshumanisation liée à la croyance en une race supérieure, qui dépasse de loin tous les individus, qu’ils soient bourreaux ou victimes. Le contrôle de l’individu et/ou celui de l’État peut être une aide pour réguler cette peur, et la canaliser pour la conserver dans les rets de la raison. La solution, s’il en existe une, ne se trouve ni dans un totalitarisme niant l’individu, ni dans un anarchisme annihilant toute notion d’État. Il faut sans doute garder cette peur, il faut avoir peur, pour rester en éveil face aux écarts et aux déviances plus ou moins grandes que l’État peut emprunter ou commettre. L’État n’est pas un “Moi”, l’État est un groupement politique d’individus. Et chaque individu, en tant que citoyen et membre de l’État, conservant auprès de lui une peur “raisonnable pour “veilleuse”, doit contribuer à cheminer avec cet Etat, à l’accompagner pour prévenir son attirance toujours possible pour trébucher dans les ténèbres de l’esprit.

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Voir aussi

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Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, mai 2020.

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