Bac Philo – III.3. L’Interprétation – Fiche n° 2. Des Interprétations et des hommes

Affiche De Gaulle 1965

Source : L’Obs

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie III. La Raison et le Réel – Chapitre 3. L’Interprétation – Fiche n° 2. Des Interprétations et des hommes

Fiche n° 2 – Des Interprétations et des hommes

Introduction

Lorsque le musicien s’installe à son instrument et commence à jouer une oeuvre d’un compositeur, il interprète ce morceau. Mais comment fonder une interprétation ? Faut-il rester totalement fidèle à la partition jusqu’à n’être qu’un automate ? Ou alors interpréter en donnant le sens que l’on a cru percevoir dans cette partition et dans cette oeuvre ? Voici la liste des interprètes de cette fiche sur la notion d’Interprétation. Spinoza nous affirmera qu’il n’y a que le texte qui compte, et son contexte. Wilhelm Dilthey nous expliquera ce que c’est que comprendre et nous fera comprendre ce que nous pouvons expliquer. Nietzsche nous parlera d’infini. Avec Gadamer, les auteurs seront dépassés par les interprètes. Enfin, Lévi-Strauss nous dira que la Révolution française, telle qu’on nous l’a présentée, n’a jamais existé.

Des Interprétations et des hommes

Baruch Spinoza (1632-1677)

Spinoza expose ainsi les motivations qui l’ont conduit à rédiger son Traité théologico-politique : débarrasser l’esprit des théologiens de leurs préjugés ; changer l’opinion qu’a de lui le “vulgaire” ; défendre la liberté de pensée et de parole (Lettre de Spinoza à Oldenbourg, 1665). Les préjugés des théologiens nuisent à l’étude de la philosophie, et plus précisément à la bonne interprétation de l’Écriture, autrement des textes bibliques. Spinoza considère que les théologiens, lorsqu’ils interprètent les “livres sacrés”, ne cherchent qu’à “obliger les autres à penser comme eux”. Il ne s’agit donc pas d’une interprétation visant l’objectivité, mais de faire dire aux textes ce que ces théologiens veulent eux-mêmes dire, leurs “propres inventions”.

Toute la connaissance de l’Écriture doit donc se tirer d’elle seule. Spinoza, Traité théologico-politique, VII “De l’Interprétation de l’Écriture”.

La connaissance obtenue par l’interprétation ne peut se fonder que sur le texte lui-même, et non sur l’idée qu’on s’en fait, ou même être prises ailleurs que dans le seul texte étudié. INterpréter, c’est donc vouloir absolument respecter le texte, et le sens que lui seul veut donner.

Spinoza met en cause les préjugés, il va maintenant exposer sa méthode pour pouvoir interpréter au mieux un texte. Préjugés, méthode, Descartes ne doit pas être très loin.

La règle universelle à poser dans l’interprétation de l’Ecriture, est donc de ne lui attribuer d’autres enseignements que ceux qui l’enquête historique aura clairement montré qu’elle a donnés. Ibid.

La méthode préconisée par Spinoza est “l’enquête historique”. Autrement dit, il faut rechercher – se mettre “en quête” – les éléments historiques liés au texte, en un mot son contexte. Voici la définition du terme “contexte” :

Ensemble d’un texte, par rapport à l’un de ses éléments, notamment dans la mesure où cet ensemble constitue une totalité signifiante et modifie ou affecte la valeur des éléments pris isolément. Cnrtl.fr.

L’interprétation ne peut se limiter à un mot, une phrase, extraite du contexte général du texte, du Discours. C’est l’argument fréquemment utilisé envers des journalistes par des hommes politiques ou des personnalités connues, qui, insatisfaites de la retranscription de leur propos, invoquent des paroles “sorties de leur contexte”. Si je demande à mon ami Pierrot de me prêter sa plume, car ma chandelle est morte, il faut que je précise que la nuit est tombée, et que seul luit le clair de lune. La même demande en plein jour risque fort de ne pas aboutir, parce qu’elle sera mal interprétée.

Examinons à présent les deux premiers éléments de la méthode d’interprétation de Spinoza.

En premier lieu elle doit comprendre la nature et les propriétés de la langue dans laquelle furent écrits les livres de l’Ecriture et que leurs auteurs avaient accoutumé de parler. […] 2° Il faut grouper les énonciations contenues dans chaque livre et les réduire à un certain nombre de chefs principaux, de façon à retrouver aisément toutes celles qui se rapportent au même objet. Ibid.

Chaque texte prend son origine dans une langue donnée. Les premiers textes de la Bible ont écrits en hébreu classique. Les textes du Nouveau Testament ont été rédigés en grec. La Bible a été ensuite traduite au IVe siècle en latin (Guylain Prince, Dans quelle langue la Bible a-t-elle été écrite?). Ainsi, interpréter, c’est déjà connaître et comprendre la signification de chaque mot, mais aussi de chaque phrase ou énonciation. Spinoza précise plus loin les particularités de l’alphabet hébreu, qui comporte des groupes de lettres différant selon la façon de les prononcer, avec les lèvres, la langue, les dents, etc. Certaines lettres peuvent être confondues et faire perdre toute signification à un texte. Par ailleurs, l’ambiguité d’un texte en hébreu classique peut venir de l’absence de ponctuation ou d’accent. Prenons quelques exemples. Si nous disons que les jeûnes sont dangereux pour la santé, il nous faut bien prendre garde à mettre l’accent circonflexe. si nous ne le faisons pas, nous affirmerons alors que les jeunes sont dangereux pour la santé, ce qui a un tout autre sens, surtout si on est soi-même jeune ou vieux. L’absence de ponctuation peut être aussi dramatique, ainsi, dans l’exemple classique : “J’ai mangé, Grand-Mère” ou “J’ai mangé Grand-Mère”. Des goûts et des virgules, ça se discute.

Le troisième et dernier élément de la méthode de Spinoza se rapporte à l’auteur et à l’ouvrage où se situe le texte à interpréter.

3° Cette enquête historique doit rapporter au sujet des livres des Prophètes toutes les circonstances particulières dont les souvenir nous a été transmis ; j’entends la vie, les moeurs de l’auteur de chaque livre ; le but qu’il se proposait, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a été écrit. Elle doit rapporter aussi les fortunes propres de chaque livre : comment il a été recueilli à l’origine, en quelles mains il est tombé, combien de leçons différentes sont connues de son texte, quels hommes ont décidé de l’admettre dans le canon, et enfin comment tous les livres reconnus canoniques par tous ont été réunis en un corps. Ibid.

Une fois examinées les spécificités de la langue du texte étudié, il faut effectuer des recherches pour savoir qui en précisément l’auteur. Rappelons que nous sommes sur une enquête, il faut donc en savoir plus sur l’auteur des faits : qui est-il ? Quelle est sa biographie, comment vit-il, et en particulier au moment de la rédaction du texte ? Pourquoi et pour quel public a-t-il écrit ce texte ? Nous sommes ici dans une technique assez répandue de résolution de problèmes, dénommée par l’acronyme QQOQCP : qui, quoi, où quand, comment pourquoi. Dans le cas des Écritures, il faut aussi comprendre la place qu’occupe ce texte au sein d’un corpus d’autres textes. Cela sera aussi le cas, au-delà de l’interprétation des seuls textes bibliques, lorsqu’il s’agit d’une oeuvre d’un auteur dont l’ouvrage se situe au sein d’une oeuvre plus monumentale. Zola décrit en vingt volumes l’“Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire” de la famille des Rougon-Macquart. Balzac écrit plus de quatre-vingts ouvrages, regroupés sous le titre de la Comédie humaine. Plus près de nous, les différentes trilogies et “myrialogies” comme la Guerre des Étoiles, Harry Potter, le Seigneur des Anneaux, Games of Thrones, etc. nécessitent une connaissance de l’oeuvre intégrale pour pouvoir espérer interpréter chaque épisode avec la justesse minimale pour le comprendre.

Spinoza nous alerte sur la dissociation entre l’interprétation d’un texte et quelque chose que nous pouvons à raison considérer comme vrai.

[…] ne pas confondre le sens d’un discours avec la vérité des choses. Ibid.

Pour bien comprendre cette vigilance à ne pas suivre une raison qui tirerait vers l’instinct, en prenant une affirmation d’un texte au “pied de la lettre” ou encore au “premier degré”, Spinoza nous fournit un exemple.

Ces paroles de Moïse comme Dieu est un feu, ou Dieu est jaloux, sont les plus claires au monde aussi longtemps qu’on a égard à la seule application des mots ; je les range donc parmi les énonciations claires, bien qu’à l’égard de la Raison et de la Vérité, elles soient très obscures. Ibid.

[…] il faudra en premier lieu chercher si cette unique parole : Dieu est un feu admet un sens autre que le littéral, c’est-à-dire si le mot feu signifie autre chose que le feu naturel. […] Mais comme le mot feu se prend aussi pour colère et jalousie […], il est facile de concilier entre elles les phrases de Moïse, et nous arrivons légitimement à cette conclusion que ces propositions Dieu est un feu, Dieu est jaloux, ne sont qu’une seule et même énonciation. Ibid.

Si nous lisons que l’être suprême est un feu, nous pouvons nous arrêter là, et considérer, comme Héraclite, que le principe de formation du cosmos, Dieu si l’on veut l’appeler ainsi, est le feu. Ce feu, nous le connaissons par les sens et par la raison : un feu de bois, la flamme d’une bougie, le morceau de cire que Descartes approche du feu dans la deuxième Méditation métaphysique. Le feu, au premier degré, ça brûle. Pour être sûr de son interprétation, Spinoza rapproche deux “énonciations”, deux phrases dont le sens semble proche : “Dieu est feu” ; “Dieu est jaloux”. Dans un sens pris au second degré, ou plus simplement métaphorique, les expressions liées au sentiment de jalousie ont une connotation “inflammable” : attiser la jalousie, se consumer de jalousie, etc. Diderot écrit dans Jacques le fataliste : “La jalousie est un sentiment que l’amitié n’éteint pas toujours.” Le terme “jaloux” vient du latin zelus, qui signifie ardeur. Spinoza confronte le sens de raison et de vérité du feu au sens métaphorique de la jalousie. Son interprétation aboutit à la conclusion que les deux phrases ont la même signification. Il ne faut pas toujours se fier aux apparences, du moins dans le domaine de l’interprétation.

Wilhelm Dilthey (1833-1911)

Dilthey distingue les sciences humaines – qu’il appelle sciences morales -, et les sciences de la nature, selon leur objet d’étude. Les deux étudient des phénomènes qui nous sont donnés par l’expérience. La première distinction que fait Dilthey est que nous expérimentons les phénomènes de la nature de l’extérieur : nous observons la nature puisque cette réalité nous est extérieure. Ce sont les idées adventices de Descartes (voir la typologie des idées dans le Carnet de Vocabulaire) :  venues du dehors (de notre corps), perçues par les sens (la chaleur, le son, les couleurs, etc.). Par ailleurs, nous expérimentons les phénomènes psychologiques, psychiques, de l’intérieur : nos états affectifs, nos pensées, notre conscience. Ces deux voies distinctes nécessitent une approche scientifique également distincte, au moins sur la méthode.

Il en résulte qu’il n’existe d’ensemble cohérent de la nature dans les sciences physiques et naturelles que grâce à des raisonnements qui complètent les données de l’expérience au moyen d’une combinaison d’hypothèses ; dans les sciences morales, par contre, l’ensemble de la vie psychique constitue partout une donnée primitive et fondamentale. Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. W. Dilthey, Le Monde de l’esprit.

Lorsque Isaac Newton, si l’on en croit la légende, observe la chute d’une pomme, il va émettre une hypothèse qui aboutira à la théorie de l’attraction universelle. Le pommier, la pomme, la Terre, sont extérieurs à l’entité qu’est Isaac Newton. Les données de l’expérience sont : la pomme tombe toujours perpendiculairement au sol, vers le centre de la Terre.

Pourquoi cette pomme tombe-t-elle toujours perpendiculairement au sol, pensa-t-il en lui-même. Pourquoi ne tombe-t-elle pas de côté ou bien vers le haut, mais constamment vers le centre de la Terre ? Et si la matière attire ainsi la matière, cela doit être en proportion de sa quantité ; par conséquent, la pomme attire la Terre de la même façon que la Terre attire la pomme. J.-P. Luminet, Le Pommier de Newton.

Newton utilise son raisonnement pour analyser le phénomène extérieur qu’il observe dans la nature. Il pose l’hypothèse de l’attraction des corps en fonction de leur masse de matière. Ainsi, à partir d’éléments particuliers d’observation, il parvient à un “ensemble cohérent”, qui prend la forme d’une loi générale. Il est donc possible d’expliquer la nature, c’est-à-dire de “donner une détermination précise à ce qui était inconnu, vague ou obscur” (A. Lalande).

A l’inverse, la vie psychique se présente dès son origine comme un ensemble, mais aucune loi générale, aucune théorie n’accompagnent le phénomène psychologique ou psychique lorsqu’il est donné à l’expérience.

[…] la vie ne se présente jamais que comme un ensemble où tout se tient. Op. cit.

Lorsque Freud est confronté au récit d’un rêve, celui-ci se présente comme un tout, une situation dans son ensemble : un contenu manifeste. L’explication du rêve n’est pas fournie avec lui. Il faut donc chercher à le comprendre, à distinguer les parties qui le composent : les idées latentes qui sont cachées derrière le contenu manifeste.

Une jeune fille, patiente de Freud, avait été très affectée par la mort de son petit neveu, le fils de sa sœur, qu’elle aimait beaucoup et avait, pour ainsi dire, élevé. Un jour, elle voit en rêve l’autre petit-neveu également mort, couché dans le cercueil et entouré de bougies allumées, comme l’avait été le petit Otto. Elle accourut chez Freud tout émue, lui demandant si elle pouvait avoir un désir aussi monstrueux. De question en question celui-ci arrive à établir que la jeune fille avait eu un roman dans la maison de sa sœur qui, pour une raison ou une autre, avait fait rater le mariage. Depuis lors son amoureux évitait d’y retourner et ne le faisait que dans de grandes circonstances. Ainsi, elle l’avait vu à l’enterrement du petit Otto. Ce récit fait conclure à Freud que malgré le caractère pénible du rêve, celui-ci répondait à un désir caché, peut-être même inconscient : de revoir le jeune homme, fut-ce dans une circonstance analogue. N. Kostyleff, Freud et le problème des rêves. Contribution à l’étude objective de la pensée.

Le phénomène psychique qui se présente à Freud, sous la forme du rêve de la jeune fille, est “un ensemble où tout se tient”. Mais il est en l’état inexplicable : aucune loi générale ne s’applique sur ce phénomène. Freud a malgré tout élaboré une théorie, une “science des processus psychiques inconscients” : la psychanalyse. Il dispose donc d’une méthode pour tenter de comprendre ce qui se cache derrière ce rêve, pour interpréter ce qui n’est pas explicable. Là où Newton passait du particulier au général – de la pomme à la théorie de l’attraction universelle -, Freud fait le chemin inverse : il part du tout – le récit du rêve -, pour arriver aux parties cachées qui le composent – le désir inconscient de la jeune fille. Le rêve devient compréhensible, même s’il est impossible de l’expliquer à la façon des sciences physiques. L’attraction universelle se vérifie avec une pomme, ou avec tout autre chute d’objet : il est possible de l’expliquer comme une loi générale de la nature ; l’analyse du rêve se limite au psychisme de la jeune fille dans ce rêve particulier : il est possible de le comprendre comme un fait humain singulier.

C’est pourquoi ces systèmes d’hypothèses de la psychologie explicative n’ont aucune chance d’être jamais élevés au rang qu’occupent les théories dans les sciences de la nature. Aussi nous demanderons-nous si une autre méthode psychologique – que nous appellerons descriptive et analytique – ne peut pas éviter de fonder notre intelligence de toute vie psychique sur un ensemble d’hypothèses. W. Dilthey, Op. cit.

Dilthey en a rêvé, Freud l’a fait ? Le terme psychanalyse apparaît en 1896, mais il s’agit plus d’un mode d’exploration de l’inconscient. Freud la présente comme une nouvelle discipline scientifique en 1920. Devons-nous comprendre la méthode psychologique, « descriptive et analytique », de Dilthey comme la psychanalyse de Freud ? Ou expliquer que la nature a horreur du vide ?

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. Nietzsche, La Volonté de puissance.

Ce que nous appelons des faits ne correspond qu’à un point de vue relatif à celui qui l’exprime. Le fait est une donnée de l’expérience (Morfaux), ce qui implique donc que pour qu’il y ait présence d’un fait, il faut qu’il y ait présence de quelque chose ou quelqu’un qui en “fait” l’expérience. C’est le koan zen, qui pose la question suivante : “L’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l’entend ?” Si personne n’est là pour entendre l’expérience du bruit de l’arbre qui tombe, il n’y a pas de donnée de l’expérience, et donc pas de fait. A l’inverse, si quelqu’un est présent pour entendre le bruit de l’arbre, il y aura bien une donnée de l’expérience, mais y aura-t-il pour autant un fait objectif, au sens d’une réalité indépendante du sujet qui entend ? Prenons l’exemple d’un sujet observant un coq qui chante. Nous pourrions dire ici que l’écoute du chant d’un coq est un fait objectif : le même coq fera le même bruit, quel que soit l’observateur. Pourtant, selon la langue parlée par l’observateur, le chant du coq va prendre des formes différentes : le Français entendra “Cocorico” ; l’Anglais entendra “Cock a doodle doo” ; l’Allemand entendra “Kikerieki”, etc. La retranscription du chant du coq, relevant a priori d’un fait objectif, devient une multitude d’interprétations selon l’onomatopée de l’idiome. Chacun interprète le chant du coq selon sa perspective linguistique.

Savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de l’existence ou bien si elle a encore un autre caractère, si une existence sans interprétation, sans “sens” ne devient pas justement un “non-sens”, si, d’autre part, toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétante – voilà qui ne peut être tranché, comme il est juste, même par l’analyse et l’examen de soi les plus acharnés et les plus minutieusement consciencieux de l’intellect : puisqu’en menant cette analyse, l’intellect humain ne peut éviter de se voir lui-même sous ses formes perspectivistes et seulement en elles. Nietzsche, Le Gai Savoir.

Nous retrouvons dans le perspectivisme de Nietzsche un peu du relativisme de Protagoras, pour qui “l’homme est mesure de toutes choses” (voir la fiche de lecture Platon, Théétète ou De la Science). Pour Protagoras le Sophiste, chaque opinion peut être considérée comme vraie, puisque chacun parle depuis sa propre personne, donc sa propre perspective. Tout est relatif à celui qui exprime son opinion, donc toute opinion peut être considérée comme vraie. Toute existence humaine est donc bien “interprétante”. La difficulté d’interpréter va alors croître de façon exponentielle. 

[…] nous sommes loin, aujourd’hui, de la présomption ridicule consistant à décréter que l’on ne peut légitimement avoir de perspective qu’à partir de cet angle-là. Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, “infini” : dans la mesure où nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des interprétations infinies. Ibid.

Nietzsche considère que nous ne pouvons plus être dogmatique, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule et unique vérité absolue. Pour Platon, la seule vraie réalité était le monde intelligible, celui des Idées, et il moquait alors Protagoras et ses opinions multiples. Il est impossible d’affirmer que nous détenons la seule et unique interprétation qui soit vraie, puisqu’il en existe une infinité. La vérité n’est pas ailleurs, elle n’est nulle part, si tant est qu’elle soit.

Aucun être ne précède une pensée qui, convoquée par l’appel de qui s’en remettrait à sa garde, aurait à le rejoindre, aucun référent ne préexiste au rapport qu’elle invente : l’interprétation crée ce sur quoi elle porte. Ce qu’énonçait Nietzsche dans un fragment posthume de 1888 : « Parménide a dit “on ne pense pas ce qui n’est pas” – nous sommes à l’autre extrême et disons : ce qu’il est possible de penser est sans aucun doute une fiction. » V. Bergen, “Pas de faits, rien que des interprétations”.

Hans-Georg Gadamer (1900-2002)

Hans-Georg Gadamer pratique l’herméneutique philosophique. Le terme “herméneutique” vient du grec hermeneuien, qui signifie celui qui explique, qui interprète les textes sacrés (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). C’est le titre en grec du traité d’Aristote De l’interprétation. Le terme renvoie à Hermès qui, dans la mythologie grecque, est le messager des dieux. Hermès est celui qui dévoile, mais il est aussi décrit dans l’Hymne homérique à Hermès comme un messager plein de ruse. L’herméneutique est donc l’art d’interpréter, de comprendre.

La conscience moderne […] n’écoute plus béatement la voix du passé mais, en réfléchissant sur elle, elle la replace dans le contexte où elle a pris racine, pour voir la signification et la valeur relative qui lui revient. Ce comportement réflexif vis-à-vis de la tradition s’appelle interprétation. H.-G. Gadamer, Le Problème de la conscience historique.

Interpréter, c’est étudier quelque chose qui vient du passé – un texte, une oeuvre, etc. -, ou qui s’est passé – un fait historique, un mythe, etc. Cette “voix du passé”, cette “tradition” transmise, peut être reçue sans intermédiaire, directement : je crois au Père Noël, à Dieu, aux extraterrestres. A côté de cette réception “béate”, notre conscience peut chercher à en savoir plus, réfléchir à ce qui se présente à elle, à comprendre dans quel contexte cela se situe, d’où cela vient, ou encore qui dit cela. Voici l’interprétation, qui va chercher à comprendre, en analysant le sens particulier et général de ce qui est dit ou écrit.  

Nous parlons d’interprétation lorsque la signification d’un texte ne se comprend pas d’emblée. Une interprétation est alors nécessaire ; en d’autres termes, il faut une réflexion explicite sur les conditions qui font que le texte a telle ou telle signification. Ibid.

Qui dit interprétation, dit besoin de comprendre. Un texte énonçant quelque chose d’évident ne nécessite pas de recours à l’interprétation. Si je lis cette phrase isolée : “Tout peut s’oublier”, son sens me paraît évident : notre mémoire n’étant pas infaillible, nous ne pouvons donc pas tout retenir tout ce que nous percevons. Soit, mais si je replace cette phrase dans son contexte, le sens commence à devenir plus large : “Ne me quitte pas/ Il faut oublier/ Tout peut s’oublier/ Qui s’enfuit déjà/ Oublier le temps des malentendus”, etc. Le contexte semble être celui d’une rupture entre deux êtres, qui ont vécu des événements ensemble, et dont certains devraient être oubliés pour éviter d’arriver à cette rupture. Le sens n’est pas donné immédiatement, il faut donc réfléchir à ce qui est dit : pourquoi, par qui, quand… Par ailleurs, nous voyons déjà ici que l’interprétation va au-delà de l’herméneutique qui se limitait à des textes sacrés, même si la chanson de Brel est un sacré texte.

L’interprétation, telle que nous l’entendons aujourd’hui, s’applique non seulement aux textes et à la tradition orale, mais à tout ce qui nous est livré par l’histoire : ainsi parlerons-nous par exemple de l’interprétation d’un événement historique, ou encore de l’interprétation des expressions spirituelles, de celles du visage, de l’interprétation d’un comportement, etc. Ibid.

Le champ couvert par l’interprétation est donc immense : il s’étend à tout ce qui nécessite d’être compris, à tout ce dont la signification ne nous apparaît pas immédiatement. Dans l’expérience de la vie de tous les jours, nous n’avons pas besoin d’interpréter tout ce que nous voyons, entendons ou percevons par nos sens : si nous sommes en automobile et que nous arrivons à un feu de circulation qui passe à la couleur rouge, nous n’avons pas besoin de réfléchir pour interpréter le sens de ce que nous voyons.

Tout se passe […] comme si les significations étaient données avec les choses qui les supportent : ceci est un obstacle, ceci est de la nourriture, ceci est un abri. Dans l’attitude quotidienne et naïve, nous apercevons beaucoup moins des choses que des significations. J. Gérard, cité par L.-M. Morfaux.

Même si cette attitude “naïve” nous simplifie énormément la vie quotidienne, il faut toutefois conserver une certaine vigilance. Ce qui nous semble immédiatement compréhensible peut nous tromper, comme les sens pouvaient tromper Descartes lorsqu’il observait des tours carrées qui semblent rondes vues de loin (Méditations métaphysiques, VI). 

D’après [Nietzsche], tous les énoncés qui relèvent de la raison sont susceptibles d’interprétation, puisque leur sens véritable ou réel ne nous parvient que masqué ou déformé par les idéologies. Ibid.

Si nous prenons l’exemple des slogans publicitaires ou politiques, nous pouvons assez facilement distinguer le sens visible du sens caché, dans l’énoncé qui nous est proposé, ou, au moins, prendre conscience que le message recèle un sens caché, qu’il va nous falloir interpréter. Le slogan “les produits laitiers sont nos amis pour la vie” ne signifie pas que notre meilleur copain va être pour toujours un yaourt ou un reblochon. En 1965, l’affiche électorale du général de Gaulle montre le dessin d’une fillette coiffée d’un bonnet phrygien, tendant la main à une autre main qui semble celle d’un adulte, avec le texte suivant : “J’ai 7 ans, laissez-moi grandir”. Cette description, même avec le texte, nécessite d’être interprétée : la fillette représente la Ve République, dont la Constitution date de 1958, soit sept ans auparavant ; le message peut vouloir signifier que de Gaulle, celui qui a mis en place cette Ve République, demande du temps pour continuer à la faire évoluer, et que pour cela il doit donc être élu.

Terminons avec l’analyse que fait Gadamer de la place de l’interprète par rapport à l’auteur dont il étudie le texte.

[I]l y a entre l’interprète et l’auteur une différence insurmontable résultant de la distance historique qui les sépare. Toute époque comprend nécessairement à sa manière le texte transmis […]. Le véritable sens d’un texte, tel qu’il s’adresse à l’interprète, ne dépend précisément pas de ces données occasionnelles que représentent l’auteur et son premier public. Du moins il ne s’y épuise pas. […] [U]n auteur ne connaît pas nécessairement le vrai sens de son texte; l’interprète par conséquent peut et doit le comprendre plus que lui. Ce qui est d’une importance fondamentale. Le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours. C’est pourquoi la compréhension est une attitude non pas uniquement reproductive, mais aussi et toujours productive. H.-G. Gadamer, Vérité et méthode.

L’auteur pense avoir voulu dire quelque chose. Pourtant, si l’on en croit Gadamer, cet auteur ne sait pas exactement ce qu’il a voulu dire. Le sens caché d’un texte, qui nécessite le recours à l’interprétation puisque sa signification “ne se comprend pas d’emblée”, est lui-même obscur pour son auteur. L’interprète va donc devoir comprendre ce que l’auteur a voulu consciemment exprimé, mais aussi, et surtout, ce qu’il a inconsciemment voulu dire. Si nous prenons l’exemple du conte enfantin du Petit Chaperon rouge, il est vraisemblable que l’analyse qu’en fait le psychanalyste Bruno Bettelheim diffère du sens que leurs auteurs, que ce soit Charles Perrault ou les Frères Grimm, ont voulu signifié.

Le thème central de ce conte, selon Bettelheim (1976), est la peur de la petite fille d’être dévorée. Dans la maison de ses parents, elle est protégée alors que dans la maison de sa grand-mère, elle se trouve angoissée des conséquences de sa rencontre avec le loup. Le problème qu’elle doit résoudre, ce sont les liens oedipiens qui peuvent l’amener à s’exposer aux tentatives d’un dangereux séducteur (le loup). La petite fille qui se situe à un stade prépubertaire du développement, lutte avec les problèmes de la puberté mais elle n’est pas encore assez mûre sur le plan affectif pour maîtriser ses conflits oedipiens. Sa sexualité naissante la pousse à s’écarter du chemin en opposition avec sa mère. Son ambivalence entre le principe de réalité (imposé par sa mère) et le principe de plaisir (son propre désir) évoque son conflit intérieur. Il s’agirait d’un conflit entre le ça et le moi-surmoi ; tous les enfants qui éprouvent des difficultés à obéir au principe de réalité, s’identifient très vite avec l’image du protagoniste qui est le Petit Chaperon rouge. Carina Coulacoglou, La psychanalyse des contes de fées : les concepts de la théorie psychanalytique de bettelheim examinés expérimentalement par le test des contes de fées.

Que ce soit la petite fille de l’affiche électorale ou celle du conte de fée, nous voyons l’importance ici de l’interprétation. L’interprète ne va affectivement pas se limiter à reproduire le sens supposé de l’auteur, mais, en le replaçant dans un contexte, dans une dimension historique ou dans une symbolique, il va produire un nouveau sens. Mais qu’en sera-t-il de l’interprète de l’interprète, voire de l’interprète de l’interprète de l’interprète ? Y aurait-il ici une régression vers l’infini de l’interprétation ?

Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss étudie l’interprétation dans le domaine de l’histoire. L’ethnologue étudie les sociétés humaines dans l’espace qu’elle occupe actuellement. L’historien étudie les sociétés humaines dans le temps, en s’efforçant “de restituer l’image des sociétés disparues telles qu’elles furent dans des instants qui, pour elles, correspondirent au présent”. C’est l’opposition entre la synchronie – ce qui se passe dans le même temps -, et la diachronie – ce qui se déroule dans le temps, la succession des événements. L’interprétation historique se fonde sur l’existence d’une continuité dans les événements qui se succèdent. Interpréter le présent est compliqué mais n’est pas complexe : il faut observer tout ce qui existe actuellement, cela prend du temps mais c’est possible. Interpréter le passé est complexe et compliqué : le “présent” des sociétés étudiés est un passé pour l’historien, le temps est déjà pris par le passé. 

La première difficulté d’interprétation tient au degré d’analyse ou au niveau où l’historien met le “curseur” pour étudier le fait historique. Le fait historique est considéré comme ayant réellement eu lieu, “mais où s’est-il passé quelque chose ?”.

Chaque épisode d’une révolution ou d’une guerre se résout en une multitude de mouvements psychiques et individuels ; chacun de ses mouvements traduit des évolutions inconscientes, et celles-ci se résolvent en phénomènes cérébraux, hormonaux, ou nerveux, dont les références sont elles-mêmes d’ordre physique ou chimique… Par conséquent, le fait historique n’est pas plus donné que les autres ;  c’est l’historien, ou l’agent du devenir historique, qui le constitue par abstraction, et comme sous la menace d’une régression à l’infini. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 306.

Napoléon a-t-il pu perdre Waterloo a cause de son supposé ulcère à l’estomac, qui lui donnait cette notoire main dans son gilet ? La face du monde aurait-elle été changé, comme l’affirme Pascal, si le nez de Cléopâtre eût été plus long ? Le niveau de précision de l’étude du fait historique fait donc vaciller l’existence d’une véritable continuité dans les événements.

La deuxième difficulté d’interprétation réside dans la sélection du fait historique et plus précisément du point de vue choisi pour l’étudier. Il semble impossible d’étudier un fait historique en tenant compte de tous les points de vue. D’abord parce que leur nombre serait immense voire infini. Ensuite parce que la somme de ces points vue aboutirait sans doute à une “histoire vraiment totale”, mais qui se “neutraliserait” du fait de tous ces points de vue : “son produit serait égal à zéro”. Lévi-Strauss donne l’exemple de la Révolution française.

Dès qu’on se propose d’écrire l’histoire de la Révolution française, on sait (ou on devrait savoir) que ce ne pourra pas être, simultanément et au même titre, celle du jacobin et celle de l’aristocrate. Par hypothèse, leurs totalisations respectives (dont chacune est antisymétrique avec l’autre)sont également vraies. Il faut donc choisir entre deux parties : soit retenir principalement l’une d’elles ou une troisième (car il y en a une infinité), et renoncer à chercher dans l’histoire une totalisation d’ensemble de totalisations partielles ; soit reconnaître à toutes une égale réalité : mais seulement pour découvrir que la Révolution française telle qu’on en parle n’a jamais existé. Ibid., pp. 307-308.

Il n’est pas impossible d’interpréter un fait historique. Il est par contre impossible de fournir une interprétation totale de l’histoire. Selon le point de vue choisi, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb sera vue par les Européens comme la découverte du Nouveau Monde, ou vécue comme le début d’une funeste colonisation et d’une extermination programmée, par les indigènes qui peuplaient alors sur ce continent. Lévi-Strauss conclut ainsi que l’interprétation fournie par l’histoire n’est pas un point d’arrivée où tout devient intelligible, mais seulement un point de départ pour celui qui est en quête de comprendre.

[…] l’histoire mène à tout, mais à condition d’en sortir. Ibid., p. 313.

En bref/L’essentiel

Spinoza

  • Toute connaissance obtenue par l’interprétation ne doit se fonder que sur le texte lui-même, et non sur l’idée qu’on s’en fait ;
  • L’interprétation doit tenir compte de la langue d’origine du texte, de son contexte, de son auteur, et de la place éventuelle du texte dans une oeuvre.

Dilthey

  • “Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique” ;
  • Les phénomènes de la nature se présentent comme des éléments particuliers, que la science peut regrouper en des lois générales (par ex. la théorie de l’attraction universelle de Newton) ; les phénomènes de la vie psychique se présentent comme un ensemble qui doit être interprété (par ex. pour Freud, les idées latentes cachées derrière le contenu manifeste d’un rêve).

Nietzsche

  • “Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations”
  • Chacun peut interpréter depuis sa propre perspective, et il y a une infinité d’interprétations possibles.

Gadamer

  • L’herméneutique est l’art d’interpréter, de comprendre ;
  • L’interprétation est nécessaire quand la signification d’un texte ou d’une oeuvre ne se comprend pas d’emblée ;
  • Le sens d’un texte dépasse toujours son auteur ; l’interprète produit un nouveau sens.

Lévi-Strauss

  • La difficulté d’interpréter en histoire vient du niveau d’analyse choisie (le monde, un pays, un homme, un phénomène cérébral, etc.) ;
  • Elle réside aussi dans le point de vue choisi pour interpréter le fait historique (par ex. celui d’un jacobin ou d’un aristocrate pour la Révolution française).

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2. Des Interprétations et des hommes

3. L’Interprétation – Foucault, Le Commentaire

4. L’Interprétation – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, janvier 2020.

3 commentaires sur “Bac Philo – III.3. L’Interprétation – Fiche n° 2. Des Interprétations et des hommes

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