Bac Philo – III.4. Le Vivant – Fiche n° 2. Des Vivants et des hommes

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Source : France24.com

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie III. La Raison et le Réel – Chapitre 4. Le Vivant – Fiche n° 2. Des Vivants et des hommes

Fiche n° 2 – Des Vivants et des hommes

Introduction

En explorant la notion de vivant, nous allons rencontrer plusieurs doctrines : le finalisme, le mécanisme, l’évolutionnisme. Nous verrons aussi que l’âme et le corps font l’objet de deux conceptions différentes : le dualisme qui les sépare en deux substances distinctes et le monisme qui les conçoit comme indissociables. Aristote nous parlera du dessein animé de la nature et des trois petites âmes. Lucrèce ira des atomes aux gènes avec des élans visionnaires sur l’ADN. Descartes roulera des mécaniques avec ses machines humaines et mettra le feu avec le coeur. Spinoza verra de la vie dans tout ce qui bouge ou pas, du moment qu’il y a du Conatus. Nous reparlerons de la fin avec Kant et ses organismes en tout et parties. Enfin Bergson prendra son élan pour nous parler d’évolution.

Des Vivants et des hommes

Aristote (384-322 av. J.-C.)

Aristote définit la vie comme ce qui est animé. Le terme “animé” vient de anima, mot latin qui a plusieurs significations : l’air que l’on respire ; le souffle de la respiration ; l’âme comme principe de la vie ; l’âme par opposition au corps. Le verbe animer vient du latin animare, donner la vie, qui prend aussi le sens en français de donner du mouvement. Nous voyons ici les déclinaisons du terme “animé” : rendre son dernier souffle pour signifier la mort, fin de la vie ; les dessins animés, qui mettent en mouvement des images, leur donnant l’illusion de la vie. Que penser aussi de l’animateur ou de l’animatrice de télévision : en quoi donne-t-il vie à un jeu, à une émission de variété, à un débat ? Mais revenons à Télé Aristote.

Disons donc, en guise de point de départ à l’examen, que l’animé se distingue de l’inanimé par le fait qu’il est en vie. Mais, comme le fait de vivre s’entend de plusieurs façons, nous prétendons qu’il y a vie là où se trouve ne serait-ce qu’une seule quelconque des manifestations telles que l’intelligence, la sensation, le mouvement local et le repos, ou encore le mouvement nutritif, dépérissement et croissance. C’est pourquoi l’on considère que tous les êtres qui se développent ont également la vie, car, visiblement, ils ont en eux-mêmes la sorte de puissance ou de principe qui leur permet de suivre, dans leur croissance et leur dépérissement, des directions contraires. Aristote, De l’âme.

L’inanimé n’est pas en vie, il n’est pas mort non plus puisqu’il faut vivre pour mourir et réciproquement. Une pierre ne s’anime pas, elle n’est donc pas vivante. Pourtant, en ces temps psycho-climatiques, la tendance semble à l’anthropomorphisme. En 2019, une plaque commémorative a été inaugurée en souvenir du glacier islandais Okjökull, “officiellement déclaré mort après 700 ans d’existence” (Ana Bebas, L’adieu de l’Islande à l’Okjökull, premier glacier disparu à cause du réchauffement climatique). Si ce glacier est mort, c’est bien qu’il était en vie ? Pourtant, nous ne parlons ici que d’eau gelée. Il s’agit bien sûr d’une analogie symbolique ayant but d’alerter sur les conséquences de l’activité humaine, bien vivante elle, sur le climat de l’écosystème terrestre. Notons malgré tout que le critère pour qualifier le glacier de “vivant” est le mouvement provoqué par la pression des couches accumulées de glace. Il y a donc bien une notion d’animation, et par conséquent une sorte de “vie”.

Dans cette animation du vivant, Aristote distingue trois types d’âme : nutritive, sensitive, cogitative ou rationnelle. Les végétaux ont une âme nutritive, qui leur permet de se nourrir et de croître. Les animaux ont en plus une âme sensitive qui leur permet de ressentir, notamment par le toucher. Les humains ont en plus de ces deux âmes une âme rationnelle, qui fait de l’homme cet animal doué de raison comme le définit Aristote. Mais cette conception se heurte, et c’est le côté oedipien du Stagirite, à celle de Platon, son maître. Platon distingue l’âme du corps : le corps est la prison de l’âme (voir l’article Platon, Phédon – Le corps prison de l’âme). Il y a ici un dualisme : le corps est bien distinct de l’âme, et surtout l’âme est unique. Alors, qu’en est-il de ces trois âmes d’Aristote ?

Est-ce que, cependant, chacun de ces principes constitue une âme ou bien une parcelle d’âme ? Et, dans ce dernier cas, est-ce que cela implique une séparation uniquement de raison ou bien aussi de lieu ? Ibid.

Cette notion de lieu est peut-être une référence à la conception platonicienne de la tripartition de l’âme (voir l’article Platon, République IV – La tripartition de l’âme). Platon sépare l’âme en trois parties : l’âme désirante, située dans le bas-ventre ; l’âme irascible, située dans le coeur ; l’âme rationnelle, située dans la tête. Il y a ainsi pour chaque partie de l’âme un lieu physique bien défini. Soulignons encore que Platon sépare dans sa conception dualiste l’âme du corps, en deux substances distinctes. Aristote va encore une fois se différencier de son maître.

Or l’âme, c’est ce qui fait que nous vivons, sentons et réfléchissons, au sens premier. Si bien qu’elle doit être une sorte de raison ou de forme, et non une matière ou un sujet. […] Et voilà pourquoi se trouve une juste assomption dans l’opinion de ceux pour qui l’âme ne va pas sans le corps et ne constitue pas un corps quelconque. Elle n’est pas un corps, en effet, mais quelque chose du corps. Ibid.

Les différentes âmes d’Aristote sont dans différents corps : le corps de la plante n’est pas celui de l’animal, ni celui de l’homme. Il y a des “genres” de corps. L’âme est donc l’expression du corps “qui a la faculté d’être tel”. Elle n’est pas distincte du corps comme chez Platon. Elle est distincte d’une autre âme parce qu’elle est dans un corps lui aussi distinct.  La vie, c’est l’âme, et comme la vie prend plusieurs formes, il y a plusieurs formes d’âmes.

Lucrèce (98-55 av. J.-C.)

Lucrèce reprend la doctrine d’Épicure : l’univers est fait d’atomes (voir l’article Lucrèce – La théorie atomiste d’Épicure). Ce sont les parties les plus petites de la matière. Ils sont insécables, en nombre immense et en mouvement perpétuel. Les corps, dont le corps humain, sont composés d’un ensemble d’atomes. Lucrèce conçoit le vivant de façon similaire à Aristote : des êtres animés, et doués de sentiment, c’est-à-dire de sensibilité.

Pensons maintenant aux corps que tu vois doués de sentiment : il te faut convenir qu’ils sont pourtant formés d’atomes insensibles. Loin de rejeter cette vérité et de la combattre, l’expérience quotidienne semble nous conduire à elle par la main, et nous force à croire que des substances insensibles peuvent naître, comme je le dis, des êtres animés. Lucrèce, De la nature.

Les corps vivants, doués de sensibilité, sont donc composés d’atomes qui, eux, sont insensibles. La propriété de sensibilité apparaît avec la complexité des corps composés. Le tout est ici encore plus que les parties. Lucrèce décrit l’assimilation par la nutrition et les transformations qui s’opèrent : l’eau des fleuves et l’herbe des pâturages une fois ingérés deviennent des troupeaux, l’homme mange ces animaux et les troupeaux assimilés se transforment en corps humain, et l’humain sert parfois de repas aux “bêtes sauvages”, accroissant leur force. Si nous reprenons ces exemples avec des connaissances nutritionnelles actuelles : la viande composée de protéines et de lipides, les fruits composés de glucides, l’eau, tout cela nous permet de nous alimenter et effectivement de continuer à vivre, en transformant les aliments que nous avons ingérés. La pomme de terre frite que nous avalons – ou plus précisément ce dont elle est constituée – va peu à peu devenir nous-mêmes, en s’ajoutant à ce qui nous compose et nous permet de vivre. Nous ne sommes pas a priori composés uniquement d’atomes de pommes de terre frites, mais une partie de nous en contient, et nous maintient vivant. Pour votre santé, mangez moins gras, moins salé, moins ce que vous voulez, mais vous serez quand même obligé de manger pour vivre, là où vous n’êtes pas tenus de vivre pour manger.

C’est ainsi que la nature convertit en corps vivants les aliments de toute espèce, elle en compose tous les sens des êtres animés, de même à peu près qu’elle fait jaillir la flamme du bois sec et  convertit toute matière en feu. vois-tu maintenant comme il importe de considérer l’ordre que prennent les atomes, leurs mélanges et les mouvements que les uns aux autres ils s’impriment ? Ibid.

Lucrèce fait ici une remarque étonnamment moderne : un lien est fait entre le vivant, ce corps composé d’atomes, et l’ordre particulier nécessaire pour que ce composé soit bien vivant. La vie n’est pas un hasard, ou plutôt ce n’est pas n’importe comment, et avec n’importe quel atome et combinaison d’atomes, que peut surgir la vie ou qu’elle peut se maintenir. L’expérience de Miller-Urey, menée en 1953, visait à reproduire les conditions d’apparition de la vie sur terre. Les scientifiques tentèrent de retrouver la composition de la “soupe primitive”, et les autres éléments ayant contribué à l’apparition de la vie (arcs électriques, atmosphère, température, etc.). L’expérience permit de faire apparaître des composés organiques, notamment des acides aminés, briques du vivant. La complexité de la composition d’atomes et des conditions de l’expérience montre bien l’importance d’un ordre spécifique, d’un mélange et de mouvements très particuliers. L’expérience s’est déroulée au XXe siècle, et Lucrèce a vécu au Ier siècle avant J.-C. Sa remarque est donc bien étonnamment moderne.

Lucrèce se pose également la question du “comportement” des atomes, au-delà de leur simple mouvement ou agencement. Notre personnalité peut-elle dépendre d’atomes ayant des caractéristiques spécifiques par rapport à d’autres ?

Enfin, si les êtres vivants, pour être capables de sentir, ont besoin d’éléments sensibles, comment se comporteront les atomes qui constituent en particulier l’espèce humaine ? […] Peut-on rire sans être formé d’atomes rieurs, peut-on penser et rendre des comptes avec éloquence sans atomes philosophes et orateurs ? Alors pourquoi les êtres capables de sensibilité ne pourraient-ils se composer d’atomes qui en soient complètement dénués ? Ibid.

C’est dans la théorie atomiste de Lucrèce que nous pouvons retrouver la notion d’atomes crochus, dénommés ainsi en raison de leur forme, passée depuis dans l’expression courante “avoir des atomes crochus avec quelqu’un”.Les formes de ces atomes peuvent-elles aller jusqu’à produire des atomes “comiques” ou “philosophe” ? Sans détenir la réponse à pareil questionnement, Lucrèce met cependant à nouveau l’accent sur l’importance des séquencements d’atomes, à l’aide d’un analogie avec l’écriture humaine.

C’est à l’aide des mêmes caractères que nous désignons le ciel, la mer, la terre, les fleuves, le soleil ; et de la même façon encore les moissons, les arbres, les animaux. Et dans nos vers eux-mêmes, l’ordre des lettres est essentiel, essentiels sont leurs arrangements ; les mots, non tous pareils, mais se ressemblant en grande partie, ne diffèrent que par l’ordonnance des lettres. Ainsi en est-il des corps de la nature. Il suffit que changent leurs figures, – intervalles, direction, liens, poids, chocs, rencontres, mouvements, ordre, positions – pour qu’eux-mêmes se trouvent changés. Ibid.

Là aussi, Lucrèce fait preuve d’une extrême modernité. La découverte de la structure en double hélice de  l’ADN, ou acide désoxyribonucléique, a été réalisée en 1953 par James Watson et Francis Crick. L’ADN est composé – le terme est important – de quatre bases : l’adénine, la cytosine, la guanine, la thymine, désignés symboliquement par les lettres A, C, T et G. L’ordre dans lequel ces bases vont se succéder va servir d’information génétique aux cellules pour déterminer la protéine à produire. Les gènes vont ainsi fonctionner en s’exprimant à partir de ces combinaisons de lettres (plus précisément des combinaisons des bases désignées par ces lettres). Les êtres vivants diffèreront ou se trouveront changés selon le fonctionnement de leurs gènes, comme le décrit Lucrèce avec l’analogie des lettres, il y a plus de vingt siècles. Aurait-il été composé non seulement d’atomes philosophes mais aussi d’atomes visionnaires ?

René Descartes (1596-1650)

Dualisme et mécanisme sont les deux mamelles du cartésianisme. Descartes distingue les corps et l’âme comme deux substances différentes, même si elles sont étroitement unies. L’âme est immatérielle et indivisible ; le corps est matériel et divisible. Nous ne trouverons aucun trace physique de l’âme, Descartes aurait rejeté d’emblée la théorie selon laquelle l’âme pèserait vingt-et-un grammes, poids supposé résulter de la différence de masse d’un corps humain avant et après la mort. Le corps est divisible, il est possible de continuer à vivre après l’amputation d’un membre ou l’ablation d’un organe non vital, c’est aussi le cas pour les greffes d’organes. L’âme et le corps sont donc nettement distincts.

Ainsi, à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes les sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l’âme ; et à cause que nous ne doutons point qu’il n’y ait des corps inanimés, qui se peuvent mouvoir en autant ou plus de diverses façons que les nôtres, et qui ont autant ou plus de chaleur […], nous devons croire que toute la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous, en tant qu’ils ne dépendent point de la pensée, n’appartiennent qu’au corps. Descartes, Les Passions de l’âme.

L’âme pense, le corps se dépense. Descartes fait l’hypothèse que la température des corps vivants et leur capacité à se mouvoir ne dépendent que du corps et non d’une faculté de l’âme. L’âme pense, c’est là son moindre défaut. Chaque partie, distincte, remplit donc une fonction également distincte : le corps produit de la chaleur et peut se mouvoir ; l’âme produit de la pensée.

Afin donc que nous évitions cette erreur, considérons que la mort n’arrive jamais par la faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt ; et jugeons que le corps d’un homme vivant diffère autant que celui d’un homme mort, que fait une montre, ou autre automate (c’est-à-dire, autre machine qui se meut soi-même), lorsqu’elle est montée, et qu’elle a en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée, avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre, ou autre machine, lorsqu’elle est rompue et que le principe de son mouvement cesse d’agir. Ibid.

La fonction de l’âme n’est pas d’animer le corps – au sens de le mettre en mouvement. L’âme n’a aucun lien non plus avec la mort du corps. Descartes montre ici sa conception mécaniste du corps (voir l’article Descartes, le Corps-machine). La mort se produit quand la “machine” cesse de fonctionner. Le découvreur du Cogito prend l’exemple d’une montre. Si l’un des rouages de la montre est cassé, celle-ci ne fonctionne plus. Nous sommes ici dans une sorte d’obsolescence programmée, autrement dit la durée de vie des êtres vivants n’étant pas éternelle, comme celles des machines, le moment vient où une partie de la machine, qu’elle soit vivante ou pur mécanisme, se dérègle ou s’arrête, causant alors la mort de l’ensemble.

Descartes évoque un “principe corporel”, à l’origine de la chaleur, des mouvements du corps, et donc de la vie. A son époque, la circulation sanguine vient d’être découverte par William Harvey, un médecin anglais. Il n’en est pas encore de même pour le système nerveux. Descartes considèrent que l’information circule dans le corps au moyen de petits “esprits animaux”, qui correspondent aux influx nerveux. 

Mais on ne sait pas communément en quelle façon ces esprits animaux et ces nerfs contribuent aux mouvements et aux sens, ni quel est le principe corporel qui les fait agir ; c’est pourquoi […] il y a une chaleur continuelle en notre coeur, qui est une espèce de feu que le sang des veines y entretient, et que ce feu est le principe corporel de tous les mouvements de nos membres. Ibid.

L’hypothèse de Descartes est que le coeur est le siège du “principe corporel” qui donne chaleur et mouvement au corps. Le mouvement de la circulation sanguine, récemment découvert, influe sans doute sur la conception de Descartes. Comme dans une machine, le coeur produit la chaleur, et la propage dans tout le corps au moyen de ses battements. Le feu reste par ailleurs l’énergie la plus connue à l’époque, et apporte l’évidence de la chaleur. C’est donc naturellement que le feu est considéré par Descartes comme le principe corporel des êtres vivants, ces si belles mécaniques.

Baruch Spinoza (1632-1677)

Spinoza est moniste : il conçoit l’âme et le corps comme une seule substance. Il ne conçoit d’ailleurs qu’une seule substance, qui contient tout le reste : “Dieu, autrement dit la Nature” (Éthique, IV, préface ; proposition IV, démonstration). Dieu contient tout et est la cause de toutes choses. Il possède tous les attributs, dont les deux seuls que nous pouvons connaître : la pensée et l’étendue. Pour Spinoza, la vie est un attribut de Dieu. Il rejette notamment la conception des trois âmes décrites par Aristote (végétative, sensitive, rationnelle), et donc la conception de la vie comme propriété de ce qui est animé – au sens d’avoir une âme. Tout peut donc être considéré comme “possédant” l’attribut de la vie, puisque tout vient de la seule substance qu’est Dieu, et que Dieu est la cause de toutes choses.

Il faut noter que, si la vie doit être attribuée aussi aux choses corporelles, rien ne sera sans vie ; si elle l’est seulement aux êtres où une âme est unie au corps, elle devra être attribuée seulement aux hommes et peut-être aux animaux, mais non aux esprits ni à Dieu. Comme cependant le mot vie s’étend communément davantage, il n’est pas douteux qu’il ne faille attribuer la vie même aux choses corporelles non unies à des esprits et à des esprits séparés du corps. Spinoza, Pensées métaphysiques.

Il faut ici chercher à bien comprendre le sens que donne Spinoza au “mot vie”. Il ne se résume pas au simple fait de disposer d’une âme – d’être animé. La vie, attribut de la substance unique qu’est Dieu, autrement dit la nature, est une force qui réside dans toute chose. Spinoza la nomme le Conatus (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). 

Nous entendons donc par vie la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être ; et, comme cette force est distincte des choses elles-mêmes, nous disons proprement que les choses elles-mêmes ont de la vie. Mais la force par laquelle Dieu persévère dans son être n’est autre chose que son essence ; ceux-là parlent donc très bien qui disent que Dieu est la vie. Ibid.

La vie c’est l’effort que fait chaque chose, chaque être pour persévérer dans son être, pour augmenter sa puissance d’agir. C’est le désir d’être, d’affirmer sa nature, son essence. Dans le cas de l’âme, c’est la volonté ; pour l’âme et le corps, c’est l’appétit, ou le désir conscient. 

L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. Spinoza, Pensées métaphysiques ; Éthique, III, proposition VII.

Cet effort est donc l’essence même de chaque chose, de chaque être, pour être ce qu’il est, pour réaliser sa propre nature. Nietzsche reprendra cette notion avec celle de la volonté de puissance (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire). Elle correspondra alors à une force universelle qui pousse tout ce qui existe à dominer. Retenons pour Spinoza que la vie c’est la force qui pousse à se réaliser, en tant qu’existant, dans ce qui est notre nature, notre essence. Persévérer ou ne pas persévérer dans son être, telle est la question de la vie.

Emmanuel Kant (1724-1804)

Kant rejoint Aristote pour qui la nature ne fait rien en vain. Ce qui existe naturellement, c’est-à-dire qui n’est pas un artifice créé par l’homme, doit son existence à une finalité. Cette finalité est reliée au principe de causalité.

[…] une chose qui, comme produit de la nature, ne doit pourtant, en même temps, être reconnue comme possible qu’en tant que fin naturelle, ne peut que se rapporter à elle-même réciproquement comme cause et comme effet […]. Kant, Critique de la faculté de juger.

Une chose créée par la nature est à la fois sa cause et son effet. La graine produite par un arbre ou une plante sera la cause d’un nouvel arbre ou d’une nouvelle plante. L’effet sera le nouveau végétal ainsi produit. La même causalité peut s’appliquer au règne animal, ce qui nous laissera perplexe pour distinguer qui de la poule ou de l’oeuf est la cause ou l’effet. Kant considère ensuite les choses qui sont un tout composés de parties. Si nous reprenons l’exemple d’un arbre, celui-ci est un tout composé de parties différentes : les racines, le tronc, les branches, les feuilles, etc. Il faut alors examiner les rapports entre le tout, les parties et la finalité de la nature.

Pour une chose en tant que fin naturelle, on exige dès lors, premièrement, que les parties (quant à leur existence et à leur forme) n’en soient possibles que par leur relation au tout. Car la chose elle-même est une fin, comprise qu’elle est par conséquent sous un concept ou sous une Idée détermine nécessairement a priori tout ce qui doit être contenu en elle. Ibid.

Les feuilles, les branches, le tronc, les racines et tous les éléments qui composent un arbre n’ont un sens de finalité que le concept global d’un arbre doit contenir toutes ces parties. Si nous retirons les racines d’un arbre, celui-ci dépérit et meurt, et donc ne peut plus être la cause d’un nouvel arbre. La majuscule au terme “Idée” renvoie explicitement à la théories des Idées de Platon. Les Idées sont les essences immuables, premières et à l’origine de toutes choses qui participent d’elles. Pour Platon, un objet est beau parce qu’il participe de l’Idée du Beau en soi. Appliquons cela à notre arbre, en supposant l’Idée ou le concept d’arbre en soi. L’arbre singulier que nous pouvons observer dans une forêt participe du concept d’arbre. Ce concept détermine tout ce que doit contenir l’arbre de la forêt, pour accomplir la finalité de la nature.

Mais si une chose, en tant que produit de la nature, doit renfermer en elle-même et en sa possibilité interne une relation à des fins, […] il est requis pour cela, deuxièmement, que les parties de cette chose se relient en l’unité d’un tout à travers la manière dont elles sont mutuellement les unes vis-à-vis des autres cause et effet de leur forme. Ibid.

Toutes les parties concourent à la finalité du tout. Mais il est nécessaire pour cela que les parties soient aussi en relation les unes avec les autres, avec des finalités propres de parties, qui contribuent à la finalité du tout. Les racines de l’arbre puisent l’eau et les nutriments dans le sol, pour alimenter le tronc, qui conduit ensuite la sève ainsi formée vers les branches. Les feuilles par la photosynthèse, convertissent l’énergie lumineuse en énergie pour le reste de l’arbre, assurant ainsi, conjointement avec la sève, la vie et la croissance de l’arbre. Si nous simplifions tout cela, les racines sont la cause de la vie et de la croissance de l’arbre (et de ses différentes autres parties), en transformant l’eau et les nutriments puisés dans le sol. L’effet produit par les racines est la poussée de l’arbre, la croissance des feuilles, qui à leur tour sont cause de la vie et de la croissance de l’arbre. Le tout est donc un système constitué de parties en relations mutuelles, aux finalités particulières servant une finalité globale. Voici l’être organisé ou organisme.

Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur (par le mécanisme). Ibid.

Se différenciant de la conception mécaniste de la vie comme peut la défendre Descartes, Kant conçoit la vie comme faites d’organismes finalisés, autrement dit des “êtres organisés”, dont le fonctionnement ne peut se réduire à une simple machine. Le mécanisme d’une montre fait mouvoir ses aiguilles (ou modifient ses chiffres) pour indiquer l’heure. Le mécanisme cause l’effet de montrer l’heure, mais il ne crée rien de plus qu’un mouvement toujours identique, par le moyen d’une force motrice. Kant fait l’hypothèse d’une force formatrice. Les racines de l’arbre ne font pas que puiser l’eau et les nutriments dans le sol pour les faire simplement circuler, les pomper et les impulser dans l’arbre. Elles contribuent à transformer cette eau et ces nutriments en d’autres éléments permettant la vie et la croissance de l’arbre. Nous sommes ici dans le domaine de l’âme nutritive d’Aristote, et non dans un circuit hydraulique purement mécanique. 

Les êtres organisés sont donc les seuls, dans la nature, qui, quand on les considère aussi en eux-mêmes et sans les mettre en relation à d’autres choses, doivent pourtant être pensés comme possibles uniquement en tant que fins de la nature, et ce sont les seuls qui, ainsi, procurent en premier lieu une réalité objective au concept d’une fin qui n’est pas une fin pratique, mais est une fin de la nature, et qui dès fournissent à la science de la nature le fondement d’une téléologie […]. Ibid.

L’organisme, distinct du mécanisme, poursuit une fin. L’arbre va croître et se développer, puis produire des fruits, des graines, qui à leur deviendront des arbres. La téléologie ou science de la finalité, le finalisme, fonde l’existence des organismes ou corps organisés. L’arbre ne poursuit pas seulement la fin d’être cause ou effet d’autres arbres. A notre époque de grande sensibilité à la question du carbone, nous pouvons constater l’équivalence entre la plantation d’un arbre et la contribution à la réduction du carbone produit par l’activité humaine. Nombre d’entreprises vont choisir d’utiliser l’argument “un acte/un achat = un arbre planté”. Il existe même la possibilité de s’acheter des crédits carbone en échange de plantation d’arbres. La finalité naturelle cède sans doute ici à la finalité de la bonne conscience. Il resterait à savoir au “final” ce qui subsiste réellement de la finalité naturelle ?

Henri Bergson (1859-1941)

Bergson est né en 1859, la même année que celle de la parution de l’ouvrage de Charles Darwin, L’Origine des espèces. Les partisans de l’évolutionnisme se sont heurtés à ceux du créationnisme, c’est-à-dire à la croyance d’un finalisme : Dieu a créé l’homme pour qu’il domine tout ce qui existe sur terre. Bergson rejette le finalisme et son concept de projet déjà écrit ou déjà prévu. Il rejette également le mécanisme, qui ne fait que réduire la vie à une “représentation nécessairement artificielle et symbolique”. Bergson conçoit l’évolution comme fondé sur un “élan vital”, qui permet d’engendrer de nouveaux êtres, et de produire des mutations qui constituent l’évolution des espèces.

Nous revenons […] à l’idée […] d’un élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d’union. Cet élan, se conservant sur les lignes d’évolution entre lesquelles il se partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s’additionnent, qui créent des espèces nouvelles. Bergson, L’Évolution créatrice p. 838.

Il n’y a donc ni finalité, ni mécanisme dans l’évolution initiée par cet “élan originel de la vie”. L’élan se poursuit, produit des “variations”, qui à leur tour engendrent des “espèces nouvelles”. C’est ainsi que se met en oeuvre la différenciation progressives d’espèces, sur la base d’une origine commune. 

L’élan se divise de plus en plus en se communiquant ; la vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille en manifestations qui devront sans doute à leur communauté d’origine d’être complémentaires, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ibid.

L’antagonisme produira les différentes espèces vivantes. Le caractère d’incompatibilité permettra de poursuivre cette démultiplication des formes de vie. Rappelons qu’une des caractéristiques d’une espèce est que ces individus peuvent se reproduire entre membres d’une même espèce. Ainsi, les espèces se modifient et se séparent, comme dans l’adage populaire “Les chiens ne font pas des chats”.

Accumuler de l’énergie, pour la lâcher ensuite dans des canaux flexibles, déformables, à l’extrémité desquels elle accomplira des travaux variés : voilà ce que l’élan vital, traversant la matière, voudrait obtenir tout d’un coup. Il y réussirait sans doute, si sa puissance était illimitée, ou si quelque aide lui pouvait venir du dehors. Mais l’élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. Il ne peut pas surmonter tous les obstacles. Ibid.

Bergson montre ici à la fois l’absence et l’impossibilité d’une finalité. Même si l’élan vital le voulait – la volonté est une forme de finalisme -, il ne pourrait réussir à atteindre une fin précise. L’élan possède le même caractère que l’être humain – ou est-ce l’inverse ? – : la finitude. Mais alors ne pouvons-nous envisager que posséder le caractère de finitude soit une fin en soi ?

En bref/L’essentiel

Aristote

  • La vie est ce qui est animé, c’est-à-dire ce qui a une âme ;
  • Il y a trois types d’âmes : nutritive (ou végétative), sensible, rationnelle (ou cogitative) ;
  • L’âme est l’expression du corps et n’est pas distincte de lui.

Lucrèce

  • Les êtres vivants, sensibles, sont composés d’atomes insensibles ;
  • Les atomes, en se composant, se transforment en êtres vivants, selon un ordre précis et défini.

Descartes

  • Descartes est dualiste : il conçoit l’âme comme distincte du corps ;
  • Le corps est une machine qui, lorsqu’elle se corrompt, provoque la mort, sans rapport avec l’âme ;
  • Le “principe corporel”, qui donne vie, chaleur et mouvement au corps, réside dans le coeur.

Spinoza

  • Spinoza est moniste : il conçoit l’âme et le corps comme une seule substance ;
  • La vie est un attribut de Dieu, qui est la substance unique et cause de toutes choses ;
  • La vie est le Conatus, l’effort de chaque chose pour persévérer dans être.

Kant

  • Toute chose produite par la nature possède une fin naturelle et est à la fois sa cause et son effet ;
  • Les choses sont un tout composé de parties, en relation avec le tout et en relation mutuelles les unes avec les autres, dans un corps organisé.

Bergson

  • L’évolution est fondée sur un “élan vital” originel, qui est la cause des variations et des nouvelles espèces ;
  • Il n’y a ni finalité ni mécanisme dans la vie.

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1. Le Vivant – De quoi parlons-nous ?

2. Des Vivants et des hommes

3. Le Vivant – Descartes, le Corps-machine

4. Le Vivant – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, février 2020.