José Martí, La Edad de Oro – II.5. Las ruinas indias [Les ruines indiennes]

Retour à la page des Essais Philosophiques Cubains

Philosophie – Fiches de lecture

Fiches de lecture n° 36-2-5- José Martí, La Edad de Oro – Las ruinas indias [Les ruines indiennes]


Sommaire

Présentation générale
Premier numéroSecond numéroTroisième numéroQuatrième numéro


Las ruinas indias [Les ruines indiennes]

Masques indiens – Source : Claude Joseph Désiré de Charnay, The ancient cities of the New World [Les anciennes villes du Nouveau Monde]public-library.uk

Il ne saurait y avoir de poème plus triste et plus beau que celui qui peut être tiré de l’histoire américaine. On ne peut lire sans tendresse, et sans voir comme des fleurs et des plumes dans l’air, un de ces bons vieux livres recouverts de parchemin, qui parlent de l’Amérique des Indiens, de leurs cités et de leurs fêtes, de la valeur de leurs arts et de la grâce de leurs coutumes. Certains vivaient isolés et simples, sans vêtements et sans besoins, comme des peuples qui achevaient de naître ; et ils commencèrent à peindre leurs étranges figures sur les rochers au bord des rivières, où toute seule est la forêt, et où l’homme pense davantage aux merveilles du monde. D’autres étaient des peuples plus âgés, vivant en tribus, dans des villages de roseaux ou d’adobe1, mangeant ce qu’ils chassaient et pêchaient, et se battant avec leurs voisins. D’autres formaient des peuples déjà constitués, avec des villes de cent quarante mille maisons et des palais ornés de peintures d’or avec des grands commerces dans les rues et les places, et des temples de marbre avec des statues gigantesques de leurs dieux. Leurs œuvres ne ressemblent pas à celles des autres peuples, mais plutôt comme un homme peut ressembler à un autre. Ils étaient innocents, superstitieux et terribles. Ils ont imaginé leur gouvernement, leur religion, leur art, leur guerre, leur architecture, leur industrie, leur poésie. Tout ce qui vient d’eux est intéressant, audacieux, nouveau. C’était une ethnie artistique, intelligente et pure. Les histoires des Nahuatls et des Mayas du Mexique, des Chibchas de Colombie, des Cumanagotos du Venezuela, des Quechuas du Pérou, des Aymaras de Bolivie, des Charruas d’Uruguay, des Araucans du Chili se lisent comme des romans.

Le Quetzal est le bel oiseau du Guatemala, un oiseau d’un vert brillant à la longue plume, qui meurt de douleur lorsqu’il est capturé, ou lorsque la plume de sa queue est brisée ou blessée. C’est un oiseau qui brille à la lumière, comme les têtes des colibris, qui ressemblent à des pierres précieuses, ou à des bijoux étincelants, qui d’un côté auraient été faits de topaze, et de l’autre d’opale, et d’améthyste. Quand on lit dans les voyages d’Augustus Le Plongeon2 les récits des amours de la princesse maya Ara, qui ne voulait pas aimer le prince Aak parce qu’il avait tué son frère Chaak par amour pour elle ; quand dans l’histoire de l’indien Ixtlilxochitl, on voit vivre, élégantes et riches, les cités royales du Mexique, Tenochtitlán et Texcoco ; quand dans le « Recordación Florida » du capitaine Fuentes3, ou dans les Chroniques de Juarros, ou dans l’Histoire du conquérant Bernal Díaz del Castillo, ou dans les Voyages de l’Anglais Thomas Gage, ils vont comme s’ils marchaient devant nous, dans leurs habits blancs, tenant leurs enfants par la main, en récitant des vers et en érigeant des bâtiments, ces gens des cités d’alors, ces sages de Chichén, ces puissants d’Uxmal, ces marchands de Tulán, ces artisans de Tenochitlán, ces prêtres de Cholula, ces professeurs aimables et ces enfants paisibles d’Utatlán, cette lignée raffinée qui vivait au soleil sans clore leurs maisons en pierre, on ne dirait pas qu’on lit un livre aux feuilles jaunies, où les “s” sont comme des “f” et où on use des mots avec beaucoup de cérémonie, mais que l’on contemple la mort d’un Quetzal, qui lance un cri ultime en voyant sa queue brisée. Avec de l’imagination, on voit des choses qui ne peuvent pas être vues avec les yeux.

On se fait un ami en lisant ces vieux livres. Ici il y a des héros, des saints, des amoureux, des poètes et des apôtres. Ici on y décrit des pyramides plus grandes que celles d’Égypte ; et les exploits de ces géants qui ont vaincu les fauves ; les batailles de géants et d’hommes ; les dieux qui passent par le vent en lançant les semences des peuples du monde entier; les enlèvements de princesses qui ont poussé les peuples à combattre jusqu’à mourir ; les combats au corps à corps, avec une bravoure qui ne paraît pas humaine ; la défense des cités dépravées contre les hommes forts qui venaient des terres du Nord ; et la vie variée, sympathique et laborieuse de ses cirques et temples, de ses canaux et de ses ateliers, de ses tribunaux et de ses marchés. Il y a des monarques comme le Chichimèque Netzahualpilli, que ses fils ont tué parce qu’il avait enfreint la loi, tout comme le romain Brutus a laissé tuer le sien [son père Jules César] ; Il y a des orateurs qui se lèvent en pleurant, comme le Tlaxcaltèque Xicotencatl, pour supplier son peuple de ne pas laisser entrer les Espagnols, comme Démosthène s’était levé pour supplier les Grecs de ne pas laisser entrer Philippe [roi de Macédoine et père d’Alexandre le Grand] ; il y a des monarques justes  comme Netzahualcoyotl, le grand poète roi des Chichimèques, qui savait, comme l’hébreu Salomon, élever de magnifiques temples au Créateur du monde, et rendre la justice parmi les hommes avec l’âme d’un père. Il y avait des sacrifices de belles jeunes femmes aux dieux invisibles du ciel, tout comme cela avait lieu en Grèce, et il y avait là parfois tant de sacrifices qu’il n’était pas nécessaire de bâtir un autel pour la nouvelle cérémonie, car le tas de cendres du dernier bûcher était si haut que les sacrificateurs pouvaient y étendre les victimes ; Il y avait des sacrifices d’hommes, comme celui de l’hébreu Abraham, qui attacha son fils Isaac sur les bûches, pour le tuer de ses propres mains, parce qu’il croyait entendre des voix du ciel qui lui ordonnaient de poignarder l’enfant, de façon à donner satisfaction à son Dieu par ce sang ; Il y eut des sacrifices de masse, comme il y en a eu sur la Plaza Mayor, devant les évêques et le roi, lorsque l’Inquisition d’Espagne a brûlé vifs des hommes, à grand luxe de bois et de procession, les nobles dames madrilènes regardant l’incendie depuis les balcons. La superstition et l’ignorance rendent les hommes barbares dans tous les peuples. Et dans ce domaine, les vainqueurs espagnols en ont dit plus qu’il n’était juste sur les Indiens, ils ont exagéré ou inventé des défauts à la race vaincue, de sorte que la cruauté avec laquelle ils les ont traités semble juste et convenable [aux yeux du] monde. Il faut lire à la fois ce que dit sur les sacrifices des Indiens le soldat espagnol Bernal Díaz, et ce que dit le prêtre Bartolomé de las Casas. C’est un nom qui doit s’élever dans le cœur, comme celui d’un frère. Bartolomé de las Casas était laid et maigre, il parlait confusément et précipitamment, et avait un grand nez ; mais c’est dans la flamme pure de ses yeux que se voyait son âme sublime.

Nous allons traiter du Mexique aujourd’hui, parce que les planches d’illustration montrent le Mexique. Le Mexique a d’abord été peuplé par les braves Toltèques, qui ont suivi, avec des boucliers de canne levés, le capitaine qui portait le bouclier avec des rondelles d’or. Plus tard les Toltèques se livrèrent au luxe ; et les barbares Chichimèques vinrent du Nord avec une force terrible, vêtus de peaux, ils restèrent dans le pays, et eurent des rois d’une grande sagesse. Les peuples libres des alentours se rassemblèrent ensuite, avec les habiles Aztèques à leur tête, qui prirent le gouvernement aux Chichimèques, qui étaient déjà négligés et dépravés. Les Aztèques régnèrent en tant que marchands, rassemblant les richesses et opprimant le pays ; et quand Cortés est arrivé avec ses Espagnols, il a vaincu les Aztèques avec l’aide des cent mille guerriers indiens qui se sont unis à lui, lors de son passage parmi les peuples opprimés.

Les armes à feu et les armures de fer des Espagnols n’intimidaient pas les héros indiens ; mais le peuple fanatique ne voulait plus obéir à ses héros, croyant que ceux-là [les Espagnols] étaient les soldats du dieu Quetzalcoatl, dont les prêtres leur annonçaient qu’il reviendrait du ciel pour les libérer de la tyrannie. Cortés eut connaissance des rivalités des Indiens, il mit à mal ceux qui étaient jaloux, il sépara les chefs de leurs peuples apeurés, il gagna leur sympathie avec des cadeaux ou terrifia les faibles avec des menaces, il emprisonna ou tua les justes et les braves ; les prêtres vinrent d’Espagne après que les soldats aient démoli le temple du dieu indien et ils construirent par-dessus le temple de leur dieu.

Ruines de Kabah – Source : Claude Joseph Désiré de Charnay, The ancient cities of the New World [Les anciennes villes du Nouveau Monde]public-library.uk

Comme était belle Tenochtitlán, la capitale des Aztèques, quand Cortés arriva au Mexique ! Toute la journée était comme une matinée, et la ville semblait toujours en fête. Les rues étaient faites les unes d’eau, et les autres de terre ; les places spacieuses et nombreuses ; et les alentours parsemés d’un grand sous-bois. Les canoës traversaient les canaux, aussi rapides et adroits que s’ils étaient dotés de l’intelligence ; et il y en avait tant que vous pouviez marcher dessus comme sur la terre ferme. Dans certains se trouvaient des fruits, dans d’autres des fleurs, dans d’autres des cruches, des tasses, et encore d’autres poteries. Les marchés grouillaient de gens, se saluant avec amour, allant d’étal en étal, célébrant le roi ou disant du mal de lui, fouinant et vendant. Les maisons étaient en adobe1, qui est de la brique non cuite, ou en maçonnerie, si le propriétaire était riche. Dans sa pyramide de cinq terrasses, le grand temple de Huitzilopochtli, fait d’ébène et de jaspe, avec du marbre semblable aux nuages ​​et des cèdres odorants, s’élevait au-dessus de toute la ville, avec ses quarante plus petits temples à ses pieds. sans que jamais ne s’éteignent, tout là-haut, les flammes sacrées de ses six cents brasiers. Dans les rues en contrebas, les gens allaient et venaient, vêtus de leurs tuniques courtes et sans manches, blanches ou colorées, ou blanches et brodées, et des chaussures amples, qui ressemblaient à des bottines. Dans un coin, un groupe d’enfants sortait en tirant des graines de fruits avec leur sarbacane, ou en jouant en rythme avec leurs sifflets d’argile, sur le chemin de l’école, où ils apprenaient les travaux manuels, la danse et le chant, et des leçons sur les lances et les flèches, des heures consacrées aux semailles et à la culture : car chaque homme doit apprendre à travailler dans les champs, à faire les choses de ses propres mains et à se défendre. Un notable passait avec un long manteau orné de plumes, avec son secrétaire à ses côtés, en train de déplier le livre qu’il terminait de peindre, avec toutes les figures et tous les signes sur la face intérieure, de sorte qu’une fois fermé,il ne reste rien d’écrit sur la partie des plis. Derrière le notable se trouvaient trois guerriers avec des casques en bois, l’un en forme de tête de serpent, un autre de loup, et un autre de tigre, et la peau au dehors, mais avec le casque mis de façon qu’on puisse voir au-dessus de l’oreille, trois traits qui étaient alors le signe de la vaillance. Un domestique portait dans une cage de roseaux un oiseau d’un jaune d’or, pour la volière du roi, qui avait beaucoup d’oiseaux, et de nombreux poissons d’argent et de carmin dans des aquariums en marbre, cachés dans les labyrinthes de ses jardins. Un autre remontait la rue en donnant de la voix, pour que s’ouvre le passage aux ambassadeurs qui sortaient avec le bouclier attaché au bras gauche, et la flèche pointée vers le sol pour réclamer des captifs aux peuples asservis. Dans l’embrasure de sa maison, un charpentier chantait, raccommodant avec une grande habileté une chaise en forme d’aigle dont la garniture d’or et de soie de la peau de daim de l’assise était tombée. D’autres venaient chargés de peaux teintées, s’arrêtant à chaque porte, au cas où ils voudraient acheter la rouge ou la bleue, qu’ils disposaient alors comme les tableaux d’aujourd’hui, pour décorer les pièces. La veuve était de retour du marché avec le domestique derrière, manquant de mains pour tenir tout les achats, des cruches de Cholula et du Guatemala ; un couteau d’obsidienne verte, mince comme une feuille de papier ; un miroir de pierre polie, où on se voyait  le visage avec plus de douceur que dans du cristal ; une étoffe avec un grain très serré, qui ne perdait jamais sa couleur ; un poisson avec des écailles d’argent et d’or qui étaient comme détachées ; une perruche en cuivre émaillé, dont le bec et les ailes bougeaient. Ou les gens s’arrêtaient dans la rue pour voir passer les deux jeunes mariés, avec la tunique du marié cousue à celle de la mariée, comme pour proclamer qu’ils étaient réunis dans ce monde jusqu’à la mort ; et derrière eux, courait un petit garçon, traînant sa petite voiture. D’autres formaient des groupes pour écouter le voyageur raconter ce qu’il venait de voir sur les terres sauvages des Zapotèques, où il y avait un autre roi qui commandait dans les temples et dans le palais royal lui-même, et il ne sortait jamais à pied, mais sur les épaules des prêtres, écoutant les suppliques du peuple, qui demandait par son intermédiaire les faveurs de celui qui commande au monde depuis le ciel, aux rois dans le palais, et aux autres rois qui se déplacent sur les épaules des prêtres. D’autres, dans le groupe d’à côté, disaient que le discours dans lequel le prêtre racontait l’histoire du guerrier qui avait été enterré hier était bon, et que les funérailles avaient été riches, avec la bannière qui énonçait les batailles qu’il avait gagnées, et les serviteurs qui portaient dans des plateaux faits de huit métaux différents la nourriture qui étaient du goût du guerrier mort. On entendait parmi les conversations dans la rue le murmure des arbres dans les patios et le bruit des limes et du marteau. De toute cette splendeur, il reste à peine dans les musées quelques récipients en or, des pierres ayant servi de joug, en obsidienne polie, et quelques rares bagues ouvragées ! Tenochtitlán n’existe plus. Il n’y a plus de Tulán, la ville de la grande fête. Il n’y a plus de Texcoco, la ville des palais. Les Indiens d’aujourd’hui, en passant devant les ruines, baissent la tête, remuent les lèvres comme s’ils disaient quelque chose, et tant que les ruines ne sont pas derrière eux, ils ne mettent pas leurs chapeaux. De ce côté du Mexique, où ont vécu tous ces peuples d’une même langue et de la même famille qui avaient pris le pouvoir dans tout le centre de la côte pacifique où se trouvaient les Nahuatls, il ne restait plus depuis la conquête une ville entière, ni un seul temple intact.

De Cholula, de cette Cholula des temples, qui laissa Cortés émerveillé, il ne subsiste que les restes de la pyramide à quatre terrasses, haute comme deux fois la célèbre pyramide de Chéops. À Xochicalco, seul reste sur pied, au sommet de son éminence pleine de tunnels et d’arches, le temple en granit ciselé, avec ses énormes pièces si liées que l’on en voit pas la jonction, et sa pierre si dure qu’on ne sait pas avec quel instrument ils ont pu la tailler, ni avec quelle machine ils l’ont montée si haut. À Centla, mélangées à la terre, on voit les anciennes fortifications. Le français Charnay achève d’exhumer à Tula une maison de vingt-quatre pièces, avec quinze escaliers si beaux et irréguliers, qu’il dit être “une œuvre d’un fascinant intérêt”. A la Quemada, les ruines des bâtiments et les courtines4 de la forteresse, les morceaux des colossales colonnes de porphyre, recouvrent le Cerro de los Edificios [la colline des édifices]. Mitla était la cité des Zapotèques : à Mitla les murs du palais sont encore dans toute leur beauté, là où le prince qui se déplaçait toujours porté sur les épaules, venait dire au roi ce que lui ordonnait depuis le ciel le dieu qui s’est créé lui-même, le Pitao-Cozaana. Des colonnes en poutres sculptées, sans base ni chapiteau, qui soutenaient le toit, ne se sont pas encore effondrées, et dans cette solitude elles paraissent plus imposantes que les montagnes qui entourent la vallée verdoyante dans laquelle s’élève Mitla. Ces murailles si belles émergent de broussailles hautes herbes comme des arbres, toutes couvertes des plus belles frises et de dessins, sans aucune courbe, mais avec des lignes et des angles composés avec beaucoup de grâce et de majesté.

Mais les plus belles ruines du Mexique ne sont pas ici , mais là où vivaient les Mayas, qui étaient des gens guerriers et d’une grande puissance, et qui recevaient des visites des peuples de la mer et des ambassadeurs. Chez les Mayas d’Oaxaca se trouve la célèbre cité de Palenque, avec son palais aux murs solides recouverts de pierres sculptées, représentant des hommes à la tête pointue avec une bouche proéminente, vêtus de costumes richement décorés et d’un panache de plumes sur la tête. L’entrée du palais est grandiose, avec ses quatorze portes et ses géants de pierre qui se trouvent entre chaque porte. Au dedans et au dehors se trouve le stuc qui recouvre le mur rempli de peintures rouges, bleues, noires et blanches. À l’intérieur se trouve le patio, entouré de colonnes. Il y a un temple de la Croix, appelé ainsi parce que sur l’une des pierres il y a deux [personnages] qui ressemblent à des prêtres aux côtés d’une sorte de croix, aussi haute qu’eux ; non pas une croix chrétienne, mais plutôt comme celle de ceux qui croient en la religion de Bouddha, qui a aussi sa croix. Mais même Palenque ne peut être comparée aux ruines des Mayas du Yucatan, qui sont plus étranges et plus belles.

Porte de la maison du Gouverneur, à Uxmal – Source : Claude Joseph Désiré de Charnay, The ancient cities of the New World [Les anciennes villes du Nouveau Monde]public-library.uk

Dans le Yucatan se situait l’empire de ces princes mayas, qui avaient de larges pommettes et le front comme celui de l’homme blanc d’aujourd’hui. Au Yucatan, il y a les ruines de Sayil, avec sa Casa Grande, haute de trois étages, avec son escalier de dix aunes de large [un peu plus de 8 mètres]. Il y a Labna, avec ce curieux édifice qui a près du toit une rangée de crânes en pierre, et cette autre ruine où deux hommes portent une grande sphère, l’un debout et l’autre à genoux. Au Yucatán se situe Izamal, où a été trouvée cette Cara Gigantesca, un visage en pierre de plus de deux aunes. Et Kabah est là aussi, la Kabah qui conserve une arche, brisée en haut, qu’on ne peut regarder sans la ressentir comme pleine de grâce et de noblesse. Mais les cités que célèbrent les livres de l’américain Stephens, de Brasseur de Bourbourg et de Charnay, de Le Plongeon2 et de son audacieuse épouse, du Français Nadaillac, sont Uxmal et Chichén-Itzá, les cités des palais peints, des maisons travaillées comme de la dentelle, des puits profonds et des magnifiques couvents. Uxmal est à environ deux lieues de Mérida, qui est la ville d’aujourd’hui, renommée pour son beau champ d’agaves, et parce que ses habitants sont si hospitaliers qu’ils reçoivent les étrangers comme des frères. À Uxmal, il y a de nombreuses ruines remarquables, et toutes, comme dans tout le Mexique, sont au sommet des pyramides, comme si c’étaient les bâtiments de plus grande valeur, qui sont restés debout alors que s’étaient effondrées les ateliers de fabrication, plus légers. La maison la plus remarquable est celle qu’on appelle dans les livres « du Gouverneur », qui est toute en pierre brute, avec plus d’une cent aunes de varas de façade et treize de large [84 mètres sur onze environs], et avec des portes cintrées d’un encadrement en bois richement ouvragé. Une autre maison est dite des Tortues, et elle est véritablement très curieuse, car la pierre imite une palissade, avec une tortue en relief de loin en loin. La Maison des Religieuses est vraiment belle : ce n’est pas une seule maison, mais quatre, qui sont au sommet de la pyramide. L’une des maisons est dite de la Couleuvre, parce qu’au dehors est sculpté dans la pierre vive un serpent énorme, qui donne tour à tour sur la maison entière : une autre a  près du haut du mur une couronne faite de têtes d’idoles, mais toutes différentes avec de nombreuses expressions, et arrangées en groupes avec un art véritable, car elles semblent même avoir été mises là par hasard ; un autre des bâtiments garde encore quatre des dix-sept tours qu’il avait autrefois, et dont on peut voir les bases à côté du toit, comme la coquille d’une molaire cariée. Uxmal a encore la Maison du Devin, peinte de différentes couleurs, et la Maison du Nain, si petite et bien sculptée qu’elle est comme une boîte de Chine, de celles qui ont, sculptés dans le bois, des centaines de figures et si gracieuse qu’un explorateur l’appelle un “chef-d’œuvre d’art et d’élégance”, et un autre dit que “la Maison du Nain est belle comme un joyau”.

La cité de Chichén-Itzá est entièrement pareille à la Maison du Nain. Elle est comme un livre de pierre. Un livre abîmé, avec les pages sur le sol, enfoncées dans l’enchevêtrement de la montagne, tachées de boue, mises en pièces. Les cinq cents colonnes sont à terre ; les statues sans tête, au pied des murs à moitié effondrés ; les rues sont recouvertes par l’herbe qui a poussé depuis tant de siècles. Mais de ce qui reste debout, de tout ce qui se voit ou se touche, il n’y a rien qui n’ait une peinture très fine aux belles courbes, ou une sculpture noble, au nez droit et à la longue barbe. Sur les peintures murales se trouve la célèbre histoire de la guerre des deux frères fous, qui se sont battus pour voir qui resterait, avec la princesse Ara : il y a des processions de prêtres, de guerriers, d’animaux qu’on semble contempler et connaître, des navires avec deux proues, des personnages à la barbe noire, des hommes noirs aux cheveux frisés ; le tout avec un profil affirmé, et la couleur tant fraîche et brillante comme si le sang coulait encore dans les veines des artistes qui ont légué par ces écrits, en hiéroglyphes et en peintures, l’histoire du peuple qui a lancé ses bateaux le long des côtes et des rivières de toute l’Amérique centrale, et qui a découvert l’Asie via le Pacifique et l’Afrique via l’Atlantique. Il y a une pierre dans laquelle un homme debout envoie un éclair depuis ses lèvres entrouvertes à un autre homme assis. Il y a des groupes et des symboles qui semblent raconter, dans une langue qu’on ne peut pas lire avec l’alphabet indien incomplet de l’évêque Landa5, les secrets du peuple qui a construit le Cirque, le Château, le Palais des Religieuses, le Caracol6, le puits du des sacrifices, plein au fond comme d’une pierre blanche, qui est peut-être la cendre durcie des corps des belles vierges, qui sont mortes en offrant à leur dieu, en souriant et en chantant, comme mouraient les vierges chrétiennes pour le dieu hébreu dans le cirque de Rome, comme mourait pour le dieu égyptien la vierge la plus belle, couronnée de fleurs et suivie par le peuple, sacrifiée aux eaux du Nil. Qui a travaillé comme des dentelles les statues de Chichén-Itzá ? Vers où est allé le peuple fort et élégant qui a conçu la maison ronde du Caracol ; la petite maison sculptée du Nain, la couleuvre grandiose de la Maison des Religieuses à Uxmal ? Quel beau roman que l’histoire de l’Amérique !


Notes

1 Briques obtenues en mélangeant de l’argile, de l’eau et de la paille, et séchées au soleil.

2 Augustus Le Plongeon (1825-1908) : photographe, antiquaire et archéologue amateur américain, qui a étudié les ruines précolombiennes, en particulier celles de la civilisation maya de la péninsule du Yucatan (source : Wikipédia).

3 “La « Recordación Florida » (1690), œuvre majeure du capitaine Francisco Antonio de Fuentes y Guzmán (1642-1699), est une sorte de chronique de l’époque coloniale du Royaume du Guatemala. Malgré sa double importance, en premier lieu, en tant que source de données sur les événements historiques, mais aussi et surtout d’information sur la fascinante flore et faune du Nouveau Monde, elle est peu connue. Oubliée depuis près de 200 ans et publiée pour la première fois, seulement partiellement, au XIXe siècle, elle contient dans ses 31 livres un long “”discours historique, naturel, matériel, militaire et politique du royaume de Guatemala” (source : researchgate.net).

4 Partie de rempart comprise entre deux bastions ou deux tours. (CNRTL).

5 Diego de Landa, moine franciscain, auteur de Relación de las Cosas de Yucatán, ouvrage dans lequel il décrit notamment l’écriture mayas en hiéroglyphes (source : Wikipédia).

6 Observatoire astronomique.

Illustrations de l’article Las ruinas indias

“Dans « Las ruinas indias« , il y a trois illustrations étroitement liées au passé architectural et culturel des peuples d’Amérique. Toutes [ces illustrations] se retrouvent dans différentes parties de l’édition parisienne de 1887 du livre Les anciennes villes du Nouveau Monde de l’explorateur et photographe français Claude-Joseph Désiré de Charnay (1835-1903) considéré comme le pionnier de la photographie archéologique et l’un des plus grands documentalistes de l’histoire indigène du Mexique. La confrontation des images indique qu’il est assez certain qu’il en ait été la source. Le livre en question, composé de vingt-quatre chapitres, est une référence bibliographique claire des « Ruinas indias« . Martí cite son auteur à deux reprises et offre des données archéologiques et architecturales sur les ruines de Chichén Itzá, Itzamal, Kabah, Tula et Uxmal dont l’ouvrage traite. Le livre de Charnay a été traduit en anglais et publié, avec la même facture, dans une édition londonienne de la même année sous le titre The ancient cities of the New World mais avec de légers changements dans les images qui ne l’avalisent pas comme une source de La Edad de Oro.”
Alejandro Herrero Moreno, Gretel Herrero Durán, Las ilustraciones de La Edad de Oro de José Martí.

Wikipédia : Désiré Charnay.


Traduit de l’espagnol par Patrick Moulin @dsirmtcom.

Patrick Moulin, alias @dsirmtcom, mai 2021.

Haut de page

Philosophie, Filosofía, Cuba, #SamediCestPhilosophieCubaine, #SabadoEsFilosofíaCubana, José Martí, La Edad de Oro, Patria, Patrie, Libertad, Liberté, Histoire, Historia, Amérique, América

#Philosophie #Filosofía #Cuba #SamediCestPhilosophieCubaine #SabadoEsFilosofía #Martí #EdadDeOro #Patria #Patrie #Libertad #Liberté #Histoire #Historia #Amérique #América

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.