Bac Philo – IV.3. L’État – Fiche n° 2. Des États et des hommes

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Source : Irlandaise filant au rouet – Wiktionary

Les leçons de Philosophie – Bac Philo – Partie IV. La Politique – Chapitre 3. L’État – Fiche n° 2. Des États et des hommes

Fiche n° 2 – Des États et des hommes

Introduction

Qu’est que l’État ? La question va être ici posée à quatre grands penseurs de la philosophie et de l’économie, depuis la sortie des Lumières jusqu’au début du XXe siècle. Nous nous promènerons en compagnie de Kant, et il nous faudra adopter sa ponctualité légendaire pour percevoir comment l’État s’accompagne de la séparation des pouvoirs. John Stuart Mill, philosophe, logicien et économiste britannique, nous expliquera pourquoi l’État doit limiter son ingérence dans la société et auprès des individus, en nous présentant les objections à l’interventionnisme étatique. Engels poursuivra la pensée marxienne ou marxiste, c’est selon, en rangeant l’État dans les fonds poussiéreux d’un musée de l’outil. Enfin, Max Weber nous montrera comment se situe la violence de l’État, et nous expliquera les raisons de la relation de domination que nous avons avec lui en tant que citoyens.

Des États et des hommes

Emmanuel Kant (1724-1804)

La question de ce que c’est qu’un État aurait été à l’origine des deux seuls écarts dans l’emploi du temps immuable du promeneur de Königsberg. Chaque jour, Kant effectuait rituellement la même promenade, à la même heure, et il en était ainsi pour toutes ses autres activités. Au point que la légende raconte que chacun réglait sa montre lorsqu’il sortait de chez lui, les jours où il se rendait pour donner ses cours à l’université, au premier coup de huit heures sonnant à la cloche de l’église. Kant aurait dérogé à cette règle de vie en 1762 pour se procurer l’ouvrage de Rousseau, Du contrat social, et en 1789, pour acquérir la gazette évoquant la Révolution française qui venait d’avoir lieu. Voici comment il définit la notion d’État.

Un État est la réunion d’une multiplicité d’hommes sous des lois juridiques. Kant, Métaphysique des moeurs, “Doctrine du droit”.

La définition de Kant rejoint celle de Rousseau, pour qui l’État est l’union de tous, l’association de personnes qui deviennent ainsi membres de cet État ( Du contrat social, I, VI). Et, comme pour Rousseau, cet État se fonde sur une législation (Ibid., II, VI). Il s’agit bien de lois juridiques, autrement établies par la justice des hommes, et non de lois naturelles ou divines. Nous retrouvons ici la conception kantienne de l’autonomie de l’être humain : celui qui est autonome, étymologiquement, est celui “qui se gouverne avec ses propres lois”. A l’inverse, l’hétéronomie, c’est celui qui se soumettrait aux lois naturelles ou divines, comme le Cosmos pour Aristote.

Kant analyse la forme que doit prendre un État lorsqu’il a pour projet de constituer une république. Il présente ici sa formulation de la théorie de la séparation des pouvoirs. Cette théorie a été élaborée par Locke à partir de la constitution anglaise. Montesquieu reprend cette théorie pour établir que, dans chaque État, il y a trois sortes de pouvoirs. La séparation des pouvoirs a pour but de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus de pouvoir.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XI, chapitre 4.

Ainsi séparés, les pouvoirs vont pouvoir s’équilibrer les uns les autres, et assurer le fonctionnement harmonieux de l’État. Ces pouvoirs seront aussi la garantie d’un État républicain, comme l’indique l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : “Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.” Examinons à présent quels sont ces trois pouvoirs.

Tout État contient en soi trois pouvoirs, c’est-à-dire la volonté universellement unifiée en une triple personne : le pouvoir souverain (souveraineté) en la personne du législateur, le pouvoir exécutif en la personne du gouvernement (en conformité avec la loi) et le pouvoir judiciaire (en tant que capacité d’attribuer à chacun ce qui est sien d’après la loi) en la personne du juge […]. Ibid.

Les trois pouvoirs correspondent à trois fonctions : 

  • Le pouvoir législatif : l’édiction des règles, des lois ;
  • Le pouvoir exécutif : la mise en oeuvre des ces règles “en conformité avec la loi” ;
  • Le pouvoir judiciaire : le règlement des litiges. 

Chacune des fonctions est exercée par des organes distincts et indépendants les uns des autres (F. Baron). Notons ici la notion de personne morale, que Rousseau appelle la “personne publique” : l’État, association de personnes devient lui-même une personne. Les volontés de chacun des personnes membres deviennent ainsi la “volonté universellement unifiée” de la personne qu’est l’État : c’est l’autre notion de “volonté générale”, indestructible selon le même Rousseau (Contrat social, livre IV, chapitre I). Il y a donc l’équivalent de trois personnes publiques dans une seule personne morale.

Le pouvoir législatif ne peut revenir qu’à la volonté unifiée du peuple. Car, dans la mesure où c’est d’elle que tout droit doit procéder, il faut que ce pouvoir ne puisse par sa loi porter tort absolument à personne. Ibid.

Le législateur – la personne publique ou morale – c’est le peuple souverain. Comme c’est la volonté générale qui prime sur celles des individus, il faut que chaque règle et chaque loi ne causent pas de nuisance ou de dommage à l’un quelconque des membres qui composent le peuple. La loi doit donc respecter la liberté des citoyens : ils ont “la liberté légale de n’obéir à aucune autre loi que celle à laquelle le citoyen a donné son assentiment”. Dans l’organisation de l’État en France, le législateur, c’est le Parlement (l’Assemblée nationale et le Sénat). Députés et sénateurs représentent le peuple, parce qu’ils sont élus par lui (directement pour les premiers, indirectement pour les seconds). C’est donc bien le peuple – sa “volonté unifiée” – représenté par le Parlement, qui édicte les lois, qui les discute et qui les vote, autrement dit, qui donne l’assentiment des citoyens ainsi représentés. La loi garantit l’égalité entre les citoyens : il n’existe de supériorité que dans un “pouvoir moral d’obliger juridiquement”, mais cette supériorité est possible pour tous : un voleur qui se fait voler a tout autant droit à la justice en tant que victime d’un vol, que la propre victime du vol qu’il a commis. La loi enfin garantit l’indépendance civile : ce sont les droits-libertés comme la liberté d’expression, d’opinion ou de religion.

Kant donne une précision particulière sur l’importance de la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Ce dernier est exercé par le chef de l’État et par les membres du Gouvernement.  Que se passerait-il en cas d’absence d’indépendance entre le pouvoir législatif – en théorie, le peuple représenté par des assemblées – et le pouvoir exécutif ?  

Un gouvernement qui serait en même temps législateur devrait être nommé despotique, par opposition au gouvernement patriotique, par lequel toutefois on n’entend pas un gouvernement paternaliste – en tant que c’est le plus despotique de tous (consistant à traiter les citoyens comme des enfants) -, mais  un gouvernement national où l’État lui-même traite ses sujets certes pour ainsi comme des membres d’une famille, mais en même temps comme des citoyens, c’est-à-dire en se conformant à des lois qui garantissent leur propre indépendance : chacun se possède ainsi lui-même et ne dépend pas de la volonté absolue d’un autre qui serait à côté ou au-dessus de lui. Ibid.

Montesquieu distingue trois sortes de gouvernements : le républicain, où le peuple est souverain ; le monarchique, où celui qui gouverne seul respecte les lois établies ; le despotique, où “un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices” (Op. cit., livre II, chapitre 1er). Un gouvernement qui serait à la fois pouvoir exécutif – son rôle attendu – et pouvoir législatif établirait des “lois” selon sa propre volonté, et donc pas selon la “volonté unifiée du peuple”. Kant oppose un tel gouvernement, despotique, à un gouvernement patriotique, mais qu’il différencie d’un gouvernement paternaliste. Les deux termes “patrie” et “paternaliste” ont en commun de dériver de la racine latine pater, ce qui explique sans doute la volonté de Kant de bien différencier les deux notions. Un gouvernement paternaliste infantilise les citoyens en les transformant en sujets sans droit de parole : le terme “enfant” vient du latin infans, celui qui ne parle pas ou qui est incapable de parler. Ce gouvernement édicterait donc ses propres lois, sans tenir compte d’un peuple considéré comme muet, inaudible, incapable de dire son droit, voire même de le penser. Pour bien marquer la différence, Kant remplace le terme de “patriotique” par celui de “national”.  Compte tenu de la possible ambiguïté de la notion de patrie, celle de nation est plus clairement liée à l’État : il est d’usage d’évoquer un État-nation (c’est le cas de la France) ou encore une nation composée d’États comme celle des États-Unis d’Amérique. Le gouvernement national traitera les citoyens comme membres d’une même famille, l’État, mais en leur conférant le statut de citoyens, ayant un droit de parole, d’expression de leur volonté, à l’opposé des sujets infantilisés du gouvernement paternaliste. La loi, exprimant la “volonté unifiée du peuple”, garantit à chacun de ne pas dépendre d’un despote qui déciderait de tout pour tous.

Terminons par le pouvoir judiciaire tel que Kant le décrit.

Enfin, ni le souverain de l’État, ni le gouvernant ne peuvent juger, mais ils ont simplement le pouvoir d’installer des juges qui soient des magistrats. Le peuple se juge lui-même par l’intermédiaire de ceux de ses concitoyens qui sont nommés spécialement à cette fin par un libre choix comme ses représentants, et cela, plus précisément, pour chaque acte judiciaire. Ibid.

Le pouvoir judiciaire reste indépendant des autres pouvoirs, même s’il est “installé” par eux. Notons ici la particularité de la conception française de la séparation des pouvoirs en ce qui concerne le pouvoir judiciaire. Celui-ci ne peut pas juger le pouvoir législatif ni le pouvoir exécutif. La juridiction judiciaire est distincte de la juridiction administrative. La Cour de justice de la République juge les membres du gouvernement pour les actes délictueux ou criminels commis dans l’exercice de leur fonction. Si les membres du gouvernement commettent un délit ou crime en dehors de l’exercice de leur fonction, ils seront jugés par la juridiction judiciaire “classique”. C’est la Cour de justice de la République qui a statué sur l’affaire du “sang contaminé”, en relaxant notamment Laurent Fabius, Premier ministre à l’époque des faits. Le Conseil d’État est juge administratif suprême qui tranche les litiges relatifs aux actes des administrations. La séparation des pouvoirs “à la française” dissocie le pouvoir juridique en deux grandes juridictions. Il y a séparation dans la séparation.

John Stuart Mill (1806-1873)

Avec John Stuart Mill, nous allons distinguer l’État, la société et l’individu. Ces niveaux diffèrent mais sont en partie intriqués. Les individus s’organisent en société, formant alors un ensemble d’individus en rapport les uns avec les autres, se rendant des services mutuels. C’est l’exemple, dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (voir la fiche de lecture de l’Éthique à Nicomaque), du cordonnier qui fabrique des chaussures pour l’architecte qui, en échange, lui construit une maison. Toutefois, cet échange ne pouvant se résumer à une paire de chaussures contre une maison, il faut ici établir une proportionnalité, avec la création de la monnaie, qui servira d’étalon : une paire de chaussures a une certaine valeur ; une maison est égale à une certaine somme ; les prix réguleront les échanges. C’est alors qu’il faut édicter des règles, des lois relatives à la monnaie, aux finances. La société civile a besoin de la société politique, c’est-à-dire de l’État. Celui-ci doit donc intervenir dans le domaine de la société civile, et aussi dans celui des individus. Mais jusqu’à quel point l’État peut-il intervenir ainsi, et interférer dans ces différents niveaux ?

Les objections contre l’interférence du gouvernement, là où elle n’implique pas une violation de la liberté peuvent être de trois sortes. La première s’applique au cas où la chose à faire est susceptible d’être mieux faite par les individus que par le gouvernement. John Stuart Mill, De la liberté.

Avant d’examiner la position de Mill, relevons que le cas extrême où l’État interfèrerait partout et en tout est considéré comme négatif. Si l’État décide de tout, le corollaire est que l’individu – il en est de même pour la société civile – ne décide de rien. Nous sommes proches ici d’un régime monarchique – un seul gouverne selon des lois fixées (Cf. Montesquieu) -, voire despotique – un seul gouverne et décide selon son bon vouloir. La liberté est limitée, jusqu’à être absente. Dans le cas où cette “violation de la liberté” est exclue, une première objection à l’intervention de l’État relève de la compétence spécifique de l’individu, par rapport à celle du gouvernement, dans une situation donnée. Mill cite l’exemple des “opérations ordinaires de l’industrie” : la direction d’une entreprise nécessite de pouvoir décider d’une part qui est le plus à même de la conduire – la compétence de celui qui dirige – et comment cette entreprise doit être conduite – la connaissance du marché, l’expertise du terrain, etc. Si nous reprenons le cordonnier et l’architecte d’Aristote, le gouvernement qui voudrait à tout prix intervenir dans leurs entreprises devrait disposer à la fois des compétences, connaissances et expertises nécessaires dans les domaines concernés. Pour que le gouvernement puisse intervenir partout, il faudrait encore élargir cela à toutes les connaissances, connaissances et expertises, dans tous les domaines. La tâche semble insurmontable, sauf à ce que tous les individus gouvernent. Mais dans ce cas, c’est sans doute l’État qui disparaîtrait au profit de l’anarchie : ni dieu, ni maître, ni gouvernement.

Voyons à présent la deuxième objection contre l’interférence d’un gouvernement. La première portait sur les individus, la deuxième porte sur le développement de la société.

Dans de nombreux cas, bien qu’en moyenne les individus ne soient pas capables de faire certaines choses aussi bien que les fonctionnaires, il est néanmoins souhaitable que ce soit eux qui les fassent et non le gouvernement, afin de contribuer à leur propre éducation intellectuelle et comme moyen de fortifier leurs facultés d’action, d’exercer leur jugement, et de leur rendre familière la connaissance des sujets dont on les laisse s’occuper. Ibid.

Tout comme le gouvernement ne peut pas être compétent dans tous les domaines, chaque individu ne peut pas l’être non plus. Un professeur de l’Education nationale, fonctionnaire de l’État, est censé mieux connaître la matière qu’il enseigne que ceux à qui il l’enseigne. Si quelqu’un sait déjà bien faire quelque chose, à quoi bon faire apprendre ce quelque chose à quelqu’un d’autre ? Si le gouvernement sait déjà, quel intérêt y aurait-il à ce que les individus apprennent ? Autrement dit, à quoi sert l’éducation ? Nous revenons ici sur la notion de liberté. Si nous disposons de la liberté de pensée et d’opinion, il nous faut apprendre à “parler, écrire, imprimer librement” comme le mentionne la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dans son article 11. Nous devons apprendre à être libre. Voilà sans doute à quoi sert l’éducation : sinon à savoir mieux faire, du moins à être capable de le faire librement. Mill donne un autre exemple de l’intérêt de développer les facultés et connaissances des individus. Le savoir n’est pas figé, il évolue avec l’expérience, mais aussi avec le nombre de ceux qui expérimentent.

Les opérations du gouvernement ont tendance à être partout les mêmes. Au contraire, avec les individus et les associations volontaires, nous avons une immense variété de tentatives et d’expériences. Ce que l’État peut faire utilement, c’est de jouer le rôle de collecteur central et de diffuseur actif des expériences résultant de ces nombreuses tentatives. Son rôle est de permettre à tout expérimentateur de bénéficier des expériences des autres, et non pas de ne tolérer que la sienne. Ibid.

Plutôt que d’interférer en calquant un savoir “clé en main” et uniformisé, l’État a tout intérêt à encourager les initiatives locales, pour enrichir un nouveau savoir issu des acteurs du terrain. Cette pratique correspond à celle du “benchmarking”, développée depuis les années 1980 dans les entreprises, et qui a été notamment étendue au monde hospitalier public avec les différentes agences d’évaluation et “d’appui à la performance”. L’objectif est d’améliorer les organisations et le service rendu aux clients, ou aux patients dans le cas de l’hôpital public.

Après l’individu et la société, la troisième objection va porter sur l’État lui-même. Nous retrouvons ici le cas extrême évoqué au début de ce chapitre sur Mill : le risque d’un État qui interviendrait partout.

La troisième et la plus forte raison pour restreindre l’intervention du gouvernement est le mal extrême qu’il y a à augmenter sans nécessité son pouvoir. Toute fonction ajoutée à celles qu’exerce déjà le gouvernement contribue à un élargissement de son influence sur les espoirs et les craintes des citoyens, et transforme dans une plus large mesure les éléments actifs et ambitieux du public en parasites ou en comploteurs dont le but est de prendre sa place. Ibid.

Pour Mill, un État a la puissance exponentielle engendrerait une sorte de dommage collatéral : certains individus, dont l’ambition est à la “démesure” de cette puissance en expansion, voudraient s’emparer de ce pouvoir devenu si convoité. Cette situation aboutirait à un régime bureaucratique, où seuls quelques-uns domineraient tous les autres. Mill décrit un régime transformant l’État en une “machine administrative”, visant une efficacité scientifique dans sa structuration et sa conservation. Tout est sous la coupe de l’État : “les routes, les chemins de fer, les banques, les compagnies d’assurance, les grandes sociétés à capital social, les universités, les institutions de charité publique”. C’est la nationalisation poussée à l’extrême. Le choix des responsables s’opère parmi ceux qui sont considérés – par qui ? – comme les plus ingénieux, les plus qualifiés. La seule ambition affichée est d’intégrer cette administration tentaculaire et d’y gravir les échelons hiérarchiques. La liberté de l’individu s’efface devant les “intérêts de la bureaucratie”, devant l’État tout-puissant. Nous approchons de l’esclavage, tel que Rousseau le décrit : 

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable, un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous ; la folie ne fait pas droit. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre IV “De l’esclavage”.

Mill fait la remarque que les esclaves d’un État bureaucratique ne se limitent pas au peuple ainsi asservi. Les gouvernants eux-mêmes sont les premiers esclaves de l’organisation qu’ils ont mises en place et qu’ils contribuent à faire prospérer. La machine administrative se nourrit de ses propres rouages, en particulier des plus zélés. Pour pallier cet esclavage, il faut revenir au contenu de la deuxième objection : l’éducation. Apprendre à un peuple à renforcer sa capacité d’agir, à exercer son jugement, c’est encourager la liberté individuelle tout en améliorant le fonctionnement de la société et de l’État.

A la longue, la valeur d’un État est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui subordonne les intérêts de l’élargissement et de l’élévation de leur esprit à un peu plus de compétence administrative dans le détail des affaires – ou à l’apparence qu’en donne la pratique ; un Etat qui réduit ses hommes jusqu’à en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, s’apercevra que rien de grand ne peut vraiment s’accomplir avec de petits hommes, et que la perfection de la machinerie à laquelle il a tout sacrifié n’aboutit finalement à rien, faute de cette puissance vitale qu’il a préféré proscrire pour faire tourner régulièrement la machine. Ibid.

Selon le régime mis en place, selon le degré de liberté – ou de contrainte – choisi pour gouverner, un État pourra se développer, progresser, ou au contraire se réduire à une machine, fût-elle considérée comme la plus parfaite. Un État-machine ne fera pas mieux que le corps-machine de Descartes (voir l’article Descartes, le Corps-machine). Il sera certes plus perfectionné que la plus complexe des horloges, mais il ne fera que reproduire toujours et encore la même organisation, sans jamais pouvoir imaginer et concevoir autre chose. L’État qui privilégiera la liberté des individus, et leur capacité à agir dans et pour la société, résoudra l’énigme contenue dans l’aphorisme de Rousseau :

L’homme est né libre et partout il est dans les fers. Rousseau, Op. cit., livre I, chapitre I.

Mill paraphrase sans doute Hegel, qui affirme que “rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion” (Hegel, La Raison dans l’histoire). Si rien de grand ne peut “s’accomplir avec des petits hommes”, rien ne peut s’accomplir dans un État qui n’est que l’aliénation de l’individu.

Friedrich Engels (1820-1895)

L’aliénation est une notion amplement explorée par Engels et Marx. Les deux philosophes écriront ensemble le Manifeste du Parti communiste. Le thème principal demeure la lutte des classes, qui est considérée comme le moteur de l’histoire. Engels voir dans l’État “un produit de la société à un stade déterminé de son développement”. L’État serait donc plutôt une étape d’un mouvement plus général de l’histoire des sociétés humaines. A un moment donné de son évolution, la société, cet ensemble organisé d’individus en relations les uns avec les autres, se divisent en sous-ensembles, qui s’opposent “dans une insoluble contradiction”. Ces sous-ensembles sont structurés en classes sociales, et leurs conflits se fondent sur des intérêts économiques divergents : c’est la lutte des classes. Mais ces conflits demandent beaucoup d’énergie, et, comme dans le deuxième principe de la thermodynamique, tout système tend à accroître son entropie, c’est-à-dire à disperser l’énergie utilisée pour tendre vers un état d’équilibre. Et, ici, l’équilibre, c’est l’État.

Comme l’État est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

Cet équilibre, obtenu par la résolution des conflits en instituant l’État, n’aboutit pas à une égalité. Les “oppositions inconciliables” entre les classes crée le besoin d’un pouvoir qui dépasse ces conflits, et qui semble se placer au-dessus de toute classe, au-delà de la notion même de classe. Mais ce pouvoir censé dominer l’ensemble de la société, reste un dominant de classe. Puisque c’est l’économie qui guide cette société, c’est logiquement la classe économiquement dominante qui devient la classe politiquement dominante. Engels donne quelques exemples historiques de cet “État de la classe la plus puissante”. Durant l’Antiquité, les maîtres dominaient les esclaves, qui n’étaient que leur propriété. Aristote lui-même définit l’homme – il s’agit du maître – comme un animal politique, et l’esclave comme un outil animé, un “bien acquis animé”. Les seigneurs de l’État féodal dominaient les serfs. L’État moderne institue l’aliénation par le travail : l’ouvrier vend sa force de travail en échange d’un salaire, versé par le propriétaire des outils de production, qui ressemble ainsi fortement à un propriétaire de “biens acquis animés”.

Après les conflits de classes, apparemment résolus par la mise en place d’un État issu de la classe dominante, il faut résoudre le problème de cet État produit par la lutte des classes. La condition à remplir pour cela est de parvenir à la démocratie, ce régime politique où le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens quelle que soit leur classe sociale, exerce la “souveraine puissance” (Montesquieu, De l’esprit des lois). 

La forme d’État la plus élevée, la république démocratique, qui devient de plus en plus une nécessité inéluctable dans nos conditions sociales modernes, et qui est la forme d’État sous laquelle peut seule être livrée jusqu’au bout l’ultime bataille décisive entre prolétariat et bourgeoisie, la république démocratique ne reconnaît plus, officiellement, les différences de fortune. Ibid.

Marx et Engels envisagent le mouvement de l’histoire comme se dirigeant inexorablement vers l’abolition de la propriété privée et vers l’instauration du communisme. Les outils de production deviennent la propriété de tous, chacun travaille en fonction de ses capacités, consomme en fonction de ses besoins, enfin libérés de l’aliénation par la classe dominante au moyen du travail. Dans ces conditions, est-il encore besoin d’organiser une société en un État ?

L’État n’existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’État et du pouvoir d’État. […] Nous nous rapprochons maintenant à pas rapide d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. Ibid.

Engels souligne que l’État n’est pas “un pouvoir imposé du dehors à la société”. Il n’y a pas de caractère inéluctable à ce qu’une société s’organise en un État. Il évoque, sans donner d’exemples, des sociétés n’ayant pas eu recours à un État, ni même à concevoir cette notion. En dehors des “sociétés” préhistoriques, il a existé des sociétés dites “libertariennes” comme dans l’Islande médiévale (voir bibliographie), organisée avec des chefs de clans, mais sans monopole du pouvoir. La doctrine de l’anarchisme rejette toute intervention d’un État, ou même de toute autre forme d’autorité, notamment religieuse. Elle se fonde sur la libre association des individus, considérés comme bons et sociables par nature (Morfaux). Dans le cas de l’avènement du communisme, où les outils de production seront la propriété de tous, la notion d’État devient obsolète. Engels range ainsi l’État dans la salle des antiquités de son musée du Louvre marxien. L’histoire ne dit pas si le sourire de la Joconde en eût été changé.

Max Weber (1864-1920)

Max Weber est un des fondateurs de la sociologie. Il va étudier notamment la bureaucratie, que nous avons vu avec John Stuart Mill, et le capitalisme, évoqué au chapitre précédent avec Engels. Nous allons examiner ici ses réponses aux questions traitant de la politique et de l’État.

Qu’entendons-nous par politique ? […] Nous entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons aujourd’hui “État”, ou l’influence que l’on exerce sur cette direction. Weber, Le Savant et le Politique.

Le terme “politique” vient du Grec polis, qui signifie cité (voir les leçons de philosophie sur La Politique). Aristote considère l’homme comme un animal politique par nature, c’est-à-dire un animal fait pour vivre dans une Cité, autrement dit dans un groupe humain organisé en société. Pour Weber, la politique, c’est ce que met en oeuvre l’État, ce “groupement politique”. Ce sont donc les orientations choisies dans les différents domaines concernant l’action de l’État.

Mais qu’est-ce donc qu’un groupement “politique” […] ? Qu’est-ce qu’un État ? […] Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques -, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère ; celui-ci passe donc pour l’unique source du “droit” à la violence. Ibid.

Weber rejoint Rousseau sur un historique – sans doute de l’ordre plus symbolique que réel – du développement des sociétés depuis les origines jusqu’à l’avènement de l’État contemporain – de l’époque de Weber. Au commencement était la famille, que Weber mentionne sous le nom de “parentèle”, l’ensemble des parents. 

La famille est donc si l’on veut le premier modèle des sociétés politiques : le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Rousseau, Du contrat social, livre I, chapitre II.

Selon Weber, le maintien de cette société, du pouvoir qui la dirige utilise comme “moyen normal” la violence. L’autorité du père, du chef, est assuré par la possibilité de recourir à cette violence. Nous ne sommes plus dans “la guerre de chacun contre chacun” qui règne dans l’état de nature, tel que le conçoit Hobbes dans le Léviathan. La violence est constitutive de l’état de nature de l’homme. Nous ne sommes pas encore dans le fonctionnement de l’État, car la violence existe au sein de la famille, même si elle est “organisée”, et légitimée par l’autorité parentale. Et elle existe aussi entre les familles, comme dans le mécanisme de la guerre des clans. Lorsque l’État paraît, la violence change de côté, ou plutôt change dans sa dispersion et son orientation. Elle ne disparaît pas avec l’État, elle change de “propriétaire” : l’État a le monopole de la violence physique légitime. Il est “l’unique source du “droit” à la violence.” Avant l’abolition de la peine de mort en France, l’assassin – celui qui tuait sans en avoir le “droit’, par opposition au “droit” du militaire qui, en temps de guerre, pouvait légitimement le faire – était lui-même condamné à mort : l’État assassinait l’assassin en le guillotinant. Il en avait le droit, il en avait le monopole, il en avait la légitimité, inscrite dans le Code pénal, à l’article 12 : “Tout condamné à mort aura la tête tranchée.”

Le rapport de l’État avec les citoyens est donc un rapport de domination. Auparavant, c’était le droit du plus fort qui exerçait sa domination sur les plus faibles. Avec le monopole de la violence physique légitime, les hommes, en tant que citoyens, acceptent de se soumettre à la domination de celui qui est reconnu par tous comme le plus fort : l’État. Weber analyse les origines de cette reconnaissance à pouvoir dominer légitimement.

Il existe en principe […] trois raisons internes qui justifient la domination , et par conséquent, il existe trois fondements de la légitimité. Tout d’abord l’autorité de l’“éternel hier”, c’est-à-dire celles des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. [… En second lieu l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) […]. Il y a enfin l’autorité qui s’impose en vertu de la “légalité”, en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une “compétence” positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. Ibid.

La première raison historique qui justifie la domination se fonde sur un droit coutumier. C’est l’exemple de la monarchie de droit divin. Celui qui gouverne tire sa légitimité de la loi divine : Dieu délègue son autorité, sur toute chose et sur tout être, au monarque, qui lui-même transmet ce pouvoir divin à sa descendance. Celui qui domine est le représentant de Dieu sur Terre. Notons que, dans cette conception, Dieu semble pouvoir déléguer son autorité à plusieurs rois ou empereurs, si l’on en croit le nombre de royaumes et d’empires qui ont pu coexister et qui existent encore. La deuxième raison tient à la “grandeur” historique de celui qui gouverne, choisi ou non par les hommes. C’est son charisme qui tient lieu de légitimité pour dominer autrui. Cette notion de “charisme” demeure dans un domaine surnaturel : le terme vient du grec charisma, qui signifie grâce, faveur. Le charisme est à l’origine un don surnaturel de sagesse, de pouvoir de guérison des maladies, de miracles ou de prophétie (Morfaux). Voici la définition qu’en donne Weber :

Qualité extraordinaire d’un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains. Ibid.

Nous ne sommes plus tout à fait dans une loi purement divine, mais pas encore dans la seule loi des hommes. Un exemple de cet zone un peu à la frontière du divin et de l’humain peut être recherché dans le parcours du général de Gaulle. L’homme est d’abord un militaire, puis un résistant – avec son célèbre appel du 18 juin -, et enfin un homme d’État. Lors de sa présidence en 1958, il élaborera la nouvelle Constitution de la République française. Il sera élu président de la République par deux fois par les citoyens, en 1958 et en 1965. C’est l’exemple d’un “chef de guerre élu”. Enfin, la troisième raison qui justifie la domination par l’État est l’autorité instituée par la loi des hommes. Comme exemple de “statut légal”, reprenons ici la Constitution du 4 octobre 1958.

Art. 5. Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités.

Art. 6. Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. Conseil constitutionnel, Texte intégral de la Constitution du 4 octobre 1958 en vigueur.

Le Président de la République est le chef de l’État. Il exerce ce mandat, limité dans le temps, après avoir été élu par les citoyens. Il est le représentant du peuple, à qui appartient la souveraineté nationale. Le “statut légal” est valide : la Constitution a fait l’objet d’un vote, y compris lors de ses révisions. La compétence du chef de l’État est reconnue par ces “règles établies rationnellement” : il ne s’agit plus du tout de droit divin ; ni de charisme “pur”. C’est la loi des hommes, des citoyens, qui accorde sa légitimité à celui qui les représente et qui représente l’État. Weber apporte cette précision essentielle :

C’est là le pouvoir tel que l’exerce le “serviteur de l’État” moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport. Ibid.

Si le Président de la République est le chef suprême, il n’en demeure pas moins au service de l’État. Le monopole de la violence physique légitime n’est pas attribué intuitu personae, autrement dit ce n’est pas l’homme élu président qui l’exerce, mais celui qui exerce la fonction de représentant de l’État. Celui qui sert l’État ne peut pas – dans le respect de la légalité et de la légitimité de la fonction – se servir de l’État pour ses fins personnelles.

En bref/L’essentiel

Kant :

  • “Un État est la réunion d’une multiplicité d’hommes sous des lois juridiques”, c’est l’association de personnes dans un “contrat social” ;
  • L’État contient trois pouvoirs séparés et indépendants les uns des autres : le pouvoir législatif qui édicte les lois ; les pouvoir exécutif qui les met en oeuvre ; le pouvoir judiciaire qui règle les litiges.

Mill :

  • Les interventions de l’État doivent être limitées pour respecter la liberté des individus dans la société ;
  • Il y a trois objections à l’interférence du gouvernement d’un État : au niveau individuel plus compétent que l’État pour certaines opérations ; au niveau du développement de la société et de l’éducation des citoyens pour exercer leur jugement de manière autonome ; au niveau de l’État lorsqu’il devient une bureaucratie, une “machine administrative”.

Engels :

  • L’État est le produit de la lutte des classes, c’est la classe économiquement dominante qui devient la classe politiquement dominante ;
  • L’État n’a pas toujours existé, et il pourrait disparaître telle une antiquité si la propriété des outils de production se fait de manière libre et égalitaire, faisant disparaître également l’aliénation par le travail.

Weber :

  • L’État est une communauté humaine, dans un territoire déterminé, qui dispose du “monopole de la violence physique légitime” ;
  • Trois raisons expliquent le rapport de domination de l’État sur les citoyens : le droit coutumier comme la monarchie, l’autorité charismatique d’un individu, la légalité (constitution républicaine par ex.).

Thème et notions connexes

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La Politique La Société

La Justice et le Droit

L’État

1. L’État – De quoi parlons-nous ?

2. Des États et des hommes

3. L’État – L’individu doit-il avoir peur de l’État ?

4. L’État – Bibliographie

Voir aussi

Les différents articles du site.

Les Fiches de lecture.

Le Carnet de Vocabulaire Philosophique.

Les Citations.

La Grande Bibliothèque Virtuelle de la Philosophie.

Dsirmtcom, mai 2020.

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