NC – Marcel Conche, Temps et destin

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 30

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

[Sans] croyance, une philosophie n’est que la philosophie des autres. Nous pouvons admirer les palais qu’ils ont édifiés, mais c’est seulement dans notre maison que nous pouvons vivre. p. 10.

Nous sommes dans le temps : cela signifie qu’avant les jours de notre vie, il y avait des jours (pour d’autres vies), et qu’après il y en aura encore. Le temps nous est compté. p. 12.

Le temps, comme continu, se décompose à l’infini ; mais le temps, considéré par rapport à nous, se décompose autrement : d’une part, le passé et l’avenir, qui ne dépendent pas de nous, d’autre part, le présent, qui seul dépend de nous. Le présent est le seul temps que nous possédions, dans lequel nous vivions, agissions, pensions. p. 19.

Le temps est ce qui fait que toutes choses passent, mais ce n’est pas le temps qui passe. p. 28.

Ce qui se passe aujourd’hui, demain se sera passé hier ; mais ce qui se passe avant ne pourra jamais s’être passé après. Or, le déplacement des attributs temporels n’a de sens que pour une conscience pour laquelle il y a le passé, le présent et le futur, qui, primordialement, a toujours déjà éclaté en ces trois dimensions temporelles. p. 38.

La notion de “destin” […] signifie que des événements ne peuvent manquer d’arriver quoi que nous fassions ; elle signifie l’absence totale à leur égard de possibilité d’agir, la limitation absolue de notre action et de notre puissance […]. Il y a au moins un événement destinal : la mort. […] Le temps signifie la finité de la vie, donc la mort, le destin. C’est une puissance destinale. […] Or, comment serions-nous soumis au temps si le temps n’était pas indépendant de nous ? p. 47.

Si, de tous les événements de la vie, la mort seule est considérée comme “fatale”, on a, peut-on dire, le minimum de destin. Si, à l’opposé, tous les événements arrivent, croit-on, par l’effet du destin, on a le maximum de destin. Tel est le point de vue des Stoïciens. p. 51.

La liberté requiert que ce qui, du fait de mon choix, deviendra impossible, ait été, ma décision non encore prise, réellement possible. […] Le destin (puisque seul un être libre a un avenir), non seulement est compatible avec la liberté, mais même la suppose. p. 63-64.

Le destin a pour lui le temps dans sa durée. À la longue, il l’emporte toujours. Mais il ne contrôle pas le temps dans tous ses moments et tout son contenu. Par là même se trouve ménagée une aire de la liberté. p. 68.

D’une manière générale, le temps du destin est le temps englobant dans lequel s’emboîtent les autres temps, le temps substantiel qui précède tout autre temps et lui survit, en lequel les autres temps ont leur commencement et leur fin. […] Pour que l’on puisse parler d’un “temps du destin” au sens absolu, il faut admettre l’absoluïté du temps. Le temps est l’étoffe de toute réalité. Rien n’est hors du temps séparateur et négateur ; rien n’est hors du destin. p. 94.

Être, c’est être maintenant. p. 95.

La nature efface ce qu’elle fait et recommence – non pas pour faire mieux. Car les vivants ne font, de toute façon, que naître et mourir. Leur vie se passe fugitivement, et nul bientôt n’en a plus le moindre souvenir. Seul l’homme retient. Il retient parce qu’il sait qu’il passe. Il nomme le temps et ainsi le nie. p. 97.

L’homme est l’anti-nature et l’anti-destin. Il est, par là même, l’être qui, en son être, est voué à l’échec. Car il ne saurait parvenir à vaincre réellement le destin. La nature le domine toujours. Le temps naturel reste le maître et englobe le temps humain. Elle efface les figures (civilisations, institutions, œuvres…) que l’homme trace sur le sable du phénomène. p. 97.

Tout être est d’abord nature – non pas toute la nature mais une partie de la nature, car il est lié à un corps déterminé. Les hommes, comme les animaux et les plantes, ont des corps, ou plutôt sont des corps. Ils sont constamment en état de péril. […] Être signifie être dans le risque. p. 98.

Dire que le fond des êtres est la nature, c’est dire que ce qui est le Premier et le plus ancien, antérieur à tout, non pas comme dépassé mais comme toujours présent au fond de tout être, n’est pas l’éternité mais le temps, n’est pas la permanence mais l’impermanence, que l’assise de toutes choses n’est pas le roc mais le sable, ou, en d’autres termes, n’est pas l’Essence mais le phénomène, non le phénomène-de ou le phanomène-pour, mais le phénomène en soi, le phénomène absolu. Qu’est-ce que la nature ? L’éternelle mobilité de la métaphysique, l’éternel mouvement de la physique, le feu qui en changeant se repose d’Héraclite. p. 98-99.

[C’est] seulement par le souvenir que nous vieillissons, le souvenir qui compare et marque les dates. p. 100.

Ainsi nous nous souvenons parce que nous nous sommes déjà souvenus. Nous gardons la mémoire du passé grâce à un effort incessant pour retenir ce qui, de soi, disparaît. Que l’effort se relâche, comme dans la vieillesse, et les souvenirs, comme abandonnés à eux-mêmes, se confondent. Tel un champ que l’on ne travaille plus, et où poussent encore, çà et là parmi les herbes sauvages, quelques céréales maigres, quelques pieds de vignes, quelques fruits. Au fond de l’être de l’homme, la nature attend son heure et impose sa loi à la fin. p. 106.

La nature en nous nous entraîne avec elle, comme lui appartenant. Et nous cherchons en vain à nous retenir ou à retenir le temps, comme on voudra. p. 108.

Nous distinguons le temps de la nature, dont les moments sont des parties mutuellement extérieures et exclusives, car elles ne peuvent exister ensemble – l’une est quand l’autre n’est pas et n’est pas quand l’autre est -, et la temporalité, le temps de la conscience ou de l’existence, dont les moments s’extériorisent et cependant s’imbriquent et garde une unité de déploiement. p. 108.

La notion de “destin” signifie que je ne dispose pas d’un temps sans limites, mais d’une “part de temps”. Dès lors certains possibles ne sont pas seulement écartés pour le moment, mais exclus pour toujours. Je dois renoncer au rêve de vivre l’une après l’autre des vies innombrables et variées. Une seule sera la mienne. p. 117-118.

On n’est pas libre […], mais au contraire absolument non libre lorsqu’on n’a pas d’autre solution, pour échapper à l’état de non-liberté, que la mort. Car, mort, on n’est pas libre, n’étant même pas vivant. La liberté ne peut être que la liberté d’un vivant. Être libre, c’est vivre libre. p. 120.

Tous les autres êtres consentent à passer, à glisser au néant et à l’oubli. Sans doute propagent-ils leur espèce, mais ils s’effacent comme individus. L’homme seul se révolte contre la nature – parce qu’il ne consent pas à l’effacement de son être. p. 129.

[L’homme] rompt l’équilibre même de la nature, lequel consiste en ceci que pour que les espèces durent, aucune ne doit dominer absolument sur les autres. Il a forgé, grâce aux philosophes, ou à certains d’entre eux, une idéologie morale de domination d’après laquelle lui seul serait la “fin de la nature”, lui seul serait la “fin en soi”, les animaux n’étant que des “moyens”, des êtres à son service. Il se désigne lui-même comme un être “raisonnable” – les animaux ne l’étant pas, bien qu’il ait paru, somme toute, manifeste à d’autres philosophes qu’ils se comportent plus raisonnablement que lui. p. 129.

Pourquoi meurt-on ? Parce qu’on se souvient et qu’on anticipe : c’est la temporalité, le mouvement de temporalisation, qui fait surgir la mort. L’animal ne meurt pas parce qu’il n’a pas une volonté de ne pas mourir. Il vit une vie synchrone à la vie de la nature. Il n’est que présent, égalité à soi-même : ce qu’il n’est plus, il ne l’est plus ; ce qu’il n’est pas encore, il ne l’est pas encore. […] L’homme est encore ce qu’il n’est plus, et déjà ce qu’il n’est pas encore, de sorte que la mort lui ôte beaucoup plus que le présent […]. p. 130.

L’opposition de l’homme au temps fonde la manifestation du temps en son essence même. p. 132.

Il ne suffit pas de ne pas se dissimuler à soi-même que l’on va mourir : puisqu’on ne peut pas ne pas mourir, il faut se vouloir mortel. […] Quel avantage y a-t-il à vivre en mortel ? Celui-ci : c’est le moyen de vivre en vérité, c’est-à-dire selon la vérité du destin humain. p. 133.

Celui qui aura vécu pour se faire “reconnaître”, pour la notoriété, la gloire, aura vécu dans la fausseté et l’équivoque puisqu’il aura manqué à cet homme d’affronter, comme tel, le destin humain. p. 135.

[Toute] sagesse commence par reconnaître la mort. p. 136.

Notre destin est de n’avoir qu’une part de temps. Ce destin, pour moi qui écris, pour toi qui me lis, est en train de s’accomplir. L’événement est cela même. p. 137.

L’attitude active veut pourtant faire une différence entre une vie qui porte notre marque et une vie qui ne porte d’autre marque que celle des circonstances et n’a qu’une continuité et une unité extérieures. La mort est mon destin. Soit ! Je vais au-devant. Je refuse d’attendre que le temps passe et que l’avenir vienne à moi : je vais au-devant de l’avenir, je décide de ce qu’il sera, le détermine – dans le disque. Je suis au monde pour y mourir. Soit ! C’est donc le moment, ou jamais, de tenter quelque chose. Quelque chose de dérisoire ? Admettons-le. Ce sera “dérisoire”, pourtant, ce sera moi. / Être, c’est avoir une vie sienne. p. 138.

Le monde humain dont j’hérite, avec l’image de l’homme, ou des “hommes possibles”, qu’il enveloppe, me destine – fixe les limites de mon destin : il est l’indépassable, l’incontournable et ce qui me précédera toujours – ce qui, en avant de moi-même, définit l’horizon limité en deçà duquel j’aurai lieu. p. 140.

L’avenir implique le présent comme sa condition, le présent implique l’avenir comme son sens. p. 141.

Certes tous, ou à peu près, “travaillent”, ou demandent un emploi. Mais il y a une différence immense, une différence de nature, entre un travail mécanique, répétitif, épuisant, annihilant, et un “travail” créatif, actif, libre, qui permet à l’homme d’avoir un destin personnel, alors que le travail, dans sa première forme, y fait obstacle. Nous préférons user de deux mots différents : “travail” et “activité”. Du travail, bientôt il ne reste rien, puisqu’il fait recommencer, mais la libre activité produit l’œuvre, laquelle est durable en principe. p. 144.

Une révolution purement spontanée n’est pas une révolution car, la première fièvre passée, elle n’est pas capable d’insérer ses conquêtes dans le réel. Note n° 1, p. 147.

On vit librement lorsque, ayant la possibilité de vivre autrement, on choisirait néanmoins de vivre de la même façon. Librement, c’est-à-dire nécessairement. Une vie absolument libre serait celle dont tous les événements répondraient à une nécessité intérieure. p. 149-150.

Le temps de l’esprit n’est qu’un accident du temps de la nature. p. 153.

La philosophie ne mériterait sans doute pas que l’on y consacrât une heure si elle devait nous rendre plus faibles […]. La force est la capacité de s’égaler au destin. […] La véritable force ne saurait être fondée sur l’illusion. […] Seule la raison peut dissiper les illusions. p. 157-158.

Bibliographie

CONCHE M., Temps et destin, Paris, PUF, 1992.

Voir aussi

Notes contemplatives de lecture : Héraclite, Fragments.


Dsirmtcom, mai 2022.

Notes contemplatives de lecture

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