NC – Jacques Chabot, Albert Camus “la pensée de midi”

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 37

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

J’ai donc l’intention d’écrire une apologie de Camus. C’est un genre philosophique bien connu et reconnu depuis l’Apologie de Socrate par Platon. L’apologiste n’est pas un louangeur, mais un défenseur. À la différence de l’avocat de la défense qui plaide au tribunal en présence et en faveur de l’accusé, il défend la mémoire du condamné pour le réhabiliter, souvent après sa mort. Ainsi Platon fait appel de la condamnation prononcée par le tribunal de l’Aréopage et se réclame du jugement des hommes et des dieux pour justifier Socrate. Introduction, p. 7.

[Tout] homme est mon prochain. Il n’y a pas d’étrangers. Ibid., p. 9.

Car l’homme ne se déduit pas logiquement d’une idée : il se crée par ses actes. Le sentiment d’humanité, fait de raison et de compassion, est une création de la liberté humaine. Ibid., p. 12.

Camus, philosophe “politique”, moraliste humaniste et romantique révolutionnaire maintient donc le mythe de la révolte contre l’idéologie de la révolution quand elle oublie ses origines révoltées pour dégénérer en idéologie du despotisme qu’il appelle précisément “l’Empire idéologique”. Mais sa révolte se fonde sur un autre mythe, solaire, celui qui engendre la “pensée de midi” : elle représente contre tous les minuits obscurantistes, les lumières de la raison pratique, dans la tradition de “la pensée solaire” des Grecs. Camus retrouve ainsi le mythe de la nature contre l’idéologie de l’histoire. Ibid., p. 22.

“Il n’y a pas de culture plus ou moins grande. Il y a des cultures plus ou moins vraies.” La grandeur n’a rien à voir avec la supériorité pour la simple raison que la vérité réside dans un accord, pas dans une domination. Ibid., p. 24.

“L’éternité, c’est quand on a sa mort derrière soi et son enfance devant soi.” [Léon Bloy]. I, p. 31.

Comme si l’oubli de soi était le plus sûr moyen de refuser, en le niant, le triomphe inéluctable de la mort. I, p. 36.

Camus admire un peuple oublieux, “sans passé, sans tradition”, sans histoire ni philosophie de l’histoire. Nietzsche aussi réclamait l’oubli créateur, l’oubli des formations sédimentaires d’une civilisation devenue habitude et conformisme. I, p. 40.

En lui, le “premier homme” revendique sa primauté contre le premier de la classe, l’analphabète solidaire contre le philosophe solitaire. I, p. 41.

Comprendre le monde suppose […] qu’on se laisse prendre à son attrait par les joies qu’il nous donne avant de se donner la peine d’en prendre connaissance. […] La vérité c’est d’abord la réalité sentie. I, p. 43.

Ainsi le soleil n’est-il jamais autant lui-même que quand il n’est plus. Le couchant ne réconcilie pas les forces contraires de la vie et de la mort exaspérées par l’existence, il les apaise dans le clair-obscur où l’âme n’attend plus rien et se recueille. I, p. 51.

Et vient le moment, pas forcément le dernier, car la vie est pleine d’heures dernières, où le bien-vivant mord dans une pomme blette. La mort ne contredit donc pas la vie, précisément parce qu’elle n’a rien à en dire. I, p. 52.

La patrie des âmes mortes, c’est le nihilisme. Alors que Camus habite, lui, “la patrie de son âme”, le monde sensible et beau, avec la mort dans l’âme. I, 55.

En désaliénant la pensée de l’idéalisme, Camus renonce définitivement au “Je pense donc je suis” et affirme joyeusement “Je suis au monde donc j’existe”, affirmation qui revient à constater sa présence au monde, d’autant mieux qu’il s’oublie lui-même dans cet univers où il est. I, p. 58.

L’envers et l’endroit de la vie dans la mort et de la mort dans la vie ne s’opposent pas, ne se nient pas l’un l’autre, mais s’affirment ensemble. II, p. 92.

Vivre prend du temps. Les philosophes de l’Être sont pressés d’en sortir, de cette durée qui n’en finit jamais de devenir on ne sait trop quoi. Dans l’Être, ils trouvent une assise solide dans l’absolu de l’éternité que nul mouvement ne perturbe. La vie, ça bouge trop, on ne sait jamais où l’on va. III, p. 93-94.

Car c’est une grande folie que de vouloir raisonner conte le temps. III, p. 94.

La connaissance impose au monde à connaître dans sa diversité sa propre exigence du “tout ou rien”, autrement dit d’unité. […] En fait, au “tout ou rien” de la logique répond le “c’est à prendre ou à laisser” du sentiment de l’absurde : vivre ou ne pas vivre, avec la part d’irrationalité que comporte l’existence. III, p. 99.

Camus est un philosophe qui pense par mythes et dont les mythes donnent à penser. III, p. 105.

Mais c’est toujours le même malentendu entre l’homme et la société. Elle le rend malade et pourtant il ne peut absolument pas s’en passer. Et la pensée mythique est celle qui essaie de comprendre ce malentendu pour tenter de parvenir à cette meilleure entente entre les hommes qu’ils appellent justice. IV, p. 129.

Toute sa philosophie [Camus] s’oppose au suicide qu’il soit métaphysique ou esthétique. Il décrira donc la vie heureuse, si ténu soit ce bonheur, pour la vivre deux fois plus, charnellement et spirituellement, et surtout pour la défendre contre les subtiles et grossières séductions de la mort. Il parie pour la vie terrestre et ne prend aucun rendez-vous ni avec l’Être éternel ni avec le néant, parce que l’un et l’autre sont ensemble le même envers dont l’existence humaine est l’endroit. De cette existence, il cherche le sens, il ne cherche pas à le renverser. IV, p. 136.

“Les horreurs viennent toujours d’une petite âme qui a besoin de se rassurer sur son propre mérite.” [Stendhal, De l’amour, LIX]. IV, p. 140.

La solitude dans laquelle on est malheureux par manque d’autrui et celle où l’on souffre seulement de ses propres carences, c’est le jour et la nuit. IV, p. 142.

Camus est contre toutes les peines de mort parce qu’elles sont des justifications de la mort, qui se prétendent raisonnables […]. [La] mort n’est pas un châtiment juste, elle est un fait accompli, sans raison, que l’homme doit seulement constater comme un fait sans jamais la reconnaître. Un constat d’évidence n’est pas une reconnaissance. IV, p. 149.

Continuer pour rien représente aussi une forme de résistance passive au temps – l’ennui, cet autre nom d’un temps qui passe à ne pas passer […]. IV, p. 153.

L’humour est la politesse des pessimistes sages. IV, p. 154.

Or, la nouveauté de la Peste, par rapport aux œuvres antérieures réside, au contraire, dans le fait que l’“homme absurde” n’est plus un solitaire, mais devient solidaire des autres en combattant l’absurdité avec les moyens les plus communs, ceux des utilités et des nécessités de la vie ordinaire. Le peuple tout entier vient à la rescousse de Sisyphe pour soulever son rocher. IV, p. 159.

Le mythe est incarné. Il est une parole en acte dans un corps ou dans le corps de tout un peuple. V, p. 171.

Le fameux “Je me révolte donc nous sommes”, véritable cogitamus de la révolte, implique […] une sorte de syllogisme : je me révolte contre la mort parce que je suis mortel ; or tous les hommes sont mortels ; donc tous les hommes se révoltent ensemble contre la même mort qui est leur sort commun. En un certain sens, la révolte, cette pensée en action, est l’essence même de l’être humain individuel et collectif. Cette fraternité métaphysique comme donc la fraternité politique et sociale. V, p. 179.

L’intelligence qui connaît ses limites en même temps que ses pouvoirs, c’est “la pensée de midi” : la mesure de la raison grecque qui est la mesure de toutes choses, y compris de la raison elle-même, dans les combats historiques de l’humanité moderne contre la soumission, mortelle pour la liberté de la chair et de l’esprit incarné, à toutes les servitudes qui sont des avatars de la Mort. V, p. 180.

Le sentiment de l’absurde et sa forme logique, le nihilisme, doivent donc, sous peine de mort, être dépassés ou, plus exactement, surpassés. Camus appelle résurrection (de la révolte permanente) ce surpassement du néant. V, p. 184.

Si les valeurs morales et politiques des sociétés humaines sont seulement historiques, et donc transitoires et relatives, s’il n’y a plus de “nature humaine” permanente pour transcender les individus dans une valeur universelle commune à tous et pourtant particulière à chacun, il n’y a plus d’humanité ; ou plutôt l’humanité ne représente plus que le concept abstrait de la totalité des hommes en extension et sans compréhension autre que logique. V, p. 186.

Sans doute, “la pensée de midi” s’enracine sur le sable d’une plage algérienne – dans la durée de l’éphémère – à Tipasa. […] C’est le présent, concrètement. Conclusion, p. 189.

La “juste mesure” de “la pensée de midi” est la cour d’appel de l’ironie révoltée. Cette pensée, dont “les rendez-vous sont sur cette terre”, et donc provisoires, c’est elle qui doit inventer une “culpabilité raisonnable” contre l’absolutisme des jugements derniers, lesquels, dans leurs abus de pouvoir, ne sont le plus souvent que les derniers des jugements. Ibid., p. 191-192.

[Tout] jugement est, d’un certain point de vue, un petit meurtre. Ibid.,, p. 193.

L’honneur de l’homme […] consiste précisément à ne pas substituer la cruauté à la compréhension et donc à la compassion. Ibid.,, p. 194.

[La] démesure commence toujours par le mépris de la vie humaine et le désir pervers de se faire dieu. Ibid.,, p. 199.

[La] “compréhension” est la vertu qui engendre la communauté humaine et son “sens commun”. Ibid.,, p. 200.

Bibliographie

CHABOT J., Albert Camus, “la pensée de midi”, Aix-en-Provence, Édisud, 2002.

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