NC – Henri Bergson, Matière et mémoire

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 46

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

La philosophie ainsi définie n’est qu’un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition. Elle doit nous ramener, par l’analyse des faits et la comparaison des doctrines, aux conclusions du sens commun. p. 340.

Qu’il y ait solidarité entre l’état de conscience et le cerveau, c’est incontestable. Mais il y a solidarité aussi entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si l’on arrache le clou, le vêtement tombe. Dira-t-on pour cela, que la forme du clou dessine la forme du vêtement ou nous permette en aucune façon de la pressentir ? p. 344.

C’est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait partie du cerveau. p. 351.

Les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux. p. 353.

J’appelle matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps. p. 354.

Le cerveau ne doit donc pas être autre chose […] qu’une espèce de bureau téléphonique central : son rôle est de “donner la communication », ou de la faire attendre. […] En d’autres termes, le cerveau nous paraît être un instrument d’analyse par rapport au mouvement recueilli et un instrument de sélection par rapport au mouvement exécuté. Mais dans un cas comme dans l’autre, son rôle se borne à transmettre et à diviser du mouvement. […] C’est dire que le système nerveux n’a rien d’un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations. p. 362-363.

Mais il ne suffit pas de tailler, il faut coudre. p. 371.

Mon corps est ce qui se dessine au centre de ces perceptions ; ma personne est l’être auquel il faut rapporter ces actions. p. 379.

La distance qui sépare notre corps d’un objet perçu mesure donc véritablement la plus ou moins grande imminence d’un danger, la plus ou moins prochaine échéance d’une promesse. p. 387.

L’affection est donc ce que nous mêlons de l’intérieur de notre corps à l’image des corps extérieurs ; elle est ce qu’il faut extraire d’abord de la perception pour retrouver la pureté de l’image. […] La vérité est que l’affection n’est pas la matière première dont la perception est faite ; elle est bien plutôt l’impureté qui s’y mêle. p. 389.

[Nous] pouvons parler du corps comme d’une limite mouvante entre l’avenir et le passé, comme d’une pointe mobile que notre passé pousserait incessamment dans notre avenir. p. 408.

[Les deux formes de la mémoire] J’étudie une leçon, et pour l’apprendre par cœur je la lis en scandant chaque vers […]. À ce moment précis je sais ma leçon par cœur ; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma mémoire. / Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. […] On dira encore que ces images sont des souvenirs, qu’elles se sont imprimées dans ma mémoire. On emploie les mêmes mots dans les deux cas. S’agit-il bien de la même chose ? p. 409.

Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seulement ; […] je lui assigne une durée arbitraire […]. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise […] exige un temps bien déterminé […] : ce n’est donc plus une représentation, c’est une action. p. 410.

De ces deux mémoires, dont l’une imagine et dont l’autre répète, la seconde peut suppléer la première et souvent même en donner l’illusion. p. 412.

Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. p. 412.

Le souvenir spontané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. p. 413.

Reconnaître un objet usuel consiste surtout à savoir s’en servir. Cela est si vrai que les premiers observateurs avaient donné le nom d’apraxie à cette maladie de la reconnaissance que nous appelons cécité psychique. p. 424.

Notre vie journalière se déroule parmi des objets dont la seule présence nous invite à jouer un rôle : en cela consiste leur aspect de familiarité. Les tendances motrices suffiraient donc déjà à nous donner le sentiment de la reconnaissance. p. 425.

Image pour image, nous aimerions mieux comparer le travail élémentaire de l’attention à celui du télégraphiste qui, en recevant une dépêche importante, la réexpédie mot pour mot au lieu d’origine pour en contrôler l’exactitude. p. 432.

Entendre la parole […] c’est d‘abord en reconnaître le son, c’est ensuite en retrouver le sens, c’est enfin en pousser plus ou moins loin l’interprétation : bref, c’est passer par tous les degrés de l’attention et exercer plusieurs puissances successives de la mémoire. p. 439-440.

J’écoute deux personnes converser dans une langue inconnue. Cela suffit-il pour que je les entende ? Les vibrations qui m’arrivent sont les mêmes qui frappent leurs oreilles. Pourtant je ne perçois qu’un bruit confus où tous les sons se ressemblent. Je ne distingue rien et ne pourrais rien répéter. Dans cette même masse sonore, au contraire, les deux interlocuteurs démêlent des consonnes, voyelles et syllabes qui ne se ressemblent guère, enfin des mots distincts. Entre eux et moi, où est la différence ? p. 440.

Ce ne sont pas des mots que nous apprenons d’abord à prononcer, mais des phrases. Un mot s’anastomose toujours avec ceux qui l’accompagnent, et selon l’allure et le mouvement de la phrase dont il fait partie intégrante, il prend des aspects différents : telle, chaque note d’un thème mélodique reflète vaguement le thème tout entier. p. 449.

Essentiellement discontinue, puisqu’elle procède par mots juxtaposés, la parole ne fait que jalonner de loin en loin les principales étapes du mouvement de la pensée. […] Les images ne seront jamais en effet que des choses, et la pensée est un mouvement. p. 456.

Le souvenir pur, à mesure qu’il s’actualise, tend à provoquer dans le corps toutes les sensations correspondantes. Mais ces sensations virtuelles elles-mêmes, pour devenir réelles, doivent tendre à faire agir le corps, à lui imprimer les mouvements et attitudes dont elles sont l’antécédent habituel. p. 463.

Imaginer n’est pas se souvenir. p. 468.

Mon présent est ce qui m’intéresse, ce qui vit pour moi, et, pour tout dire, ce qui me provoque à l’action, au lieu que mon passé est essentiellement impuissant. p. 469.

Ce que j’appelle mon présent, c’est mon attitude vis-à-vis de : l’avenir immédiat, c’est mon action imminente. p. 472.

Le même instinct, en vertu duquel nous ouvrons indéfiniment devant nous l’espace, fait que nous refermons derrière nous le temps à mesure qu’il s’écoule. p. 477.

Notre vie psychologique passée, tout entière, conditionne notre état présent, sans le déterminer d’une manière nécessaire ; tout entière aussi elle se révèle dans notre caractère, quoique aucun des états passés ne se manifeste dans le caractère explicitement. Réunies, ces deux conditions assurent à chacun des états psychologiques passés une existence réelle, quoique inconsciente. p. 480.

Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir. p. 482.

Un homme qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée. Et celui, au contraire, qui répudierait cette mémoire avec tout ce qu’elle engendre jouerait sans cesse son existence au lieu de se la représenter véritablement : automate conscient, il suivrait la pente des habitudes utiles qui prolongent l’excitation en réaction appropriée. p. 486.

Ce qui nous intéresse dans une situation donnée, ce que nous devons y saisir d’abord, c’est le côté par où elle peut répondre à une tendance ou à un besoin : or, le besoin va droit à la ressemblance ou à la qualité, et n’a que faire des différences individuelles. p. 489-490.

L’activité de l’esprit déborde infiniment la masse des souvenirs accumulés, comme cette masse de souvenirs déborde infiniment elle-même les sensations et les mouvements de l’heure présente ; mais ces sensations et ces mouvements conditionnent ce qu’on pourrait appeler l’attention à la vie, et c’est pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le travail normal de l’esprit ; comme dans une pyramide qui se tiendrait debout sur sa pointe. p. 504.

[Le] corps, toujours orienté vers l’action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l’action, la vie de l’esprit. Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel. p. 509.

Telle est en effet la marche régulière de la pensée philosophique : nous partons de ce que nous croyons être l’expérience, nous essayons des divers arrangements possibles entre les fragments qui la composent apparemment, et, devant la fragilité reconnue de toutes nos constructions, nous finissons par renoncer de construire. […] L’impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être, au fond, que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur une matière qu’il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. […] La relativité de notre connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel. p. 514-515.

Les sens, laissés à eux-mêmes, nous présentent le mouvement réel, entre deux arrêts réels, comme un tout solide et indivisé. La division est l’œuvre de l’imagination, qui a justement pour fonction de fixer les images mouvantes de notre expérience ordinaire, comme l’éclair instantané qui illumine pendant la nuit une scène d’orage. p. 519.

Percevoir consiste […] à condenser des périodes énormes d’une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d’une vie plus intense, et à résumer ainsi une très longue histoire. Percevoir signifie immobiliser. p. 538.

Répondre à une action subie par une réaction immédiate qui en emboîte le rythme et se continue dans la même durée, être dans le présent, et dans un présent qui recommence sans cesse, voilà la loi fondamentale de la matière : en cela consiste la nécessité. p. 540.

C’est […] la perception pure, c’est-à-dire l’image, qu’on doit se donner d’abord. Et les sensations, bien loin d’être les matériaux avec lesquels l’image se fabrique, apparaîtront au contraire alors comme l’impureté qui s’y mêle, étant ce que nous projetons de notre corps dans tous les autres. p. 562.

Toute perception occupe une certaine épaisseur de durée, prolonge le passé dans le présent, et participe par là de la mémoire. p. 570.

L’opposition des deux principes [âme et corps], dans le dualisme en général, se résout en la triple opposition de l’inétendu à l’étendu, de la qualité à la quantité, et de la liberté à la nécessité. p. 571.

[La] liberté ne sera pas dans la nature comme un empire dans un empire. p. 575.

Ainsi, qu’on l’envisage dans le temps ou dans l’espace, la liberté paraît toujours pousser dans la nécessité des racines profondes et s’organiser intimement avec elle. L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté. p. 576.

Bibliographie

BERGSON H., Œuvres, Tome I, Paris, Le Livre de Poche, 2015.

Voir aussi

MOULIN P. De Spinoza à Sartre, Fiche de lecture n° 4, Bergson, L’Évolution créatrice, Saint-Ouen, Éditions du Net, 2022, p. 187-253.

Bac Philo : Liberté.

Doctrines et vies des philosophes illustres : Bergson.

Fiches de lecture : Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.

Notes contemplatives de lecture : Bergson : L’intuition philosophique ; Intelligence et instinct.


Dsirmtcom, mars 2023.

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