NC – Pierre Hadot, N’oublie pas de vivre

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 47

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

“Alors l’esprit ne regarde ni en avant ni en arrière. Le présent seul est notre bonheur.” Quand, dans le Second Faust, le héros de Goethe prononce ces paroles, il semble avoir atteint le point culminant de sa “quête de la plus haute existence”. p. 15.

C’est alors que s’accomplit l’extraordinaire rencontre entre Faust [qui est] la figure de l’homme moderne, et Hélène, [qui est] la figure de la Beauté antique, et finalement de la Beauté de la Nature. Avec une extraordinaire maîtrise, Goethe a su faire vivre ces figures, ces symboles, de telle manière que la rencontre entre Faust et Hélène est aussi chargée d’émotion que la rencontre entre deux amants, aussi chargée de signification historique que la rencontre entre deux époques, aussi chargée de sens métaphysique que la rencontre de l’homme avec son destin. p. 16.

[Il] faut distinguer, chez Goethe, deux aspects très différents de l’instant : l’instant exceptionnel de bonheur offert par le destin, en quelque sorte le “clin d’œil” du destin, et l’instant […] quotidien, auquel l’homme peut et doit donner un sens. L’instant exceptionnel est un moment enivrant, où l’existence s’intensifie, où l’on atteint un sommet, comme dans la rencontre amoureuse que vivent Faust et Hélène. Cet instant d’extase inexprimable donne l’impression que le temps s’est arrêté et que l’on accède à l’éternité. p. 64.

[Lorsque] Faust sent qu’Hélène doute de sa propre identité dans la nouvelle existence qui lui est donnée, il lui demande de ne pas se laisser entraîner dans une vaine réflexion sur son passé : “Ne cherche pas à comprendre la plus unique des destinées. Exister est un devoir ne serait-ce qu’un instant.” L’amour ouvre ici un accès à la conscience de l’existence et au consentement de l’être-au-monde. p. 65-66.

Il y a ainsi des instants privilégiés où l’on perçoit dans le présent la permanence du passé. Même dans le “présent” du bonheur de la rencontre de Faust et d’Hélène, passé et avenir sont intimement liés à l’instant présent. p. 79-80.

Tenez ferme au présent. Toute circonstance, tout instant est de valeur infinie, car il est le représentant de toute une éternité. [Goethe, Conversations avec Eckermann.] p. 80.

À la fin du troisième acte du second Faust, […] Hélène abandonne Faust, ne lui laissant dans les mains que son vêtement, et Méphistophélès lui dit : “Ce vêtement t’emportera au-dessus de tout ce qui est vulgaire, dans l’espace éthéré.” Ce vêtement se transforme alors en nuage, qui entraîne Faust dans les airs. C’est en volant, grâce à ce nuage, qu’il se retrouve […] seul au sommet d’une haute montagne. Alors il ne se contente pas de “contempler sous ses pieds la plus profonde des solitudes”, mais il prend conscience du sens de son passé et il envisage un nouvel avenir. […] Son avenir, c’est une totale réorientation de sa vie : mener une vie active au service des autres hommes. p. 119-120.

[La] libération qu’apporte la vraie poésie se réalise parce que cette dernière implique un regard d’en haut, qui nous détache des préoccupations terrestres et égoïstes, pour replacer notre vie d’ici-bas dans la vaste perspective du Tout. […] Il s’agit de percevoir la totalité et l’unité, et non pas, comme la plupart des hommes, seulement les détails. p. 130-131.

Né pour voir, / Chargé d’observer / Voué à cette tour / Le monde me plaît / Je regarde dans le lointain, / Je vois dans ce qui est proche / La lune et les astres / La forêt et le chevreuil / Ainsi je vois en toutes choses / L’éternelle parure / Et comme elle me plaît / Je me plais aussi à moi-même / Vous, mes yeux bienheureux, / Quoi que vous ayez vu, / Que cela soit comme cela veut / C’était pourtant bien beau. [Faust II, acte V.] p. 132.

Dans un paysage montagneux, le héros attend le lever du soleil. Mais quand l’astre paraît, les yeux ne peuvent soutenir sa lumière, et Faust se détourne alors vers la cascade, dans laquelle la lumière se reflète en un arc-en-ciel multicolore : “C’est en un reflet coloré que nous avons la vie.” p. 140.

Le bonheur est à rechercher dans l’action, dans la création, inspirée par l’idéal, par un engagement effectif et concret dans la vie sociale. Nous retrouvons ici […] la profonde modification qui s’est opérée dans la vieillesse de Goethe […]. Le but de la vie n’est plus la réalisation de la perfection personnelle, mais l’action au service de la communauté. p. 227-228.

Ce regard d’en haut qui replace la destinée dans la perspective du Tout, du Cosmos, de l’existence universelle, conduit alors à un acquiescement à l’existence, considéré comme la valeur suprême, à un consentement total à la volonté du Dieu-Nature, à un “fatalisme joyeux”, dira Nietzsche à propos de Goethe. Du haut de sa tour, Lyncée chante à la fin du Second Faust : “Que cela soit comme cela veut, C’était pourtant bien beau.” p. 233.

L’Espérance est inhérente à la vie et à l’action. Espérer, c’est être en vie, c’est être actif. Il est significatif que le dernier instant de la vie de Faust soit illuminé par l’espérance. Il espère en effet assécher des marais et donner ainsi une terre à des millions d’hommes : / Je voudrais être sur une terre libre avec un peuple libre ; / Je pourrais alors dire à l’Instant : / Demeure donc, tu es si beau ! / La trace de mes jours terrestres ne peut être anéantie dans les éons ! / Dans le pressentiment d’une telle félicité / Je jouis maintenant du plus sublime instant ! / Ici l’Espérance est projet d’activité et d’activité consacrée à la transformation et au bonheur de l’humanité […]. Cette vision du futur peut atteindre l’intensité d’un instant prégnant dans lequel Instant et Éternité se rejoignent. p. 236-237.

[Nous] autres intellectuels, nous vivons dans une bulle comme Homonculus et nous devrions l’imiter en brisant notre fiole sur le trône de Galatée. Ne devrions-nous pas, comme les stoïciens, reconnaître que l’action, l’action au service d’autrui, fait partie de la vie philosophique ? p. 270.

[L’intuition] fondamentale qui inspire toute la pensée de Goethe, consiste à considérer que la réalité est, comme le dit le poème Un et Tout, un “agir éternel et vivant”. C’est dans ce sens que Faust traduit la première phrase de l’évangile de Jean : non pas “Au commencement était le Verbe, le Discours”, mais “Au commencement était l’Action”, parce que seule l’Action est capable de créer. Ce qui compte aux yeux de Goethe, ce n’est pas de parler, mais de penser et d’agir. p. 270-271.

La vie philosophique ne consiste pas uniquement dans la parole et l’écriture, mais dans l’action communautaire et sociale. C’était déjà l’opinion d’Épictète et de Marc Aurèle. C’est aussi dans cette perspective de l’agir qu’il faut comprendre la maxime goethéenne que nous avons donnée pour titre à ce livre : “N’oublie pas de vivre”, en voulant résumer ainsi l’extraordinaire amour de la vie que l’on peut observer chez Goethe. / Cette maxime est la traduction de Memento vivere que Goethe oppose à Memento mori : “N’oublie pas le mourir”, “Pense à la mort”. Cette dernière maxime signifie qu’il faut penser à un événement futur pour s’y préparer. Le Memento vivere n’est pas symétrique au Memento mori, et c’est une maxime paradoxale. Est-il possible d’oublier qu’on vit, puisque, précisément, on vit ? p. 271-272.

Bibliographie

Hadot P., N’oublie pas de vivre, Paris, Albin Michel, 2008.

Voir aussi

Pierre Hadot est cité dans mon ouvrage « Le Syndrome du Funambule », au Livre III.


Dsirmtcom, mars 2023.

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