NC – Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 45

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

[Cette note contemplative comprend les chapitres I, V et VI de l’ouvrage Condition de l’homme moderne.]

Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme. / Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain […]. L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine […]. L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets et de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. p. 41.

Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont intimement liées à la condition la plus générale de l’existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits […] confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire. p. 43.

[Une] vie sans parole et sans action […] est littéralement morte au monde ; ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes. / C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. p. 233.

L’action muette ne serait plus action parce qu’il n’aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles. p. 235.

Bien que chacun commence sa vie en s’insérant dans le monde humain par l’action et la parole, personne n’est l’auteur ni le producteur de l’histoire de sa vie. p. 242.

L’action, en tant que distincte de la fabrication, n’est jamais possible dans l’isolement ; être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir. L’action et la parole veulent être entourées de la présence d’autrui de même que la fabrication a besoin de la présence de la nature pour y trouver ses matériaux et d’un monde pour y placer ses produits. p. 246.

Faire et subir sont comme les deux faces d’une médaille, et l’histoire que commence un acte se compose des faits et des souffrances qui le suivent. p. 248.

[L’essence de qui est quelqu’un] ne commence à exister que lorsque la vie s’en va, ne laissant rien derrière elle qu’une histoire. p. 252.

La grande différence entre le travail servile et le travail libre moderne n’est pas que le travailleur jouit de la liberté individuelle […] c’est qu’il est admis dans le domaine politique, pleinement émancipé comme citoyen. p. 279-280.

C’est des avantages immédiats de la tyrannie, des avantages évidents de stabilité, de sécurité, de productivité, qu’il faut se méfier, ne serait-ce que parce qu’ils préparent une inévitable perte de puissance, même si le désastre ne doit se produire que dans un avenir relativement éloigné. p. 285.

Platon fut le premier à distinguer entre ceux qui savent sans agir et ceux qui agissent sans savoir, alors qu’autrefois l’action se divisait entre l’entreprise et l’achèvement ; le résultat fut que la connaissance de l’action à accomplir et l’exécution devinrent deux choses absolument séparées. p. 286.

L’aphorisme de Marx : “La violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle”, c’est-à-dire de tout changement en Histoire et en politique, ne fait qu’exprimer la conviction de l’époque et tirer les conséquences de sa croyance la mieux enracinée : l’Histoire est “faite” par les hommes comme la nature est “faite” par Dieu. p. 292-293.

Notre génération est peut-être la première à bien voir les conséquences meurtrières d’une ligne de pensée qui force à admettre que tous les moyens, pourvu qu’ils soient efficaces, sont bons et justifiés à poursuivre ce qu’on aura défini comme fin. p. 293.

Tant que nous croirons avoir affaire à des fins et à des moyens dans le domaine politique, nous ne pourrons empêcher personne d’utiliser n’importe quels moyens pour poursuivre des fins reconnues. p. 293-294.

À quel point nous avons commencé à agir sur la nature, au sens littéral du mot, on peut l’entrevoir d’après une remarque faite en passant par un savant qui déclarait fort sérieusement : “La recherche fondamentale, c’est quand je fais ce que je ne sais pas que je fais.” [Werner von Braun] p. 295.

C’est seulement parce que nous sommes capables d’agir, de déclencher nous-mêmes des processus, que nous pouvons concevoir et l’Histoire et la nature comme des systèmes de processus. p. 297.

Si nous sommes incapables de prédire avec assurance l’issue, la fin d’une action, c’est simplement que cette action n’a pas de fin. Le processus d’un acte peut littéralement durer jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la fin de l’humanité. p. 298.

Aucun homme ne peut être souverain, car la terre n’est pas habitée par un homme, mais par les hommes : et non pas, comme le soutient la tradition depuis Platon, en raison de la force limitée de l’homme qui le fait dépendre de l’assistance d’autrui. p. 299.

Les deux facultés [pardonner et promettre] dépendent donc de la pluralité, de la présence et de l’action d’autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi […]. p. 303.

[Le] pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée et qui par conséquent libère des conséquences de l’acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné. p. 307.

Ainsi de nos jours la disparition du respect, ou plutôt la conviction que l’on ne doit le respect qu’à ceux que l’on admire ou estime, constitue un symptôme très net de la dépersonnalisation constante de la vie publique et sociale. p. 309.

La vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l’action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover. p. 313.

Trois grands événements dominent le seuil de l’époque moderne et en fixent le caractère : la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration du globe tout entier ; la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, commença le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale ; l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers. p. 315.

Ce n’est qu’aujourd’hui que l’homme prend pleinement possession de sa demeure mortelle et qu’il rassemble les horizons infinis, jadis ouverts, tentations et interdits, en un globe dont il connaît les contours majestueux et la surface en détail comme les lignes de la main. p. 317.

[Rien] ne reste immense de ce que l’on peut mesurer, chaque relevé, chaque arpentage rapproche des parties éloignées et instaure par conséquent la proximité là où régnait auparavant la distance. […] Avant de savoir faire le tour de la Terre, de circonscrire en jours et en heures la sphère de l’habitat humain, nous avions mis le globe terrestre au salon pour le tâter et le faire pivoter sous nos yeux. p. 318.

Ce que fit Galilée, ce que personne n’avait fait avant lui, ce fut d’utiliser le télescope de telle façon que les secrets de l’univers fussent livrés à la méconnaissance humaine “avec la certitude de la perception sensorielle” ; autrement dit il mit à la portée d’une créature terrestre et de ses sens corporels ce qui semblait pour toujours hors d’atteinte, ouvert tout au plus aux incertitudes de la spéculation et de l’imagination. p. 328-329.

[Quelle] que soit la façon dont nous expliquions l’évolution de la Terre, de la nature et de l’homme, il faut qu’il y ait à l’origine une force transcendante au monde, “universelle”, dont l’œuvre sera intelligible au point de pouvoir être imitée par quiconque sera capable d’occuper le même emplacement. p. 339-340.

Dans la philosophie, dans la pensée modernes, le doute occupe à peu près la position centrale qu’avait toujours occupée auparavant le thaumazein des Grecs, l’étonnement devant tout ce qui existe tel que. p. 344-345.

Ce n’était pas la raison qui réellement changeait la vision du monde physique, c’était un instrument fait de main d’homme, le télescope ; ce n’était pas la contemplation, l’observation, ni la spéculation qui conduisaient au nouveau savoir : c’était l’intervention active de l’homo faber, du faire, de la fabrication. p. 345.

[Si] l’on ne peut connaître la vérité comme une chose donnée et révélée, l’homme du moins peut connaître ce qu’il fait lui-même. p. 355.

C’est un fait historique : la technologie moderne ne provient pas de l’évolution des outils que l’homme a toujours inventés dans le double but de soulager son labeur et d’édifier l’artifice humain, elle doit son origine exclusivement à une quête, aussi peu pratique que possible, de savoir inutile. p. 362-363.

Le passage du “quoi” et du « pourquoi » au “comment” implique qu’en fait les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais forcément des processus, et que l’objet de la science n’est donc plus la nature ni l’univers mais l’Histoire, le récit de la genèse de la nature, de la vie ou de l’univers. p. 370.

L’image de l’horloge et de l’horloger est d’un à-propos remarquable parce que précisément elle contient à la fois la notion de processus naturel dans l’évocation des mouvements de l’horloge et l’idée encore intacte d’objet dans l’évocation de l’horloge elle-même et de son auteur. p. 372.

Que l’homo faber ait finalement échoué à s’imposer, rien peut-être ne l’indique plus clairement que la rapidité avec laquelle le principe de l’utilité, quintessence de sa conception du monde, soudain jugé insuffisant, dut céder la place au principe du “plus grand bonheur du plus grand nombre”. p. 384.

[Ce] qui compte aujourd’hui, ce n’est pas l’immortalité, c’est que la vie soit le souverain bien. p. 397.

L’humanité socialisée est l’état de la société où ne commande plus qu’un unique intérêt, et cet intérêt a pour sujet soit des classes, soit l’espèce, mais ni l’homme ni des hommes. p. 399.

Si l’on compare le monde moderne avec celui du passé, la perte d’expérience humaine que comporte cette évolution est extrêmement frappante. Ce n’est pas seulement, ni même principalement, la contemplation, qui est devenue une expérience totalement dénuée de sens. La pensée elle-même, en devenant “calcul des conséquences”, est devenue une fonction du cerveau, et logiquement on s’aperçoit que les machines électroniques remplissent cette fonction beaucoup mieux que nous. p. 400.

[Nous] nous sommes montrés assez ingénieux pour trouver les moyens de soulager la peine de vivre à tel point qu’il n’est plus utopique de songer à éliminer le travail du nombre des activités humaines. Car dès à présent, le mot travail est trop noble, trop ambitieux, pour désigner ce que nous faisons ou croyons faire dans le monde où nous sommes. p. 400.

Bibliographie

ARENDT H., Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2017.

Voir aussi

Fiches de lecture : Hannah Arendt, La crise de la culture.


Dsirmtcom, mars 2023.

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