José Lezama Lima, A partir de la poesía [À partir de la poésie]

Essais Philosophiques Cubains (José Lezama Lima)

A partir de la poesía [À partir de la poésie]

C’est pour moi la première surprise que la poésie, immergée dans le monde prélogique, ne soit jamais illogique. Comme si la poésie cherchait une nouvelle causalité, elle s’enferre insensément dans cette causalité. On sait qu’il y a un chemin, pour la poésie, qui sert à traverser ce défilé, mais personne ne sait quel est ce chemin qui est au bord de la bouche de la baleine1 ; on sait qu’il y a un autre chemin, qui est celui qu’on ne doit pas suivre, où le cheval renâcle au carrefour, comme s’il sentait du feu dans ses sabots, mais nous savons aussi que ce chemin parsemé de figuiers, brosse les poussières de la loutre géante quand elle commence sa lutte avec le caïman dans les profondeurs de la vase remuée.

Si, partagés entre l’esprit des brumes et un songe inachevé, nous essayons de préciser à quel moment nous nous approprions la poésie, son premier degré, l’image qui s’offre à nous serait celle d’une première irruption dans une autre causalité, celle de la poésie, laquelle peut être brutale ou ondoyante, ou persuasive et terrible, mais ensuite, une fois dans cette région, celle de l’autre causalité, une durée prolongée nous gagne créant ses nœuds ou ses métaphores causales. Si nous disons, par exemple, que le crabe utilise un ruban bleu et le conserve dans une valise, la première chose, la plus difficile est, pourrions-nous dire, de s’élever jusqu’à cette phrase, de surmonter cette surprise momentanée et candide qui se produit en nous. Si la soudaineté de la surprise éclate et que loin d’être refoulés dans notre désir de chevaucher cette phrase, nous pouvons la maintenir recouverte sous la pression de nos genoux, elle commence alors à se transcender, à s’évaporer dans une autre conséquence ou une autre durée de temps du poème. La surprise, première, de pouvoir s’élever jusqu’à cette autre région. Ensuite, celle de nous maintenir dans cette région, où nous allons déjà de surprise en surprise, mais comme dans une respiration naturelle, vers une causalité qui est un continu d’incorporation et de renvoi, le pouvoir d’être dans un espace qui se contracte et est en expansion, séparés seulement par cette même délicatesse qui sépare l’anémone de la mer.

Il faut, alors, que le crabe au ruban bleu nous fasse gagner une autre région. S’il a conservé ensuite [le ruban] dans une valise, il nous fait gagner une demeure, autrement dit, une causalité métaphorique. Mais ici n’importe quel voyageur de commerce peut conserver un ruban bleu dans sa valise, cependant ce qui lui manque c’est la première surprise qui initie une autre causalité dans une autre région, car la stupéfaction devant cette cravate bleue désenfle, dans la banalité quotidienne du voyageur, sans toucher à la poésie.

Ainsi, la poésie demeure comme la durée entre la progression de la causalité métaphorique et le continu de l’image. Bien que la poésie, dans sa causalité métaphorique, s’incorpore et se détruise, à peine est-elle arrivée à la source du sens, qu’elle est bousculée dans sa progression par le contresens. Si la causalité parvenant à sa fin ne s’abandonne pas au continu de l’image, cette imagination2 au sens platonique ne peut réaliser la permanence de ses célébrations.

Guidés par la précision de la poésie, nous nous plaçons dans une attente inouïe, qui nous maintient en éveil, comme avec des yeux d’insectes. Durant près de douze siècles avant J.-C., jusqu’au siècle passé, dans les ahurissantes précisions des archéologues, les épithètes homériques3, Tirynthe4, celle des grandes murailles, ou la glorieuse Mycènes5, étaient comme dans une vigilance flottante, semblable à l’holothurie6 traversée par l’aurore. Jusqu’à ce que l’hallucination de Schlieman7 s’apaise dans la contemplation d’une tombe rectangulaire à Mycènes, avec les restes de dix-neuf personnes, parmi elles deux petits enfants, l’épithète homérique n’a pas trouvé leur enracinement : “Les visages des hommes étaient couverts par des masques en or, et sur la poitrine ils avaient des plastrons dorés. Deux des femmes avaient des bandes d’or sur le front, et une autre un magnifique diadème en or. Les deux enfants étaient enveloppés dans des lames d’or. Près des hommes étaient étendus sur le sol leurs épées, leurs poignards, leurs coupes pour boire, en or et en argent, et d’autres ustensiles. Les femmes avaient à leur côté leurs nécessaires de toilette en or, des épingles en divers métaux précieux, et leurs robes étaient ornées de disques en or décorés avec des abeilles et des seiches, des boucles d’oreilles et des spirales d’or…” Trente-quatre siècles pour vérifier la véracité d’une épithète.

Pour nous les Américains, les prodiges commencèrent ainsi à bouillir, à partir du destin de l’Amiral mystérieux8, surpris par la chevelure des indiennes, semblables aux soies des chevaux. Ici le subtil se fait fort, l’acier aiguisé s’habille comme une résistance acérée, se réfugiant dans la convocation de l’éternité séculaire. Il est ensuite surpris par un grand chien, pourtant sans parole, qui porte dans sa bouche une planche de bois, où l’Amiral jure qu’il croit voir des lettres. L’aimantation de l’inconnu est plus immédiate et désireuse du côté américain. L’inconnu est quasiment notre unique tradition. À peine une situation ou des mots se transforment en inconnus pour nous, qu’ils nous piquent et nous séduisent. L’attraction de vaincre la limite des colonnes, ou le contour des lois est dans nos origines, car cela ressemble au mystérieux Amiral, quand il suit depuis le pont nocturne le transfert entre la sixième et la septième maison9, où il n’y a désormais plus de portes, selon les mystiques, et qu’il existe comme l’aventure de la régale [existe] dans le mystère. La différence extrême dans le petit cercle magique le surprend encore. Un arbre qui a des branches comme des cannes à sucre, et une autre branche qui porte des lentisques. Les poissons ont des formes de coqs, bleus, jaunes, rouges. Toute cette richesse de formes produit une attente et un apaisement. Au milieu de cette diversité, l’homme se nourrit d’une attente, qui a quelque chose de l’arc et de la flèche aporétique10.

Même la mort semble commander parmi nous, et le cas de Martí11, aussi vivant avant comme après sa mort, tient des antécédents de la terre des sortilèges. En 1530, au château de la Fuerza, se rencontrent celui qui va devenir fou en cherchant la jeunesse, Juan Ponce de León12, et celui qui a déjà prédit que la terre ne le retiendrait pas, si le chemin du fleuve converse avec les sombres feuilles de minuit : Hernando de Soto13, possédé de cette époque, habitant perpétuel d’un château, bienfaiteur de la surabondance même. Le chercheur de jouvence reste stupéfait en voyant comment l’autre le régale de richesses, il déjoue sa méfiance, avec ses indéchiffrables gestes de bonté, lisibles seulement sur la terre des prodiges et de l’éternel retour14. Il séduit sa femme avec de l’argent, alors que l’autre sait déjà que la terre ne pourra pas lui donner la paix, même s’ils dansent sur sa pourriture, et qu’ils seront distraits par les chevaux fortunés des Indiens, qui connaissent le secret, et qui à peine les Espagnols se seront éloignés, commenceront à exhumer le possédé. Ainsi quand “il a ressenti des fièvres, qui le premier jour se sont montrées lentes et le troisième beaucoup plus sévères”, selon ce que nous dit Inca Garcilaso15, sentant que son mal était mortel, il put à peine se munir de papier pour dicter son testament. Les trois années qui suivirent sa mort, ses amis et son épouse Inès de Bobadilla16 continuèrent de le chercher, laissant des signaux dans les arbres et “des lettres écrites cachées dans un trou de ceux-ci avec le récit de ce qu’ils avaient fait et pensaient faire l’été suivant”. Exhumé, avec le fleuve pour sépulture, ils continuèrent depuis les ombres à rendre visite au possédé. La nouvelle de sa mort, connue seulement après trois années passées dans le fond terreux du fleuve, fit mourir son épouse, [car] il avait ordonné avec jeunesse et richesse, au chercheur de jouvence, de faire dire qu’il était au château de la Fuerza. Le possédé était déjà enterré et dans la maison des morts des nobles caciques, répartissant “le déjeuner de perles”, comme on disait lors de la distribution faite à deux mains, pour en faire des chapelets, bien qu’elles fussent épaisses comme de gros pois chiches, selon les dires du chroniqueur. Le possédé parvint ainsi à la maison des morts. Des géants aux visages en diamants défendaient l’entrée des merveilles. Tout près, des armées sans fin dans les reliefs, avec des haches en silex, répandaient une mort étincelante. La cinquième rangée d’archers avec des flèches en silex et des cerfs sculptés en creux aux quatre coins. À la suite, les piques de cuivre. Et Hernando de Soto, qui s’avance pour entrer dans la maison des morts. L’armée, dans le relief de la maison des morts, tire sans cesse, et le combattant s’effondre. Au-delà d’être gardé en terre, il est bercé par le fleuve, survivant trois années après sa mort, c’est mort qu’il revient accueillir son épouse et retourner se promener dans son château.

Non seulement les sortilèges, en nous envoyant leurs météores et leurs comètes, mais parfois aussi des situations exceptionnelles, qui se maintiennent dans l’unité de l’espace, réussissent à pénétrer dans l’invisible poétique, en donnant comme un centre de gravité à sa permanence. À l’époque de la restauration Meiji17, au Japon, deux cents enfants des meilleures familles japonaises furent envoyés au Vatican. Cette unité chorale de garçons pénétra dans les couloirs séculaires avec leurs couleurs, avec leur peau, avec leur langue comme le cri des mouettes. Cela a dû être une grande surprise que celle de ces missionnaires arrivant de l’Orient. Quelle a été la réaction de la romanité devant cette expédition du plus délicieux du féodalisme des shoguns ? De retour dans leur pays, quelle impression ont ramenée les garçons japonais de cette majestueuse mise en valeur théocratique ? Quelles copies engendrèrent, chez ceux qui étaient peintres, l’Académie et la Création18 ? Ceux qui ont copié avec tant de délicatesse et de fidélité les estampes chinoises, se sont différenciés, cependant, de leurs modèles, avec des formes significatives et très visibles, par l’agencement dans la même estampe d’un crapaud domestiqué par la magie taoïste19 ou une lourde feuille de fougère se déplaçant en gémissant.

C’était une forme d’invasion et de reconnaissance jusqu’alors ignorée. Ce n’étaient pas les missionnaires, les marchands ou les guerriers en colère, qui portaient la responsabilité secrète de cette visitation. Par les rues de la romanité on voyait ces gamins extraits de la fleur du féodalisme japonais. Par ailleurs, quel courage incomparable pour ces familles, de permettre un voyage qui pouvait comporter des risques secrets. Dans le même temps, elles avaient confiance en la délicatesse de leurs protecteurs qui veillaient avec soin sur leurs espiègleries et sur les mouches du diable. Si un seul s’était perdu ou avait montré son mécontentement, cela aurait entraîné des conséquences imprévisibles.

Dans les sombres rangées de croix, vingt-trois prêtres franciscains, missionnaires au Japon, en même temps que le chant et la gloire, pénètrent dans la mort. Avec leurs uniformes, dont la stature brille comme un métal terreux, avec leurs psaumes à peine marmonnés, avec leurs visages nobles que la flaccidité de la mort fait basculer, ils font irruption, comme une milice qui pénètre des murailles transparentes, avec la même unité, dans un même chœur, par la même brèche de la mort. Les vingt-trois hommes, dans une même splendeur, répètent à l’unisson le geste du Crucifié le plus grand, une marche parallèle sur la scène livrée à l’infamie, car vingt-trois lances cherchent leurs côtes, dans les éclats de rire qui ne sont pas ceux d’une ronde, mais d’un régiment, avec le brouhaha et le tumulte d’une sombre auberge, les chefs à cheval, les masques et les queues diaboliques, les gardes font des pas de géant pour agrandir une blessure, pour surveiller impassiblement une agonie, indifférents ils se retirent comme pour attendre la fin de l’ennui de la gloire et de l’infamie. Pourtant ils ne possèdent même pas la tradition de la croix, et celle verticale en forme de X20 est quasiment trois fois plus étendue que l’horizontale et pour blesser dans la côte ils doivent utiliser des lances si longues qu’il semble qu’elles vont toucher une flamme plus qu’agrandir une blessure. En haut, comme une urne d’air dorée, puissante, prête pour former des sons, l’invisible qui se remplit comme de l’autre milice, venant comme pour préparer la réception des vingt-trois hommes qui arrivent, déjà dans leur transparence, pour agrandir la ronde d’une splendeur plus grande.

Non seulement ces chœurs ont pénétré avec une clameur chamarrée dans la cité inconnue, ou majestueusement dans l’invisible, mais l’homme a esquissé des gestes, des situations, des fugues et des soubresauts, quelquefois exhalés par d’inexplicables exigences, et d’autres fois par les violences d’un destin indéchiffrable, qui l’ont entouré comme s’il y avait eu une zone de labeurs et d’expectatives, éloignées de la simple charge individuelle, où se rencontrent les transports chorals, des foules réunies par des destins identiques, marchant figées à l’intérieur des mêmes finalités. Dans un salon, nous pouvons établir la division entre ceux qui fument et ceux qui dédaignent la feuille enflammée ; dans la chambre de la mort, sont rassemblés ceux qui parlotent et ceux qui s’assoupissent. Dans une traverse, ceux qui contemplent la stèle, ou ceux qui sortent pour valser. Les paysans sur leurs poulains se rapprochent d’un combat de coqs, les uns arrivent en sifflant, les autres mélancoliques et silencieux, mâchonnant la bourrache. De fulgurants attroupements, qui en un instant ou en n’importe quelle unité de temps, s’établissent comme une clé, une famille, une ressemblance avec l’errant ou l’imprudent. Des clés qui n’existent pas dans un lieu temporel déterminé, mais imposées par une circonstance, un groupement apparemment capricieux ou fatal, qui établit cependant une division par les gestes ou les attitudes, par les présences ou les inhibitions, si importantes, à l’intérieur de ce bref réduit temporel, comme une réorganisation pour l’économie, pour les exigences du travail, ou pour les lignées qui se fondent ou se suivent. Rien de plus éloigné pour pouvoir nous satisfaire que de croire qu’il s’agit de groupements banals ou dictés par un caprice. Dans l’exemple de ceux qui contemplent la stèle dans la traverse, les regards changent très vite, ils se rapprochent. À minuit, s’ils continuent à contempler ces dualismes engendrés par d’invisibles Niké21, déjà les mains se serrent. Trente ans plus tard, cet événement garde une surprenante et pathétique résonance, on l’évoque avec joie ou avec raillerie, pendant que des ménines22 jouent aux Yaquis23 en dissimulant leurs petits rires sous leurs dents de lait. Dans l’autre exemple, le paysan24 sifflant qui s’approche du coq, un colon aux odeurs de nicotine est à sa droite. El Sultancillo25, celui qui lui a lancé son escarcelle pleine de pistoles isabelines26, le fait tomber et le dépouille. À ce moment-là, le siffleur a obtenu la promesse des premières terres cultivables. Depuis, il mouille les petits cœurs avec la fille pleureuse du riche home27. Nous le voyons depuis se gaver de mélasse avec une louche. “Il a trois raffineries”, disent maintenant les copistes ratés. Mais le jour de sa mort, tombant comme une gondole, on a vu arriver un dindon28 naturel à la mauvaise brillantine, le principal Tomás Risitas, passant l’étoile de son éperon sur ses lèvres, pour susciter une chanson venant de l’intérieur.

La surprise ou le hasard qui déconcerte un instant de vie se reproduit parfois d’une manière chorale, dans une situation et un temps identique. Ce qui a été rendu exceptionnel, d’une longue traîne, passe à un tout, porté par une énergie proportionnelle à l’intentionnalité même, un risque ou une frénésie, qui maintient cette coïncidence durant un temps qui est à la fois le contour et la succession de l’événement. L’intentionnalité et le temps restent dans ces occasions si bien soudés, qu’ils forment à l’intérieur du temps, comme une quantité successive, un tourbillon à part et comme figé pour la vision. Que ces événements soient organiques au sein du monde qui les motive et les enchaîne, cela révèle leur caractéristique la plus précieuse, c’est-à-dire, qu’ils reviennent, qu’ils se réitèrent, qu’ils sont un besoin impérieux de se réincorporer et de récidiver à l’intérieur de la cité. Une fois ces événements survenus, lorsqu’ils atteignent la plénitude de leur présentation, ils acquièrent une efficacité tragique, par le rendement fabuleux qui est exigé des personnes qui le rencontrent, par la parenthèse qu’ils offrent entre une incitation potentielle et une extinction, qui est une suspension. Cela reviendrait à récidiver cet événement privilégié, mais une fois défait l’enchantement qui encadrait sa choralité dans une même unité de temps, le mécanisme interne de ses vannes se brise, elles s’écroulent ou survivent avec le tatouage de cette situation. Une captivité qui a attiré toutes les lumières dans sa marche, cependant le temps de la dispersion a éteint ces lumières et ses redoublements, laissant comme une procession de cauchemar.

Nous effectuons notre choix parmi ces chœurs agissant dans l’image, avec un temps qu’ils portent en leur centre : l’attente au pied de la muraille, l’adolescent errant, la retraite29 (l’anabase30 ou la Grand Armée31) et l’exil.

Pourquoi choisissons-nous comme entité chorale imaginaire ceux qui attendent au pied de la muraille, et non la cité assiégée ? Parce que les assiégés invoquent la permanence ou la mort. La fin d’une cité assiégée est le feu ou l’irruption des occupants barbares. Observons comment le grand Priam, conduit par le char d’Hermès, s’approche d’Achille32, “il lui embrassa les genoux, baisa ces mains terribles, qui avaient donné la mort à tant de ses propres enfants”. Il vient chercher son fils mort et risque lui-même sa vie. Mais celui qui attend aux pieds de la muraille, court le risque que son attente se change en une autre entité imaginaire : la retraite, le chœur en fuite sous l’aquilon. À travers son fils mort, lui qui dressait les poulains, Priam établit un contact tardif avec Achille. “Priam le Dardanide, admira la stature et l’aspect d’Achille, car le héros avait l’apparence d’un dieu ; et à son tour, Achille admira Priam le Dardanide, contemplant son noble visage et écoutant sa parole.” Le sauvetage d’Hector et la trêve de onze jours, obtenue par Hermès, est un long trait de lumière entre les Achéens33 et les Troyens. Deux entrées d’Hermès, deux banquets funèbres, un temps entre deux aurores. Autrement dit, la communication entre les deux forces se fait imprévisible, par exemple, le sauvetage du corps d’Hector. Et cette monstruosité : les dons qu’accepte Achille, dans le dos d’Agamemnon34, pour la restitution du cadavre. Le même Hermès guide Priam jusqu’à la tente d’Achille, abritant la fuite après la conduite blâmable d’Achille. Le dieu guide lors d’une action noble et d’une action blâmable, car en réalité le passage ne devait pas nécessairement se faire sur la base de la noblesse de Priam et de la mesquinerie d’Achille ; il évalue leur action, conseille la discrétion avec Agamemnon et la ruse pour échapper à ses propres troupes. Après qu’Achille est resté le maître du camp, il se montre mesquin dans cette action d’une grandeur incontestable. Sa courtoisie a un prix, son geste n’est pas uniquement porté par un suprême esprit chevaleresque. Depuis le début de l’Iliade, on observe parmi ceux qui attendent aux pieds de la muraille, une tendance à la subdivision, ou au moins à l’existence de deux forces, celle d’Agamemnon Atride, et celle du héros, celui qui apporte une origine mystérieuse et la protection d’un dieu. Apollon doit continuer à lancer ses feux de Bengale pour prévenir les excès de l’Atride. La gloutonnerie de Chryséis et Briséis35 divisent Agamemnon et le Pélide. Le campement assiégeant succombe à celui qui le blesse de loin, flèches après flèches viennent s’abattre sur les héros, victimes d’un maléfice. Malgré la différence entre Agamemnon Atride et Achille Pélide, qu’est-ce qui les unit ? La condition exceptionnelle, imposée par la tension entre les assiégés et les assiégeants. Il y a une relation entre Hector, Patrocle et Achille, où ne peut plus figurer l’Atride, une relation qui, dans cette situation exceptionnelle, instaure une solution également exceptionnelle. Une situation qui se détériore chaque fois plus entre ceux qui attendent aux pieds des murailles, car Agamemnon utilise Patrocle contre le Pélide chaque fois que l’occasion est propice. Il y a un dessein indéchiffrable, mais qui agit cependant comme s’il était parfaitement déchiffré. Après l’éclatante colère d’Achille, vient la docile reddition de Briséis au commandement dirigé par Patrocle36, de la lignée de Zeus. Dans le chant final, l’arrivée du cortège d’Hermès et de Priam, ceux-ci trouvent le Pélide disposé à toutes les solutions, y compris à l’acceptation des dons. L’intervention de la divinité est l’unique clarté possible au milieu de ceux qui attendent aux pieds des murailles. S’il n’y avait pas eu un déchiffrage, comme un pont entre celui “blesse de loin” et l’événement qui se défait dans l’interprétation divine, le chant s’écroulerait. Mais ici s’offre le visible et l’extérieur, et en même temps, le lointain et le mystérieux, un camp où le cercle des assiégés, la spirale ouverte des assiégeants, la manière d’attirer et de déchiffrer une rencontre entre les dieux, d’un côté Aphrodite37, la déesse chypriote et de l’autre la déesse aux yeux de chouette38. Achille, qui a la moitié de son sang du côté du divin, éclate en cris puissants contre l’inimitié des dieux, jaloux de cette extrémité du héros passé aux éphémères.

Vico39 croit que les paroles sacrées, les sacerdotales, étaient celles qui étaient transmises parmi les Étrusques. Mais pour nous le peuple étrusque était essentiellement théocratique. Ce fut le cas le plus évident d’un peuple surgi dans le mystère des premiers commencements des dieux, le monarque, le prêtre et le peuple unis dans une forme indifférenciée. La conviction du peuple que le dieu, le monarque et le prêtre, étaient la même personne, procurait à chacune de leurs expériences ou de leurs gestes, une participation à un monde sacré. Pour cette raison, Vico distingue, chez les romains primitifs, les quaestionem nominis et les quaestionem definitionis40, en pensant que ces dernières étaient “les idées qui sortaient de l’esprit humain en proférant la parole”, dans cette dimension étrusque, elles étaient la même chose. Car dans ce peuple, le nom et la réminiscence, l’écho animiste de chaque mot, couvraient un relief d’un seul profil. Si Vico a pu croire dans la transmission sacerdotale, la conception d’un peuple de prêtres rendait plus difficile les innovations faites par le peuple tout entier. Vico, par exemple, choisit de placer les dragons sur le chemin des triomphes d’Hercule. Après avoir dominé le lion et l’hydre, vient sa victoire sur le dragon dans le jardin des Hespérides41. Mais le surgissement du dragon dans la tradition occidentale nous paraît difficile et paradoxal, car dans la culture primitive chinoise, les premières dynasties sont appelées les dynasties des cinq dragons, et comptent parmi leurs premiers rois, à l’époque mythique, Fou Hi, Chin Noum et Hoang Ti, avec une antiquité de 2 697 ans avant J.-C42. Vico n’a pas pu comprendre l’ensorcellement entier de la cité, ni la marche du paysan pénétrant dans l’irréel, dans ce qui est impossible. Comment ces fables grecques purent-elles parvenir aux Japonais, se demande Vico, ou en Chine où il existe un Ordre des Chevaliers de la Coutume du Dragon ? La réponse est loin d’être concluante : parce que Fou Hi correspond à ce que nous pourrions appeler un équivalent de la période cadméenne43, qu’il porte la lettre et le numéro, et qu’il est en même temps le premier roi des dragons de la culture chinoise. S’il existe cinq dynasties des dragons, avec la présomption entretenue qu’ils sont invincibles, alors elles ne pourraient pas avoir la moindre information sur les triomphes d’Hercule qui conduirent le dragon à une flaccidité vaincue. Entre le dragon qui lutta contre Hercule, et les dragons des premières dynasties chinoises, il faut mesurer l’étendue chronologique qui va de la tortue crevassée de la divination, dans la Chine archaïque, à la lyre en carapace de tortue, pincée par Orphée. Si nous ajoutons à cela que le dragon vert est caractéristique de la Chine de l’Est, nous devons parvenir à la conclusion que cette influence de la Grèce mythologique était extrêmement difficile sur un lointain quasiment aux antipodes. Vico ne put connaître cette nature autre d’un peuple comme en pénétrant dans les desseins d’un chœur.

Il ne suffit pas que l’image agisse sur l’historique temporel, pour que cela engendre une ère imaginaire, c’est-à-dire pour que le royaume poétique s’instaure. Il ne suffit pas non plus seulement que la causalité métaphorique devienne vivante, chez des personnes pour qui la fable unit le réel avec l’invisible, comme les rois bergers ou sacrés, le Monarque comme incarnation du Un (qui dans la culture chinoise archaïque est l’eau, le Nord et la couleur noire), ou un Jules César, un Édouard le Confesseur, un Saint Louis, ou un Alphonse X le Sage, mais ces ères imaginaires doivent jaillir de grands fonds temporels, soit des millénaires, soit des situations exceptionnelles, qui se font archétypes, qui se figent, où l’image peut les saisir en se répétant. Durant les millénaires, exigés par une culture, où l’image agit sur des circonstances exceptionnelles déterminées, en transformant l’événement en une causalité métaphorique vivante, c’est là où se situent ces ères imaginaires. L’histoire de la poésie ne peut être autre chose que l’étude et l’expression des ères imaginaires.

Si nous faisons défiler les rois44 des neiges, dans les pays nordiques, Hache de Sang, Dent Bleue, Barbe Fourchue, celui qui donne le signal au marteau de Thor avant de boire, Hakon, celui qui ne veut pas manger de foie de cheval, le cortège fabuleux du passage du paganisme au christianisme en Norvège, nous sommes surpris que l’image errante, folle, noyée dans l’identité de sa blancheur, propice aux fantômes dirigeants, qui haranguent à l’intérieur de grands blocs de glace, ne forme pas une ère imaginaire. Observons un jeune altier, s’appelant Einar45, à bord de la nef le Grand Serpent, le meilleur archer des envahisseurs.

“– Cet homme m’a blessé, dit Éric à un archer qui se tenait à ses côtés.

Et à l’instant précis où Tamberskelver allait lancer sa flèche pour la troisième fois, une flèche le toucha au milieu, le brisant en deux morceaux.

– Qu’est-ce qui s’est brisé ? demanda le roi Olaf.

– La Norvège, entre tes mains, roi, répondit Tamberskelver.

Tryggeson observa avec surprise que ses hommes luttaient avec acharnement contre ceux d’Éric, mais sans résultat, car aucun d’entre eux ne tombait.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tryggeson.

– Nos épées sont ébréchées et émoussées, roi ; elles ne coupent pas.

Olaf descendit à son arsenal et leur remit des épées neuves, et, pendant qu’il faisait cela, il observa que du sang jaillissait de sa poitrine même si personne ne sut où était la blessure. Éric aborda pour la troisième fois, Olaf à qui il restait à peine un seul membre d’équipage, sauta par-dessus bord (ils virent sa cotte de mailles rouge qui brillait encore au crépuscule) et sombra dans les eaux profondes, pour son dernier repos.”

Nous ravivons ici le lointain des neiges, une image qui n’atteint pas sa forme, qui ne défile pas dans sa configuration de causalité métaphorique, pourtant nous ne la transformons pas en une ère imaginaire. Pourquoi ? Il y a des subdivisions, des indécisions incompréhensibles, des généralités vagues où le mystérieux ne recueille même pas une pointe d’aimantation. En réalité, toute cette monarchie des neiges marche comme une cavalerie décapitée, jusqu’à l’apparition d’une forêt médiévale, où Chesterton46 a placé l’imagination de Shakespeare. Il n’y a pas là d’unité dans les millénaires, la constitution d’un contrepoint culturel. C’est une vicissitude de l’image, mais ce n’est pas une ère imaginaire.

Faisons un saut dans les siècles, auquel je suppose que vous êtes déjà habitués. Nous apercevons le cortège du maréchal Junot47, entrant dans la Lisbonne enchantée des débuts du siècle passé. Pénétrant ébahi dans la maison du marquis de Quintela48, sous la condition qu’on serve à manger aux quarante personnes de sa suite. Riant comme un maréchal, quand son ami le consul Rayneval va rendre visite à la célèbre sorcière Maria de la Peña, et qu’elle lui annonce qu’il se mariera dans la neige et mourra dans le feu. Si cela se vérifiait, il y aurait un hyménée en Russie et un linceul à Madrid, prophétie qui n’a aucun sens pour Junot, jusqu’à ce qu’éclatent les sarabandes du 2 mai. Maria de la Peña vivait dans le bas quartier de La Estrella49, à Lisbonne. Le comte de Novión50, de la noblesse lusitanienne, arrive à la maison du Maréchal en transe consulaire, pour intercéder en faveur d’un soldat de son armée, un protégé également du prince de Waldek, mais que l’Inquisition a l’intention, à cause d’une orgie bachique, où est intervenue également Maria de la Peña, de les envoyer tous les deux à la potence. L’Allemand s’était enivré, et était allé se divertir aux côtés de Maria de la Peña, pour avaler les délicieuses châtaignes de la sorcière. L’Allemand titanesque leva le bras pour la frapper : “Fisher, retiens-toi, ou par mon ami le diable je jure que tu le regretteras toute ta vie.” L’Allemand herculéen avança pour la frapper, mais il tomba à plat ventre, et à peine un doigt toucha-t-il la vieille femme, il resta sans connaissance, frissonnant chaque fois qu’il voyait le diable invoqué. Fisher, le soldat, parla dans un germain interrompu de syllabes alcoolisées, en déclarant qu’il “avait vu un homme noir lançant des flammes entre lui et la vieille femme”. Toutefois ce ne sont pas juste des sorcières décharnées, mais le marquis d’Alorma lui-même qui déclare qu’il dîne tous les vendredis avec la Vierge Marie, et avec le mystérieux roi Sebastian, une sorte de Hamlet portugais. Pourtant c’est juste à ce moment que l’énergie de la période napoléonienne pénètre dans cette cité ternie par la sorcellerie, les plaisirs et l’ennui de la noblesse. Ce n’est pas une ère imaginaire, cela dure ce que dure une charge de Junot, sous les jumelles de l’Empereur.

Nous allons évoquer les ères imaginaires, que nous avons rencontrées, où se mélangent les métaphores vivantes, les millénaires étrangement unitifs51, immenses réseaux ou bien contrepoints culturels.

La première ère imaginaire est la phylogenèse52. Elle comprend l’étude des tribus mystérieuses des temps les plus éloignés, tels les Édomites, les Scythes et les Chichimèques53. Les Édomites apparaissent subtilement cités dans la Genèse. Le célèbre sonnet de Mallarmé, qui commence : Je t’offre le fruit d’une nuit d’Idumée54, fait allusion à la reproduction durant la période mythologique. L’homme s’endort, c’est-à-dire que le temps s’efface, de sa côte commence à croître, un arbre, de ses branches se détache la nouvelle créature. Dans d’autres interprétations, le phallus croît comme un arbre, tandis que l’homme s’abandonne au sommeil, la nouvelle vie saute de l’arbre. L’étude du totémique phallique. L’étude de toutes les formes anciennes de reproduction. L’homme du Zohar55, comme expression androgyne. La sexologie angélique : l’étude des théologiens hétérodoxes allant du cordonnier Boehme au Suédois Swendenborg56.

Le thanatique57 de la culture égyptienne est la seconde ère imaginaire. L’étude de l’île de Rê58, l’agglomération des morts. Les pyramides comme une pénétration dans le désert, pour que les géants de l’Égypte préhistorique entrent en méditation sur la mort. Dans l’Égypte préhistorique, le roi est une réminiscence de l’époque des géants. Références à la chambre de la reine, dans la pyramide de Khéops, où le vent qui apporte la graine de la fécondation est aussi celui qui apporte la voix des morts. Les caractéristiques essentielles de la culture égyptienne, libérée de l’influence tardive grecque, romaine ou perse, en font l’unique pays au monde offrant dans la préhistoire une plénitude religieuse et expressive.

Dans la troisième ère imaginaire, nous pouvons étudier l’Orphique59 et l’Étrusque. Soulignons l’esprit de réconciliation orphique. Orphée, fils d’Apollon, avec les mêmes qualités, mais plus à la portée des hommes. Sa mort représente l’éloignement des dieux de la demeure des éphémères60. Dans les pays d’exception, la Thrace par exemple, Linos et Amphion61 représentent la beauté naturelle des régions monstrueuses. [Orphée] fut le premier à descendre aux enfers, à vaincre le temps, à se rendre transparent, à préluder au Christ, aux anges. Il fut le premier à montrer une double nature : d’origine divine, son chant s’adresse aux humains. Un de ses hymnes commence : Je ne parle que pour ceux qui sont obligés de m’écouter. Il connaît son destin et l’accomplit, même dans la mort.

Les rois étrusques, principalement Numa Pompilius62, étudiés par Plutarque. La fondation du temple de Vesta63, gardienne du feu. L’obtention du feu pur, venant du soleil, au moyen de vases coniques rectangulaires. La purification est instituée pour que le hoc age64, fais ceci, puisse fonctionner. Le peuple romain a adopté, dit Plutarque, les fables les plus absurdes, et il n’y avait rien de si incroyable, ni rien de si impossible qu’il ne se croit capable de le faire, s’il le voulait. Le potens est né chez les Étrusques, autrement dit, si c’est possible, c’est crédible, c’est vérifiable65.

Miroir de l’identité chez Parménide66. L’être comme émanation de la divinité, préalable au fait d’exister. La phrase d’Aristote, qui a servi de méditation constante à Kant et à l’évêque Berkeley67 : La pierre qui est dans la rivière, est dans ton âme. La tentative tragique des Grecs : savoir que la pierre qui est dans le fleuve n’est pas celle qui est dans l’âme, mais essayer [de le croire], même en sachant que c’est impossible. La fin de la raison comme déesse, le discours de Robespierre sur la déesse de la raison. Solution au problème de l’existence de la représentation : l’alibi dans la mystique orientale. L’étude de la poésie allant de Parménide à P. Valéry, en passant par M. Scève68. L’étude de l’identité transformée en substance. De la substance transformée en moelle de sureau.

Une autre des ères imaginaires les plus significatives est l’étape des rois comme métaphore. La période césarienne, celle mérovingienne. Les rois confesseurs (Édouard le Confesseur, chez les Anglais, et Saint Louis, roi de tous les Français69). Les rois persécutés : Ferdinand III le Saint, Alphonse X le Sage. Sancho IV le Brave, Alphonse XI70. Les Habsbourg : Charles V71, le châtiment que lui infligent les Espagnols à Tordesillas72, le retour de sa garde personnelle, les cent jeunes hommes de la garde flamande, et l’acceptation de devenir Charles Quint, se convertissant en un Espagnol universel.

La décadence des rois comme métaphores, la relation de Philippe IV avec sœur Marie d’ Agreda73.

L’étude des fondations chinoises. La sagesse taoïste. La bibliothèque confucéenne, la bibliothèque comme dragon. La phrase de Confucius74 : “Je n’invente pas, je transmets seulement.” Les formules du Yi King75, les hexagrammes.

Le culte du sang : les druides. Les Aztèques. Le sang comme l’eau et le feu. La peur cruelle. La création dans le palais, sous le dernier empereur aztèque, de l’office des songes néfastes, pour prévenir de l’arrivée des maux.

Les pierres incas. Forteresses de pierre. Les trois chutes de la Lune sur la Terre. Les élévations de la mer, justifiant les constructions primitives incas, sur les hauteurs des pics. Les pierres après le déluge grec. Une allusion aux fables de Deucalion et Pyrrha76. Le déluge biblique. Des références aux géants dans leurs tombeaux de Karnak. La phrase de Nietzsche77 : “Dans chaque pierre il y a une image.”

Les concepts catholiques de grâce, de charité et de résurrection. Par la charité s’établit une ambivalence avec les dieux, plus grand est l’envoi de grâce, plus grand est le retour de la charité. Ici est engendrée la sainteté. Au jour du jugement, quand les hommes nourris d’un vin qui n’enivre pas et d’un miel qui ne rassasie pas, on voit les femmes enceintes passer au fil de l’épée, tandis que se prépare un grand banquet78 à la Sainte Salem79, pour célébrer l’extinction de l’espèce humaine, à ce banquet seules les bêtes de la forêt et la vermine pourront assister. Si la résurrection n’est pas attendue, il n’y a pas de plénitude, puisque les bêtes de la forêt, de par leur innocence, s’imposeront à la créature au péché originel. Saint Paul ne le savait pas, il n’a vu que le Christ, c’est pourquoi il défend les valeurs de la charité et de la résurrection. Par la charité, qui est l’unique élimination de la concupiscence qu’il y ait dans l’homme, il est possible, comme nous l’avons dit, d’égaler la grâce ; par la résurrection, l’homme participe à l’autre royaume de Dieu.

L’ultime ère imaginaire, à laquelle je vais faire allusion à cette occasion, est la possibilité infinie, qui parmi nous est accompagnée par José Martí. Une des meilleures choses de la Révolution cubaine, en réaction contre l’ère de la folie qui fut l’étape de la dissipation, de la fausse richesse, c’est d’avoir ramené l’esprit de la pauvreté rayonnante, du pauvre surabondant pour les dons de l’esprit. Le XIXe siècle, le nôtre, fut créateur dans sa pauvreté. Depuis les modestes lunettes de Varela80 jusqu’à la redingote de prière solennelle de Martí, tous nos hommes essentiels furent des hommes pauvres. Il est certain qu’il y eut des hommes riches au XIXe siècle, qui participèrent au processus d’ascension de la nation. Mais ils ont commencé par brûler leur richesse, par mourir en exil, par donner dans toute l’étendue de leurs campagnes, un son de cloche qui revenait à la pauvreté la plus essentielle, à se perdre dans la forêt, à l’errance, au lointain, à commencer à nouveau dans une forme primitive et dénudée. Se sentir plus pauvre, c’est pénétrer dans l’inconnu, là où la certitude conseillère s’est éteinte, où la découverte d’une lumière ou d’une intuition vacillante se paie avec la mort et la désolation première. Être plus pauvre, c’est être davantage entouré par le miracle, c’est préciser l’animisme de chaque forme ; c’est l’attente, jusqu’à ce qu’elle se fasse créatrice, de la distance entre les choses. Les immenses lenteurs de l’extension, qui se fait créatrice par la loi de l’arbre, sont surprises par le style de la pauvreté, dans une fulguration, où la réalité et l’image sont perpétuellement à la hauteur du regard de l’homme pauvre. Le sort qui est jeté sur les pauvres, vu par celui qui devait le plus voir, gagne d’avance le numéro sacré et gagne la bataille avec la tumultueuse progéniture plutonique81.

La vigile82, l’acuité, la peine du pauvre, le conduisent vers une possibilité infinie. Cette phrase mienne tourne à nouveau, comme le résumé de tout ce qui a été dit : l’impossible en agissant sur le possible engendre un potens83, qui est le possible à l’infini. À présent cette possibilité est acquise, ce potens pour le Cubain. Toute image a maintenant l’altitude et la force de sa possibilité. Tous les possibles passent par la porte des sortilèges. Tous les sortilèges ramassent cette possibilité, comme une énergie qui en un instant est un germe. La terre transfigurée reçoit ce germe et l’enfle à l’extrême de ses possibilités. À présent nos paysans sont heureux, étant au plus profond de la mélodie de notre destin.

La Révolution cubaine signifie que toutes les conjurations négatives ont été décapitées. L’anneau84 tombé dans l’étang, comme dans les antiques mythologies, a été retrouvé. Nous commençons à vivre nos sortilèges et le royaume de l’image s’entrouvre dans un temps absolu. Quand le peuple était habité par une image vivante, l’État a atteint sa forme. L’homme qui meurt dans l’image gagne la surabondance de la résurrection. Martí, comme Hernando de Soto le possédé, a été enterré et exhumé, jusqu’à ce qu’il ait gagné sa paix85. Le style de la pauvreté, les possibilités inouïes de la pauvreté sont revenues accomplir, parmi nous, une plénitude officiante.

L’ange de la Jiribilla86 est invoqué.

L’ange qui est nôtre apparaît maintenant, à l’appel de l’invocation finale de l’ange de la Jiribilla. Égal, pour le moins, à l’ange de la Bétique87 ; supérieur à la lutte entre l’ange et le lutin, dans laquelle il est mouillé par la brume et ses ailes intermédiaires aspergées par l’esprit de l’errance.

Notre ange de la Jiribilla, comme la topaze de décembre, le vert de la feuille dans son aurore bruineuse, le gris chaud du souffle du bœuf, le bleu de la maison de Pinar del Río88, parfumée par la colonne des feuilles de tabac.

L’ange de la Jiribilla, dans l’étonnement, dans la perplexité suave. Pas l’étonnement joufflu d’Éole. Pas la perplexité chez la cariatide devant la goyave aromale89 et les reflets sur la face martelée du plateau d’argent. L’étonnement qui parcourt le cercle du lampyre90 pour exorciser minuit. La perplexité qui arque la queue du coq, pour ne pas se confondre dans le matin aveuglant. La perplexité qui se trouve dans la plume verte de la queue du coq.

Jiribilla du paroxysme, de la profondeur de la frénésie face à la mort. Jiribilla qui assiste à la mort et l’oblige à aiguiser la lame du barbier classique. Qui raconte des histoires à la mort, qui arrache des gousses d’ails pour son enlèvement sur un cheval agile. L’enlèvement de la mort sur un petit cheval au son d’un tambour qui pleure, qui tourne en sens contraire des aiguilles d’une montre.

La légèreté, les flammes, ange de la Jiribilla. À l’heure actuelle, nous montrons la plus grande quantité de lumière qu’un peuple puisse montrer sur la Terre. Une lumière qui porte en elle-même son vitrail et son crible. Une lumière qui trouve toujours son œil-de-bœuf, pour se décomposer dans la puissance silencieuse du ressac lunaire.

Jiribilla, petit diable de l’ubiquité. La simultanéité dans les saisons, qui unissent l’or et le gris, comme deux bras. Comme deux bras qui soulèvent la liberté dans l’espace mesuré entre les carrés de couleur et dans le temps du songe. Jiribilla immobile, celle de la tortue qui est nôtre, qui quand elle se met en colère arrache le jarret du taureau. Notre tortue si vénérable comme Pei Hi surnomme la tortue, dans le Pavillon de l’harmonie suprême, au palais impérial de Pékin, dont le visage esquisse un geste menaçant et terrible, malgré son aspiration à la longévité. La leçon que nous apprenons de la lumière hellénique, quand la tortue arrive en même temps qu’Achille, celui aux pieds légers91. Mais il faut avoir les pieds aussi rapides que la lumière.

Jiribilla, au petit museau sympathique. Une sympathie à la racine stoïque. Fabuleuse résistance de la famille cubaine. Arche de notre résistance dans le temps, ceinte par la lumière du colibri, qui s’élève et descend, à la mesure de l’homme, comme un temple, avec la lumière orchestrée par Amphion, de la lignée d’Orphée.

Le sel de la salamandre, perçant le feu, inépuisable, chute dans la mer dans la baie des glaces. Ange de la Jiribilla, qui change la salamandre en l’iguane du Taïno92, à la langue couleur de flamme, long comme un bras, qui transporte sa braise dans les jarres, où le soleil est gardé pendant la nuit.

Ange de la Jiribilla, prie pour nous. Et souris. Fais que cela arrive. Montre une de tes ailes, lis : Réalise-toi, accomplis-toi, sois antérieur à la mort. Veille sur les cendres qui reviennent. Sois le gardien du potens étrusque, de la possibilité infinie. Répète : L’impossible en agissant sur le possible engendre un possible dans l’infini. Et l’image a créé une causalité, c’est l’aube de l’ère poétique parmi nous. À présent nous pouvons pénétrer, ange de la Jiribilla, dans la sentence des Évangiles : “Nous portons un trésor dans un vase d’argile93.” À présent, nous savons déjà que l’unique certitude est engendrée par ce qui nous dépasse. Et que la tentative icarienne94 de l’impossible est l’unique assurance qui puisse être atteinte, là où tu dois être à présent, ange de la Jiribilla.

Janvier et 196095.

Bibliographie

LEZAMA LIMA J., Las Eras Imaginarias, Madrid, Editorial Fundamentos, 1982.

BRÉHIER E., Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 2017.

GRIMAL P. Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 2022.

EUROPE (revue), José Lezama Lima, n° 979-980 / Novembre-Décembre 2010.

Voir aussi

José Lezama Lima sur la page des Essais Philosophiques Cubains.


Traduction et annotations : Patrick Moulin, mardiphilo.fr, décembre 2023.

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Notes

  1. Allusion vraisemblable au Livre de Jonas dans l’Ancien Testament. Celui-ci fuit la parole de Dieu, qui lui a ordonné d’aller prêcher dans la ville de Ninive pour convertir ses habitants. Il embarque sur un navire qui se trouve pris dans une tempête. L’équipage jette Jonas à la mer, et le calme revient aussitôt. Un grand poisson, assimilé à une baleine, engloutit Jonas, qui reste trois jours et trois nuits dans les entrailles du monstre marin. Il prie Dieu, qui le sauve et lui commande une seconde fois d’aller porter sa parole à Ninive. L’histoire de Jonas est reprise dans le Nouveau Testament comme symbole de la résurrection du Christ (Matthieu 12.38-41). ↩︎
  2. Imagination, texte original fantasia, issu du grec phantasia, image qui s’offre à l’esprit. Pour Platon, l’imagination est un mélange de sensation et d’opinion (Le Sophiste, 264d). ↩︎
  3. L’épithète exprime une caractéristique individualisante, comme celles, invariables, qui, chez Homère, permettent par elles-mêmes d’identifier un personnage (CNRTL). Voir plus loin : Priam le Dardanide, Agamemnon l’Atride, Achille le Pélide, etc. ↩︎
  4. Tirynthe : cité antique de la civilisation mycénienne, située à l’est du Péloponnèse, en Grèce. ↩︎
  5. Mycènes : cité antique préhellénique de l’âge du bronze située sur une colline, dans le Péloponnèse. ↩︎
  6. Holothurie : échinoderme au corps allongé et mou, appelé concombre de mer. ↩︎
  7. Heinrich Schliemann (1822-1890), homme d’affaires allemand et un pionnier dans le domaine de l’archéologie. Il est connu pour être le découvreur de Troie et de Mycènes. Note : son nom s’écrit avec deux “n”, mais Lezama n’en met qu’un. ↩︎
  8. L’Amiral mystérieux, texte original Almirante misterioso : surnom donné à Christophe Colomb par Christophe Brandt (1875-1964), philosophe vénézuélien. Dans son livre El misterioso almirante y su enigmático descubrimiento, il affirme que Colomb n’était pas le vrai nom du navigateur (cf.Enzo David, Carlos Brandt y el misterioso almirante que nos descubrió). ↩︎
  9. Allusion à l’astrologie zodiacale. La sixième maison, celle de la Vierge, est celle des servitudes ; la septième est celle de la Balance et correspond aux alliances. La métaphore unirait ainsi un Colomb contemplant les constellations nocturnes tandis que son navire se dirige vers le mystère d’un nouveau continent encore inconnu. ↩︎
  10. Allusion au paradoxe de Zénon : une flèche lancée est à la fois mobile dans son trajet, et immobile car à chaque instant elle se trouve au repos dans une position déterminée. Or il est impossible qu’elle soit mobile et immobile à la fois. Le paradoxe réside dans le découpage d’une durée en instants séparés, alors que le temps réel est toujours continu et ne peut être scindé qu’artificiellement. ↩︎
  11. José Martí (1853-1895) est le “héros national” pour tous les Cubains. C’est “l’Apôtre” de l’indépendance cubaine : c’est ainsi que les émigrés cubains surnommaient José Martí, déjà de son vivant (Cf. “Fidel Castro est-il Socrate”). ↩︎
  12. Juan Ponce de León (1460-1521) est un explorateur espagnol, un conquistador. Il fut le premier gouverneur de Porto Rico et le découvreur de la Floride. Il doutait de la rationalité des natifs de ce nouveau continent, et soutenait que ces Indiens n’étaient pas des hommes mais des bêtes, incapables de recevoir la foi et de se gouverner par soi-même. ↩︎
  13. Hernando de Soto (1500-1542) est un précurseur, explorateur espagnol et conquistador. Il participe à la découverte du Nicaragua en 1524, et à la conquête du Pérou. Il est connu comme le conquistador des trois Amériques. Il meurt des suites d’une fièvre, sur la rive occidental du fleuve Mississippi, parmi le peuple indigène de Guachoya. Les natifs, le considérant comme immortel, recouvrirent son corps de couvertures lestées avec du sable, puis l’immergèrent dans le fleuve durant la nuit. ↩︎
  14. Éternel retour, texte original eterno renacer : éternel renouveau (substantif). Le verbe renacer signifie renaître. ↩︎
  15. Inca Garcilaso (1539-1616) est un écrivain, historien et militaire, né au Pérou. Il est considéré comme le premier métis américain à avoir su concilier ses deux héritages culturels : inca et espagnol. Il évoque Hernando de Soto dans son ouvrage La Florida del Inca. ↩︎
  16. Isabel de Bobadilla (1505-1546), connue sous le nom d’Inés de Bobadilla est une noble espagnole, épouse de Hernando de Soto. Elle a été gouverneur de Cuba de 1539 à 1544. Une statue la représente au sommet d’une des tours du Castillo de la Real Fuerza, à La Havane. Cette statue est surnommée la Giraldilla, en référence à la Giralda, tour campanile de la cathédrale de Séville. ↩︎
  17. L’ère Meiji est une ère de l’histoire du Japon comprise entre 1868 et 1912. ↩︎
  18. Sous la dénomination d’Académie, Lezama évoque vraisemblablement L’École d’Athènes, tableau de Raphaël situé à l’intérieur du palais du Vatican. La Création d’Adam fait partie des fresques peintes sur la voûte de la chapelle Sixtine. ↩︎
  19. Liu Hai, surnommé “crapaud marin”, est un alchimiste taoïste. La légende le montre tentant de capturer un génie ayant pris la forme d’un crapaud, caché au fond d’un puits ou d’un étang. Le crapaud symbolise la prospérité et est encore représenté de nos jours sous la forme d’une statuette tenant dans la bouche une pièce de monnaie. ↩︎
  20. La croix de saint André, en forme de X, est appelée ainsi en référence à la crucifixion par Néron de cet apôtre du Ier siècle avant J.-C. ↩︎
  21. Niké est une déesse de la mythologie grecque, qui personnifie la victoire. ↩︎
  22. Ménine : jeune personne noble, attachée au service d’un membre d’une famille royale (CNRTL). ↩︎
  23. À Cuba, le jeu de Yaquis, appelé aussi Matatena ou Jackses, est un jeu d’adresse qui consiste à lancer, à attraper et à manipuler de petits objets. Il ressemble au jeu des osselets en Europe. Le nom Yaquis désigne les pièces, et n’a pas de lien avec le peuple indigène vivant au Nord du Mexique. ↩︎
  24. Paysan, texte original guajiro : à Cuba, ce terme désigne les paysans. ↩︎
  25. Le petit sultan. ↩︎
  26. Pistoles isabelines, texte original doblas isabelinas : pièces de monnaie à l’effigie d’Isabel I, reine de Castille de 1474 à 1504. Elle soutient Christophe Colomb, lui permettant ainsi de découvrir l’Amérique. La conquête de ces nouvelles terres conduit à la création de l’Empire espagnol. ↩︎
  27. En anglais dans le texte. ↩︎
  28. Dindon, texte original guajalote : synonyme d’idiot. Le terme guajolote désigne un dindon sauvage de l’Amérique du Nord. ↩︎
  29. Retraite, texte original retirada : le terme retirada désigne aussi l’exil des républicains espagnols après la guerre civile de 1936. ↩︎
  30. Anabase : ascension de l’esprit, s’oppose à la catabase. On retrouve ces termes dans l’Énéide, lorsque Virgile descend aux Enfers retrouver son père Anchise, et surtout dans le mythe d’Orphée, qui tente de sauver Eurydice, mais la perd lors de l’anabase, la remontée depuis les Enfers (cf. “Nous n’aurons pas le temps”). ↩︎
  31. En français dans le texte. ↩︎
  32. Priam est le roi mythique de Troie, d’où son épithète de Dardanide, issu du nom de Dardanos, le bâtisseur de la citadelle de Troie. La guerre fait périr ses enfants, dont Hector, le plus vaillant défenseur du royaume. Hector est tué par Achille, qui emporte son corps dans le camp des Grecs. Priam offre de payer une énorme rançon pour récupérer le corps de son fils. Cet épisode est raconté par José Martí dans le premier numéro de sa revue pour enfants, La Edad de Oro, paru en juillet 1889. Hermès est le messager des dieux, l’interprète de la volonté divine. Achille est l’un des plus grands héros grecs. Il est le fils du roi Pélée, d’où son épithète de Pélide. Sa mère est Thétis, une divinité marine et la plus célèbre des Néréides. ↩︎
  33. Achéens : dans les épopées homériques, le terme désigne l’ensemble des Grecs rassemblés devant Troie, dirigés par les rois Ménélas et Agamemnon. ↩︎
  34. Agamemnon est le roi par excellence, chargé, dans l’Illiade, du commandement suprême de l’armée achéenne (P. Grimal). Son épithète est l’Atride, descendant d’Atrée, roi de Mycènes. ↩︎
  35. Chryséis est la fille du prêtre d’Apollon Chrysès. Elle a été enlevée par les Grecs et donnée à Agamemnon comme part de butin. Briséis est la fille du prêtre Brisès, Après qu’Achille a tué son mari, elle devient son esclave. ↩︎
  36. Patrocle, guerrier grec, est l’ami d’Achille. ↩︎
  37. Aphrodite, déesse de l’amour, est sortie de la mer et portée par les zéphyrs jusqu’à Chypre. ↩︎
  38. Lezama utilise une métaphore pour désigner Athéna, déesse grecque de la guerre, qui assiste les Achéens. Athéna est représentée accompagnée d’une chouette, symbole de la sagesse. Elle est décrite traditionnellement comme la “déesse aux yeux pers”, c’est-à-dire d’une couleur où le bleu domine. ↩︎
  39. Giambattista Vico (1668-1744) est un philosophe et un historien napolitain. Dans son ouvrage Principi di una scienza nuova d’intorno alla communa natura delle razioni, il cherche à démontrer que l’Histoire humaine suit un ordre éternel, et que des idées peuvent naître simultanément chez des peuples inconnus les uns des autres (une sorte d’effet papillon appliqué aux idées humaines). Vico décrit un schème de succession de l’Histoire sur trois périodes types : âge des dieux, âges des héros, âge des hommes (ou de la raison). ↩︎
  40. La recherche du nom et la recherche de la définition. ↩︎
  41. Entre autres travaux, Héraclès (Hercule chez les Romains) tue le lion de Némée et l’hydre de Lerne, un serpent à plusieurs têtes. Le jardin des Hespérides, où se trouvent les Pommes d’Or qu’il doit rapporter, est surveillé par un dragon à cent têtes. Héraclès vient à bout du dragon, et le monstre est ensuite transporté au ciel pour devenir la constellation du Serpent. ↩︎
  42. L’époque mythique chinoise comprend les Trois Augustes : Fuxi, Shennong et Huangdi (l’Empereur Jaune) ; et celle des Cinq Empereurs. A priori, Lezama mentionne les Trois Augustes, dans une traduction différente mais proche phonétiquement. Cette période se serait déroulée antérieurement à 2070 avant J.-C. ↩︎
  43. Alphabet primitif des Grecs, composé de seize lettres. Le terme “cadméen” dérive de Cadmus, nom du fils du roi phénicien Agénor, fondateur de la citadelle de Thèbes après avoir tué le dragon qui gardait la source d’Arès. (CNRTL). ↩︎
  44. Eric à la Hache sanglante (895-954)  est roi de Norvège dans les années 830. Harald à la dent bleue (911-985) est roi du Danemark à partir de 958 (son nom sera utilisé pour désigner la technologie Bluetooth). Sven à la Barbe fourchue (960-1014) est roi du Danemark à partir de 986. Hakon (918-961) est le troisième roi de Norvège. ↩︎
  45. Einar Tambarskjelve (982-1050) est un seigneur norvégien du XIe siècle. Représenté sous les traits d’un archer, il est mentionné dans les récits des sagas de l’an 1000, où il combat aux côtés du roi Olaf Tryggvason. Nous conservons l’orthographe de Lezama telle qu’elle est rédigée dans son texte. ↩︎
  46. Vraisemblablement Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), écrivain anglais du début du XXe siècle. ↩︎
  47. Jean-Andoche Junot (1771-1813) est un général français du Premier Empire. Il est nommé ambassadeur au Portugal en 1805, puis gouverneur général après l’invasion du pays par les armées napoléoniennes. ↩︎
  48. Le Palais Quintela est situé dans le quartier de Misericordia, à Lisbonne. En 1807, Junot en fait sa résidence officielle de gouverneur du Portugal. ↩︎
  49. Le quartier de la Estrela est situé dans le centre historique de Lisbonne, à l’ouest de Misericordia. Lezama utilise l’orthographe espagnole “estrella”, qui signifie étoile. ↩︎
  50. Peut-être s’agit-il de Jean-Victor de Novion (1745-1825), émigré français au service du Portugal, devenu chef de la police de Lisbonne, est à la tête de la délégation envoyée pour recevoir Junot ; celui-ci le nomme général de brigade et commandant de la place de Lisbonne. ↩︎
  51. Unitif : en théologie, ultime étape de la vie ascétique où l’âme est en union mystique avec Dieu dans l’exercice du pur amour. Par extension, ce qui tend à unir (CNRTL). ↩︎
  52. Phylogenèse, texte original filogeneratriz, formé à partir du grec phulon, race, tribu, par extension genre, espèce, sorte ; et genesis, force productrice, cause, principe, origine, source de vie. La phylogenèse consiste à étudier le processus de formation et de développement des espèces vivantes au cours des temps (CNRTL). Lezama l’applique ici aux peuples anciens. ↩︎
  53. Edomites, texte original idumeos : habitants du royaume d’Edom, mentionné notamment dans la Bible (Genèse 36). Scythes, texte original escitas : peuple nomade d’Eurasie. Chichimèques, texte original chichimecas : peuple semi-nomade du Mexique. ↩︎
  54. Stéphane Mallarmé, Don du Poème. ↩︎
  55. Le Zohar  ou Livre de la Splendeur, est l’œuvre maîtresse de la Kabbale, rédigé en araméen. Dans le Zohar, l’Homme d’en haut, l’Adam céleste, crée l’Adam terrestre. ↩︎
  56. Jacob Boehme (1575-1624), surnommé le Philosophicus Teutonicus, est un théosophe allemand de la Renaissance, cordonnier de son état. Emmanuel Swedenborg (1688-1772) est un philosophe suédois du XVIIIe siècle. ↩︎
  57. Thanatique, texte original tanático : néologisme formé à partir du grec thanatos, la mort, et du suffixe ikos, relatif à, qui est propre à. ↩︎
  58. Dans l’Egypte ancienne, est la divinité suprême, le dieu du soleil. A bord de sa barque sacrée, il voyage le jour à travers le ciel et la nuit au travers des mondes souterrains. Après son décès, la barque de Rê conduit le pharaon  au royaume des morts. ↩︎
  59. Orphée est le Chanteur par excellence, le musicien et le poète (Grimal). Lezama le dit fils d’Apollon, mais son père est Oeagre, un dieu-fleuve. Le mythe le plus célèbre est celui de sa descente aux Enfers pour tenter en vain de libérer Eurydice. Il participe également à l’expédition des Argonautes, où son chant va protéger ses compagnons des charmes des Sirènes. L’Orphisme couvre le mythe d’Orphée, mais aussi une philosophie des origines du monde et de l’homme, vouant un culte à Apollon (d’où la parenté évoquée par Lezama). ↩︎
  60. La qualification d’éphémères correspond aux êtres humains mortels. Dans son Prométhée enchaîné, Eschyle les appelle des êtres d’un jour, traduction littérale du mot grec ephêmerios. Sur la notion d’éphémère, voir “Nous n’aurons pas le temps – Consolation de l’Éphémère”. ↩︎
  61. Linos est un musicien et chanteur, qui fut tué par Apollon pour avoir voulu rivaliser avec lui dans l’art de chanter. Amphion est le fils de Zeus et d’Antiope, fille du dieu-fleuve Asopos. Il est poète et musicien et fut également tué par Apollon. ↩︎
  62. Numa Pompilius (753-673 av. J.-C.) est le deuxième roi légendaire de Rome. ↩︎
  63. Vesta est la déesse du foyer, de la maison et de la famille dans la religion romaine. ↩︎
  64. “Lorsque le consul prend les augures ou fait un sacrifice, on crie à haute voix : Hoc age, c’est-à-dire : Fais ceci ; invitation, pour les assistants, à se recueillir et à être attentifs.” Plutarque, Numa, 160. ↩︎
  65. Benito Pelegrín, Professeur émérite des universités, décrit ainsi la causalité récusée dans le système poétique de Lezama : « À ce refus de la causalité, Lezama adjoint un “chemin” […] qui va toujours au-delà de la finalité, qui dépasse tout déterminisme. L’incroyable y est le critère du croyable et l’impossible est la mesure du certain. Exemple, la formule, le fameux syllogisme prêté à Tertullien : “Le fils de Dieu est mort, c’est vrai parce qu’incroyable, il a ressuscité, c’est certain parce qu’impossible.” » B. Pelegrín, Mythes et limites d’un système poétique, Revue Europe, p. 146. ↩︎
  66. Cf. Note contemplative, Parménide, Le Poème. ↩︎
  67. George Berkeley (1685-1753), philosophe empiriste et évêque anglican irlandais (cf. Note contemplative, Berkeley, Principes de la connaissance humaine). ↩︎
  68. Paul Valéry (1871-1945) et Maurice Scève (1501-1564) sont deux poètes français. ↩︎
  69. Édouard le Confesseur, né entre 1003 et 1005, mort le 5 janvier 1066, est roi d’Angleterre de 1042 à sa mort. Louis IX ou saint Louis (1214-1270) règne pendant plus de 43 ans, de 1226 jusqu’à sa mort. Considéré comme un saint de son vivant, il est canonisé par l’Église catholique en 1297. ↩︎
  70. Ferdinand III, ou saint Ferdinand de Castille (1199-1252) est roi de Castille et de Tolède de 1217 à 1252, et roi de León et de Galice de 1230 à 1252. Alphonse X ou Alphonse le Sage (1221-1284) est roi de Castille et León de 1252 jusqu’à sa mort et, élu roi des Romains, également antiroi de Germanie de 1257 à 1273. Sanche IV de Castille dit Sanche le Brave (1258-1295) devient roi de Castille et de León en 1284. Alphonse XI ou Alphonse le Justicier (1311-1350) est roi de Castille et de León de 1312 à sa mort. ↩︎
  71. Charles de Habsbourg ou Charles Quint (1500-1558) hérite des possessions de la maison de Habsbourg (royaume de Hongrie, royaume de Bohême, archiduché d’Autriche, etc.) ainsi que des dix-sept provinces des Pays-Bas et de la Franche-Comté, des royaumes de Castille et d’Aragon et de l’empire colonial espagnol, ainsi que du royaume de Naples. C’est le monarque européen le plus puissant de la première moitié du XVIe siècle. ↩︎
  72. Le traité de Tordesillas est conclu le 7 juin 1494 entre l’Espagne et le Portugal. Ce traité divise le monde, dans le cadre du processus des grandes découvertes. Il est conclu à la suite du premier voyage de Christophe Colomb (1492-1493), qui lui a permis de découvrir plusieurs îles des Bahamas et de la mer des Caraïbes, notamment Cuba et Hispaniola, considérées alors comme des dépendances inconnues des “Indes”. ↩︎
  73. Philippe IV (1605-1665), dit le Grand ou le “roi-Planète”, est roi des Espagnes et des Indes après la mort de son père Philippe III d’Espagne, du 31 mars 1621 à sa mort. Marie d’Agreda (1602-1665), en religion sœur Marie de Jésus de Agreda, est une religieuse et une mystique espagnole. Sa relation avec Philippe IV est épistolaire : 614 lettres, publiées en deux volumes. On les a étudiées sous les aspects historique, politique et spirituel comme témoins du Siècle d’or espagnol. ↩︎
  74. Confucius, Entretiens avec ses disciples, VII.1 : “Je transmets mais ne crée point, car j’aime les anciens et crois en eux.” (Cf. Note contemplative.) ↩︎
  75. Le Yi King ou Livre des Transformations est un traité de divination de la Chine ancienne. Il repose sur 8 trigrammes et 64 hexagrammes, constitués respectivement de 3 et 6 lignes brisées ou continues. Chacune de ses formes donne lieu à un commentaire bref qui laisse la place à de nombreuses interprétations. ↩︎
  76. Dans la mythologie grecque, Deucalion, fils du Titan Prométhée, est le seul survivant, avec sa cousine et femme Pyrrha, du Déluge décidé par Zeus. ↩︎
  77. Lezama interprète sans doute cet extrait du Zarathoustra : “Hélas ! ô humains, c’est dans la pierre que dort l’image que je cherche, celle qui est pour moi l’image entre toutes les images.” Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, “Aux îles fortunées”. ↩︎
  78. La métaphore du banquet s’inspire vraisemblablement des noces de l’Agneau évoquées au chapitre 19 de l’Apocalypse : “Alors je vis un ange debout dans le soleil. Il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient au zénith : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, pour manger la chair des rois, la chair des chefs, la chair des puissants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous les hommes libres et esclaves, petits et grands.” (Apocalypse, 19.17-18.) ↩︎
  79. Salem était le nom de Jérusalem aux temps d’Abraham et du roi-prêtre Melchisédech (Genèse 14.18), avant d’être Jébus, la ville des Jébuséens (Josué 15.8). Après sa prise par le roi David, elle fut nommée Jérusalem, probablement pour renouer le lien avec l’ancienne Salem et le culte de Melchisédech auquel Abraham s’était associé. ↩︎
  80. Félix Varela y Morales (1788-1853) est une des figures majeures de la philosophie cubaine, avec José Agustín Caballero et José de la Luz. Prêtre, il enseigne le latin, la rhétorique, la philosophie et le droit constitutionnel au Seminario de San Carlos, institution universitaire située à La Havane. Il est partisan de l’indépendance de l’Amérique latine, alors colonisée majoritairement par la couronne espagnole, et milite pour l’abolition de l’esclavage. Opposé à la monarchie, il est officiellement le premier à évoquer la notion de patrie pour Cuba, et celle plus générale de patriotisme (cf. “Fidel Castro est-il Socrate ?”). ↩︎
  81. Le plutonisme, dans l’univers baroque de Lezama, est “le feu originaire qui rompt les fragments et les unifie” (J. Lezama Lima, L’expression américaine). ↩︎
  82. Vigile, texte original vigilia : État de quelqu’un qui est éveillé ou éveillé (RAE). En français, une vigile est l’action de veiller, de monter la garde, le fait de ne pas dormir pendant la nuit, temps pris sur le sommeil (CNRTL). ↩︎
  83. Latin potens : qui peut, puissant, influent. ↩︎
  84. Parmi les nombreux mythes, citons celui de l’anneau de Gygès, évoqué par Platon dans le deuxième livre de La République. ↩︎
  85. Après avoir été enterré par les Espagnols durant la guerre d’indépendance de Cuba, le corps de José Martí a été exhumé, et il repose désormais dans un mausolée, au cimetière de Santa Ifigenia, à Santiago de Cuba. ↩︎
  86. À Cuba, le terme jiribilla désigne un enfant, assez agité. Selon José Lezama Lima, l’ange de La Jiribilla, irrévérencieux et avare de plaisanteries, est le seul ange possible pour les Cubains. L’ange titulaire des Cubains, “l’Ange de la Jiribilla”, encourage à avancer avec joie et désir de vivre lorsque les choses tournent “couleur fourmi”, que ce soit dans la vie personnelle ou sociale, à Cuba ou partout où le hasard et les circonstances ont placé un Cubain (Ecured). ↩︎
  87. La Bétique est une province de l’empire romain, située en Espagne et correspondant à peu près à l’Andalousie actuelle. ↩︎
  88. Pinar del Río est une commune située dans la province cubaine du même nom, dans la partie la plus occidentale de Cuba. ↩︎
  89. Aromale, texte original aromosa : qui est plein d’arômes, ou qui provient d’arômes (CNRTL). ↩︎
  90. Lampyre, texte original  cocuyo : Insecte coléoptère d’Amérique tropicale, qui émet une lumière bleuâtre assez vive la nuit. Équivalent du lampyre ou ver luisant. ↩︎
  91. Allusion au paradoxe d’Achille et de la tortue, formulé par Zénon d’Élée (cf. “De Spinoza à Sartre”, p. 246). ↩︎
  92. Les Taïnos sont un peuple amérindien autochtone originaire du nord de l’Amérique du Sud, plus précisément de l’embouchure du fleuve Orénoque, dans l’actuel Venezuela, et de Guyane. Ils furent les premiers colons de Cuba à l’époque précolombienne, arrivant vers l’an 800 avant notre ère.  Le terme Taíno signifie bon ou noble (Ecured). ↩︎
  93. Deuxième Épître aux Corinthiens, 4.7 : “Mais ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous.” ↩︎
  94. Icare est le fils de Dédale, l’architecte du labyrinthe où est gardé le Minotaure. Après que Thésée ait tué le monstre, le roi Minos enferme le père et le fils dans le labyrinthe. Dédale et Icare réussissent à s’échapper en fabriquant des ailes, fixées à leurs épaules par de la cire. Contre l’avis de son père, l’orgueilleux Icare monte dans les airs, si près du soleil que la cire fond, le précipitant dans la mer ↩︎
  95. José Lezama Lima a pour particularité de dater ses textes en indiquant le mois, puis l’année, les deux étant joints par la conjonction de coordination « et » (« y » en espagnol). ↩︎

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