José Lezama Lima, Cortázar y el comienzo de la otra novela [Cortázar et le commencement de l’autre roman]

Essais Philosophiques Cubains (José Lezama Lima)

Cortázar1 y el comienzo de la otra novela [Cortázar et le commencement de l’autre roman]

[Préface de l’édition cubaine de Rayuela2 (Marelle) de 1968.]

Depuis le temps des imbroglios et des labyrinthes gracianiens3, il y avait une grotesque et irréparable scission entre ce qui était dit et ce que l’on voulait dire, entre le souffle communiqué au mot et sa configuration dans la visibilité. L’Icare verbal terminait dans les perplexités de cire. Cela engendrait alors d’exquises et épouvantables erreurs dans le maniérisme4, une parole à deux coupes et un signifié à deux lumières5. C’étaient des manières de se divertir, de parcourir le labyrinthe végétal, de passer la roulette d’Hermès par-devant les maisons aux visages grotesques de monstres, de géants étrusques ou avec la trompe d’éléphant s’enroulant autour d’un centurion. Un Argentin en Europe, dans la même unité temporelle, révisa les labyrinthes de ses jeux d’enfant, et un Portègne6 mit en musique les labyrinthes de Bomarzo7, dans l’Italie baroque du XVIIe siècle. Dans l’histoire des labyrinthes, Marelle et Bomarzo se valent ; tous deux se nourrissent de l’inépuisable paideuma8 infantile.

Dans le labyrinthe, une anthropophanie9 infinie et imparable se présente. Destin proposé par les dieux, par la fatalité, en l’assumant l’homme devient leur égal. C’est l’anneau et c’est le centre, la demeure de l’arbre et l’enceinte sacrée minoenne10. Les glissements du poulpe minoen assurent l’irradiation du centre labyrinthique. Les triangles se libèrent de leur triangularité et commencent à vibrer. Des problèmes de triangles rectangles qui sont résolus lors de la pose des filets des pêcheurs méditerranéens. On sait que dans la lutte contre le poulpe, il faut lui couper la tête, tout comme on sait que le taureau avance depuis le centre du labyrinthe. L’omphalos11 ou centre ombilical se transforme en demeure des dieux, soit comme irradiation germinative, soit comme centre du labyrinthe. Le losange qui tourne dans la nuit mugit comme un taureau. Il se cache, mais il se rassemble. Dans le labyrinthe, tout signe se transforme en mot, en verbe formaliste. C’est un espace idéal, qui ne dépend ni d’une addition ni d’une croissance, ni non plus d’une reconnaissance spatiale ou d’un arrêt temporel. Ce sera toujours un point de coïncidence entre l’Orient et l’Occident. Ophir12 ou la Samos13 éloignée, Orplid14 ou la Incunnábula15. Ce doit être aussi un espace hyalin16, toutes nos vertèbres s’appuient sur le point volant qui parcourt tout le labyrinthe, qui l’ouvre et le ferme. C’est un défi de l’obscur, mais nous y pénétrons à travers les progressions instantanées de la lumière. Les maîtres orientaux trouvent cette unité essentielle exprimée dans la phrase graphique, en un instant elle a parcouru toutes les demeures.

Marelle peut être le craquement de la distance dans le point absent, la similitude et l’indistinction face à l’événement, mais elle préfère danser en tournant sur le tambour qui roule comme les aiguilles de l’horloge. Se passer les mains sur les yeux, ou les yeux sur les mains, pour indiquer le semi-éblouissement. Des portillons infinis, des craquements successifs, comme l’ordonnancement sablonneux de la peau du zèbre. Ses cercles, ses variantes et ses rencontres de pages, surgissent de ces infinies défenses siciliennes, donnant son relief intransférable aux figures qui finissent par coïncider, puis se parler, puis se souffler. Cortázar montre à sa manière ces portillons où convergent les orientalismes, les farces mégariques17, les éléatismes18 : vide originel, premier vide, second vide, le vaste vide, le vide très étendu, le vide sec, le vide généreux, le vide délicieux, le vide lié, la nuit, la nuit suspendue, la nuit fluente, la nuit gémissante, la fille du sommeil intranquille, l’aube, le jour permanent, le jour brillant et enfin l’espace. Les possibilités dans l’infini et la combinatoire finie. Non seulement les altérations et les sauts de page, mais des moments entiers interchangeables, par exemple, la mort de Rocamadour19 avec une gamme tigrée de variantes, tantôt avec une nuit étendue, au vide généreux, et ensuite l’espace fixateur, comme la distance intercale l’arbre. Comme un amphithéâtre couvert par des couches de sable. Après avoir soufflé, les deux interlocuteurs apparaissent en se pinçant et en se faisant des croche-pieds.

Partout, la longue marche de ce qui s’est déjà produit et de ce qui va se configurer, cheminant vers un présent qu’offre le café, la chambre d’une nuit, le portail dans la nuit pluvieuse, où s’arrêtent ceux qui veulent qu’on leur jette le gant. Une armée de fourmis qui a polarisé le temps et monte à l’assaut total de la maison de la ferme. Précisons les bruits de notre horloge et donnons-leur un tempo. Nous leur avons accordé un rythme pour qu’ils soient momentanément visibles. Nous les distribuons, quand ils marchent dans leur totalité, avec d’immenses chaussures, ils nous détruisent.

Cortázar nous fait percevoir comment deux personnages, sans se connaître, peuvent être le contrepoint d’un roman. Puis ils se rencontrent et refusent de faire partie du roman. Ce qui est antérieur à leur rencontre, ce que nous ignorons toujours, forme la démonstration des vrais romans. Leur méconnaissance antérieure entretient la vivacité de ces rencontres à Paris ou dans les cliniques de Montevideo. Cela donne du naturel à leurs invocations à la Fata Morgana20, mais on s’aperçoit tout de suite que la Maga21 n’est pas Nadja22. La Maga est portée par un fil somnambulique de prophétie ; dans les domaines de l’invisible, elle est un chien qui suit son maître. La Maga est née d’un antérieur inconnu, elle ne peut être portée car elle va seule vers la mort. Personne ne peut l’aider à mourir.

Marelle a su détruire un espace pour construire un espace, décapiter le temps pour que le temps ressorte avec une autre tête. C’est un roman très américain qui ne dépend pas d’un espace-temps américain. Paris ou Montevideo, l’heure de la sortie du concert ou l’heure de l’aube, tournent, roulent et assurent le concours égal du hasard. Un espace américain qui ne dépend pas d’un emplacement croisé de pieux sur notre continent évapore la terre. À travers le stellaire descend une quantité qui est le temporel, l’océan final où tout concourt à un rendez-vous.

Ceci est la preuve que j’appelle de Bajazet23. Quand le génie de Racine, absolument français, situe ses personnages à Constantinople et à l’époque de Soliman. Tout suit inaltérablement le français du Grand Siècle. De la même manière, un courant très puissant s’éveille dans les romans, lorsque dans un lieu marqué par deux lignes croisées, entrent des Yougoslaves, des Chinois et des Uruguayens, mais polarisés par La Maga et Oliverio24, ce qui entraîne une lucidité et une somnolence totalement argentines. Cela a quelque chose de la Perse du XVIIIe siècle, ou du Bagdad d’Harum Al Rachid25, c’est depuis longtemps une libération de l’ici, mais les hommes vont et viennent, on meurt à l’aube, il y a la faim. Soutenue par le jazz, croissant comme un arbre, la nuit chaque maison a son espace et son temps, les sœurs qui l’habitent sont métamorphosées en chiennes.

À cette preuve de Bajazet, Cortázar en ajoute une autre : la galerie éléatique. Elle rend visible des situations historiques de concurrence ou de tangences. La mémoire se peuple de galeries inexistantes. C’est le chapeau d’Arnolfini26 sur l’étagère ou sur le lit matrimonial. Les blottissements nocturnes dans La Cuisine, de Vélasquez27, arrivent de la Région des neiges perpétuelles. Des personnages qui descendent du tableau et prennent l’ascenseur. Comme ce qui est sculpture se précipite dans la vie et comme celle-ci se blottit telle une bête au dos interminable pour la caresse.

À côté de la galerie aporétique28, la librairie delphique rêvée par Gracián. Chaque livre est inexplicable, indispensable. Jules Verne à côté de Roussel29. Tout ce qui est pensé peut être imaginé. Toute imago30 laisse une trace. Faire de trois non pas un quatrième son, mais une étoile31, disait un abbé qui avait son cabinet d’alchimie à côté de sa cellule de pénitent. Trouver les textes nécessaires comme l’unique aliment terrestre que nous pouvons digérer, que chacun a besoin de transformer pour croître. Toutes ces lectures semblables à la rencontre avec la prostituée d’Avignon nommée Jean Blanc32 (1477-1514) sont, comme l’évoque Cortázar dans ce mélange du divertissant et du terrible qui est l’une de ses constantes les plus répétées des expériences détachées d’un tableau de Masaccio33.

Il a comparé ces rencontres au coup de fouet d’un triple carambolage34 – et de fait Cannefax35, lorsqu’il était champion du monde en trois bandes, a démontré combien de fois la sphère d’ivoire propulsée par la queue de billard, se moque des lois du mouvement, la sphère avance d’abord avec deux bandes, puis recule, unissant le mouvement progressif de rotation et la régression de translation – ou au mouvement du fou, délogeant la diagonale de force, centrant la tension de l’échiquier. Ce qui précipite une sortie, comme la prétendue conscience vertébrale des poissons et des oiseaux, tous vers un point ou se déplaçant en escouade. Résidus de l’ancienne parabole du faucon36, une obscurité environnante et un point au lointain qu’il faut picorer. La lumière qui s’entrouvre dans un éclat et la parabole animiste qui réalise le parallélisme obscurité corps et intuition éclair des fauconniers.

Le parallélisme se réalise pleinement dans le labyrinthe. “La mère racontait que Delia jouait avec les araignées quand elle était petite”, raconte Cortázar dans son conte “Circé37”, précurseure de la Maga. Il semble toujours situer les degrés entre deux mondes qui ne sont pas catégoriaux, comme création et critique, technique et poésie, mais les plus opposés viennent s’apparier. “Et les papillons venaient dans ses cheveux”, dit-il dans le même conte. C’est le degré possible, le nexus38, celui qui établit le labyrinthe. La fulguration de ce nexus a non seulement réalisé l’appariement, mais aussi une autre nouvelle possibilité. Le labyrinthe semble nous attendre, c’est l’autre monde qui se réalise entre une activité, jouer avec les araignées, et quelque chose qui vient vers nous, comme les papillons qui viennent se reposer dans ses cheveux, par rapport auquel nous sommes comme le songe, comme l’évaporation des végétaux. Nous réalisons un acte sur un point, mais cela engendre en nous un autre acte pointé vers nous. Nous découvrons et nous sommes découverts. Un chauve qui brille et une brillance sur le chauve, au fil de longs couloirs et nous nous sentons progressivement intranquilles. Williams, l’assassin dans l’œuvre de De Quincey39, piégé, décida de se suicider et fut enterré au centre d’un quadrivium40, où convergeaient quatre chemins. Ainsi, son labyrinthe obtient son centre dans la mort.

Ce labyrinthe interroge à partir des degrés tracés entre créer et penser. “Seul Dieu peut créer, nous dit une inquiétante affirmation cartésienne, l’homme ne peut que penser, mais tout ce que Dieu a créé, l’homme peut le penser41.” Le démiurge voit le labyrinthe depuis la création, l’homme le voit depuis la pensée. Autrement dit, l’homme peut faire coïncider la bête, la mort, à travers les couloirs crétois traversés. Une pelote de ficelle sur une balustrade méditerranéenne équivaut à un escargot de Cadix. L’imago prend la ficelle comme colonne vertébrale et commence à lancer du massepain chinois à travers la boîte aux lettres claviculaire.

Lorsque Cortázar recourt au labyrinthe numéral, il met en parallèle l’extension de ce qui est lié à la pensée possédée par une égale fureur. D’où son affirmation nostalgique selon laquelle c’est Oliveira et non Morelli qui devait écrire. Mais son labyrinthe n’est pas un divertissement du dimanche matin ou d’une file nocturne. C’est, en premier lieu, une échelle de Jacob42, un courant onirique dense entre le tellurique et le stellaire ; ensuite, c’est une dictée du logos okulos43, le mobile dans la distance et ce qui se voit de façon critique sur ce parcours. Une distance entre ciel et terre, parcourue et caressée par le symbolisme de la progression numérale, comme une arborescence infinie dérivée de la marelle infantile, dont les labyrinthes nous renvoient avec nostalgie l’imposante Marelle de sa maturité.

Ce labyrinthe se laisse parcourir au travers d’un idiome ancestral, où sont les balbutiements du chef de tribu, et d’un espéranto, une langue universelle de clés et de racines, qui se réduit de prime abord par une décantation analytique. Dans l’idiome ancestral il y a une interposition, l’accumulation du verbal immédiat, derrière les paroles de communication, d’autres se cachent ou s’entrouvrent qui pèsent autant que leur autre manifestation externe. Battements de cœur séquestrés, contractions, crépitements, qui respirent secrètement derrière une masse verbale étendue et visible. L’autre langue, un espéranto universel, cette salade philologique de feu Joyce44, qui place derrière le verbal immédiat un décor infini, un concentrisme45 dilaté qui procède par irradiations dilatées. L’idiome ancestral tend à solenniser l’expression, à la raidir avec du plâtre ou du carton à l’ancienne. L’autre langage, la petite salade, tend à ironiser, à présenter des dérivés méconnaissables et successifs comme les tubes d’une lunette. Entre les deux langues se tient un labyrinthe où les emphases et les éclats de rire, les jurons et les poignées de main s’entrelacent en noyaux et dans l’infinité des plis sablonneux. Cortázar, avec une impulsion démoniaque extraordinairement riche, régit ces conversations dérivées des deux langues, entre le chef de la tribu et l’amiral naufragé. Un idiome trace son labyrinthe sur l’autre, celui du transport ancestral et celui de l’examen analytique, semblant citer la phrase de Malcolm Lowry46, qui plaît tant à Cortázar : “Comment l’assassiné convaincra-t-il son assassin qu’il ne va pas lui apparaître47 ?”

À la recherche de ces tangentes entre deux niveaux ou densités, Cortázar passe du labyrinthe crétois ou des concepts, en quête d’une sortie et d’un omphalos (un centre), au mandala48 ou sortie trouvée par la projection de l’imago, une forme orientale de réussir que l’image ou le double gravite, qu’elle acquiert une splendeur ou se libère totalement du corps qui l’évapore invisiblement. “De son côté, dit Cortázar, les marelles, comme presque tous les jeux d’enfants, sont des cérémonies qui ont une origine lointaine, mystique et religieuse. Maintenant, elles sont désacralisées, bien sûr, mais elles conservent au fond quelque chose de leur ancienne valeur sacrée.” Ce qui autrefois était sacré est lié à cet idiome ancestral, chez Cortázar tout semble partir de ce point, ou revenir à ce point après un long périple. Son eironeia49, sa moquerie déréglée ou son grotesque, peuvent désacraliser n’importe quelle situation ou dialogue, mais il reste toujours comme un battement de cœur dans la distance délimitée par la vision. Il y aura toujours à choisir entre la mort, le cirque et l’asile, et le roman de Cortázar est comme une arche où ces trois mots forment des anneaux et libèrent leurs métamorphoses. La Maga est transfigurée dans la mort de son fils puis elle disparaît elle-même dans la mort. Les deux clochards50 derrière les bastions picorent leur plumage amoureux, et dans la contemplation l’effet est circassien51. L’aliénation agit en partie comme une anorexie, comme une forme de reconnaissance libérée de la ratio52, comme si le non-connecté ou la nexitude53 au hasard projetait plus de lumière que les chaînes causales.

Dans l’enfance, la balançoire communique l’irréalité, le détachement, la lévitation, mais quand Hegel54 la conseille aussi aux aliénés d’âge mûr, il situe sa gravitation dans le contraste, la réalité, ici on acquiert le vertige et sa représentation fixe s’effondre. Rechercher le pendule compensatoire. Acceptation de l’irréalité pour la transformer en réalité, dans un parallélisme de contraction et de dilatation accepté comme rythme dans le taoïsme. Hegel cite le cas curatif de l’aliénation chez un patient qui se croyait mort. On mettait à ses côtés quelqu’un qui, depuis la raison, était prêt à jouer avec la mort. Sa mortalité, dans son artifice de raisonnement, s’est produite il y a longtemps, mais il invite l’aliéné irréel et récemment décédé, à converser, à se promener, à manger. Et ainsi cette irréalité immobilisée devient parallèle à l’autre réalité déguisée, ainsi le présumé mort aliéné commence à converser, à se promener, à manger. Il sent comment la vie s’écoule par-dessus sa mort et en vient à se détacher du linceul de la réalité aliénée, de nouveau la vieille fable des grains de maïs poussant dans l’enceinte des crânes.

Le labyrinthe est un projet du difficile et du réfractaire ; pour le baroque55, peigner doit être pris dans l’acception de délabyrinther. Le tracé du labyrinthe est une rébellion contre l’itinéraire facile ou le langage ennuyeux. Il faut vaincre la bête, la mort, la sortie par anticipation. C’est un symbole que l’homme doit attaquer avec toute sa ratio et tout son pathos56, avec la raison aiguisée et violentissime, avec une passion de feu réparti, comme la qualité du vin justifiée par sa répartition musculaire équitable, le frisson avec des yeux de lynx.

Il y a dans le labyrinthe une forme de défense, une trêve profitable de l’attente. Un exercice de combat à l’intérieur du combat. Plutarque raconte, dans le Thésée57, qu’à la sortie du labyrinthe commençaient les danses, avec des unions et des désunions, comme si dans leur secret se trouvait non seulement le centre, mais la force expansive ou centrifuge, “enlevant le bois fatigué et entremêlant le bois neuf.”

Au milieu de ces labyrinthes, Cortázar nous a accordé le fil du Tour du jour en quatre-vingts mondes58. Il y a là des “Nuits dans les ministères de l’Europe”, qui pointent leurs pas dans la rue traversant toute la ville. Première surprise : une connaissance nocturne des ministères, autrement dit, le retour du drap. Inutilisé dans le remue-ménage du jour, le ministère disparaît, il s’efface, mais la nuit il couvre sa “bouche d’ombre, son entrée des enfers”. Il vient retrouver la plus grande efficacité des choses, le meilleur sourire de la clé, la plus grande résistance de l’ombre dialoguant avec le miroir, le triple saut des colonnes pour transformer les plafonds en mailles concaves.

“Tout revient à un promenoir, à un couloir”, une sortie momentanée de cette agitation nocturne. Langage des ascenseurs, des escaliers roulants, que Cortázar poursuit et interprète, se situant dans cette zone d’intersections, où le bas et le haut, l’ascendant et le descendant, le concave et le convexe forment une partie de la même sphère, attentif seulement à un continuum, à une chansonnette qui est la chaîne des choses qui totalement nous ignorent.

L’entrée par ce qu’on appelait autrefois dans les églises la porte des chats, où le gardien, sans à peine nous regarder, d’où nous connaît-il ? nous laisse passer. Là, Cortázar trouve un fichier en blanc et dit au revoir en dessinant des labyrinthes. Ces pages magnifiques, écrites avec une peur simple, éclairent au possible ses retours au jour et la saveur anticipée de la mort.

En sortant de ce couloir, les visages, le visage, sont comme marqués par des cicatrices ou par une pâleur singulière. Ce visage nous a regardés avec une scandaleuse fixité et la mort est venue. Un visage pour un visage. “Je ne sais pas où est monté l’homme au pardessus et au chapeau noir”, dit Cortázar, mais ce qui est certain c’est qu’il se déplace dans le même omnibus et qu’il est à côté de nous. “À aucun moment il n’a regardé qui que ce soit”, pour quelle raison ? Oui, c’est le regard de l’autre qui naît en nous, dans un flot qui se fixe au niveau de la flèche dans l’arbre. C’est un espace rempli d’une substance invisible et inconnue, Soudain, il devient visible et se donne à connaître. Il continue d’être Lui et le Mal, un esprit imparable, qui peut acquérir un visage, mais continue d’inonder le vide, qui ainsi commence à battre, en croisant le visage avec sa doublure. C’est la présence du Mal cosmique, la corne pour les oreilles et le serpent se dénoue dans le songe et avance. C’est l’inaudible qui agite sa cloche en dessous de la mer. Le racontable, ce qui va arriver, nous donne la main mais jamais nous ne pourrons voir son visage.

Trouvant La Maga, à l’exception ou à la vérification de la coutume, “convaincue qu’une rencontre fortuite était la chose la moins fortuite de notre vie”, l’autre appartient, selon Cortázar, à une autre famille, à celle qui presse le tube de dentifrice par le bas. Cette manière se réitére comme un succès constant tout au long de ses pages, les hésitations d’une rencontre ont presque toujours un prélude tactile, une présence dans l’insignifiant qui coïncide avec les justifications monumentales de l’horloge, mais que désunit à ses côtés une présumée escale dans l’infini, quasiment un autre roman, puisque la substance pressée par la partie inférieure du dentifrice saute pour atteindre l’autre série d’exceptions, la nouvelle espèce qui se réalise. Dans cette nouvelle série, selon Cortázar, apparaissent déjà “l’insignifiant, l’inoffensif, le périssable”. Il appelle cela embrasser le temps, et nous le rendons graphique avec l’empereur chinois qui, tandis que les fanfares militaires défilent, caresse un morceau de jade extrêmement poli, à mesure que ses doigts parcourent le semblable, l’égalité de la surface, son imago conduit le buffle de l’ouest. “À ce moment-là, dit Cortázar, je m’étais rendu compte que chercher était mon signe, l’emblème de ceux qui sortent la nuit sans proposition fixe, la raison des tueurs de boussole.” La boussole du temps, tant aimée par les dessinateurs du labyrinthe, est ce qui oriente ces pas nocturnes, car l’onirique est le seul aimant possible de cette boussole.

Nadja est une transcendantaliste, une hégélienne. Une réponse somnambule : Je suis l’âme errante. Elle s’approche comme si elle ne voulait pas voir, ainsi la précise Breton, la rendant imprécise. Cortázar considère La Maga comme une concrétion de nébuleuse qui apporte le vital et le vitaliste dans une chanson communicative de Schumann. Vivez dans la pérennité du jour et profitez d’une accumulation dans la prophétie. “Réjouissez-vous du jour, est-il dit dans le Livre, car en lui toutes choses ont été faites.” Gregorovius59 ne peut pas la déchiffrer, il prétend qu’il a des idées générales, Oliveira la capte à travers des détails qui ébranlent son étoupe prophétique. Ces détails prolifèrent, résonnent, s’entrecroisent. Lorsqu’elle parle de son viol, le fait est si lointain dans les ultimes cellules qu’on ne sait pas précisément s’il s’agit d’une frayeur ou d’une ironie. C’est l’anticorps des catégories kantiennes60. Elle vit dans la réalité, mais ses déplacements sont tout le roman, elle vit dans la négation d’un monde conceptuel, c’est pourquoi elle reste vivante et ouverte. Le roman s’éteint quand elle disparaît, puis apparaissent des situations figuratives, des manques de confiance, les incessantes interrogations de Morelli61, regardant avec prudence les mots, voulant établir des communications infinies et relatives. La Maga était le seul soutien indéfectible. Sa limitation était une synthèse temporelle, une accumulation réminiscente, le lien infini. “Prendre la main de la Maga, la prendre sous la pluie comme si elle était de la fumée de cigarette, quelque chose qui est une partie de soi, sous la pluie.” C’est la confirmation que la Maga est celle qui garde la plus profonde relation avec l’ensemble du Club du Serpent. Il y a une meilleure analogie, elle pêche et se laisse pêcher, sa profondeur est dans son continuum cosmique. Il y a en elle comme un sentiment larvé de sainteté. Il faut se fixer dans sa transpiration, le corps s’évaporant, et dans sa respiration assimilant le carré d’air.

Oliveira ne cherchera pas comme les suicidés le centre du carré. Son dialogue est son petit pot de maté62 et c’est là qu’il pense trouver le centre de son labyrinthe. “C’est, dit-il, le point exact où je devrais m’arrêter pour que tout s’ordonne dans sa juste perspective.” Mais il doit toujours continuer à chercher le centre à travers le contour, dans les enchaînements du jazz, dans ses voyages où il réitère ses tournées portègnes, dans la maison de l’aliénation, dans les variantes du visage de la Maga. La contemplation du ciel silencieux des taoïstes63, pour arracher ou détacher la parole, parvient au monde parménidien64 de l’unité se passant de la ratio. Les sept éclairs pour nos sept intuitions. Dans une situation désespérée, la Maga et Oliveira parlent. “– Il y a aussi des fleuves métaphysiques, Horacio. Tu vas te jeter dans un de ces fleuves. – Si ça se trouve, dit Oliveira, c’est le Tao.”

La Maga est allée à Paris pour apprendre la musique et elle rencontre le Tao. Oliveira croit qu’il va rencontrer l’autodestruction et il rencontre le Tao. La voie du non-sens créateur fonctionne puissamment chez les deux.

En réalité, le roman est le hasard coïncidant au Club du Serpent. Pendant que chacun d’eux offre un déchirement qui quasiment les détruit, ils forment un chœur d’unité distillée. Unité chorale et dispersion totale de la personne. Il s’agit bien sûr d’un chœur unitif alexandrin. Une avalanche gréco-romaine – mythologies, fables, demeures tabous – recouvre comme de la lave le sujet qui s’étire et veut commencer. La musique les enchaîne et leur prête un rythme translatif65 en pleine intemporalité, car on sait que dans n’importe quel coin qu’ils atteignent, ils entrouvriront le même style de glissement vital, traqués par le jazz, par la pause d’une triste violence, que laissent les rythmes syncopés, la sacralisation rimbaldienne66 du désordre les a conduits à l’exceptionnalité dans le noir absolu et ils désirent déjà un ordre comme un cérémonial. Ils veulent commencer, inaugurer des plages, des brasiers. Caresser la moustache du tigre avec volupté. Unité qui sacralise son ordre et son désordre, et non dans de grossières antithèses. Toute synthèse, lorsqu’elle est légitime, engendre une symétrie translationnelle. Ils vivent pour leur désespoir dans une synthèse hégélienne, et non dans l’unité de Platon ou de Plotin.

La racine résumée du roman a besoin de cette unité chorale. La Maga, Babs67, Gregorovius, Étienne68, Oliveira, forment l’évaporation constante qui s’ordonne et se désordonne dans l’extension de la pâte farineuse. Puis ils proposent des épisodes, des situations, pour une visibilité ironique. Parfois, cela me donne l’impression d’une Cour des Miracles transformée en une immense scénographie.

Un premier plan vide, et ensuite, les infinis murmures, entraperçus, des voix qui reculent pour ne pas que le geste les guide ou les gêne. Quand Oliveira remplace La Maga par Talita69, il doit monter sur un échafaudage et descendre dans la maison de l’aliénation. L’épisode ou l’entrelacement a perdu sa carnalité70 d’ombre, ils sont condamnés à déménager sans cesse, avec le visage tourné et se serrant les mains, car les mains crispées sont l’obsession la plus réitérée dans l’étape ultime de Kafka. C’est pour cela que ce roman américain s’est appuyé sur la manière de la poésie, sur son ascendant analogue et sur l’image comme résistance d’un corps total, sur son étonnant centre d’absorption, lucarne, estomac de baleine, sur ses incessantes mutations au centre de la force du miroir invisible, puisque seule la poésie parvient à détruire l’antithèse réalité et irréalité, formant une moelle de sureau71 tant espérée. La métaphore comme réalité qui arrache et intègre l’irréalité de l’image dans le nouveau corps du roman. Nous sommes désormais très éloignés de ce traitement goethéen72 qui consiste à placer l’habituel comme mystérieux, pour que le mystérieux parvienne à être le quotidien. Cet imposant morphologue de la culture voyait la colonne vertébrale comme une causalité autogène, et nous savons aujourd’hui qu’elle est un éclair.

Marelle se déroule dans un concentrisme électrique et éléatique. On a déjà vu des liaisons et des dénouements à la sortie du labyrinthe, des chansons en vogue et les submersions d’Osiris73. Oliveira s’arrête dans une ruelle et sent “que n’importe quel coin de n’importe quelle ville était l’illustration parfaite de ce qu’il pensait et lui a presque évité le travail”. Ses séquences doivent se conclure dans les arènes, ça ne peut pas finir, finir serait s’échouer, une éraflure, peut-être endommager le fond. Son concentrisme est dans l’oreille qui se dilate, dans l’œil qui s’étend, dans les bras qui se prolongent à l’infini. Il sait que quelque chose ou quelqu’un est derrière le bastion qui interrompt la continuité des sens. Quelque chose se réintègre, se reconstruit, se reconnaît dans notre existence en toute indépendance de notre environnement. Chaque homme brise ou interrompt un continuum, mais il y a un fond d’identité qui est un hasard qui devient causal, une absurdité que l’homme doit assimiler pour ne pas être le survivant méconnaissable d’une espèce éteinte. Cela n’intéresse pas Cortázar de se prolonger dans des plans distincts, mais d’être la chandelle qui éclaire momentanément le sous-sol. Il sait qu’on ne peut pas aller au-delà de la science de la colonne vertébrale, qui est aussi un éclair.

Cortázar nous a indiqué les dextérités pour pénétrer dans ses labyrinthes numéraux, car Marelle propose en elle-même des groupements ou des archipels électromagnétiques. Les tourbillons successifs avec des rythmes translatifs atteignent leurs sommets dans la rotation. Un café ou un accident de rue forment une chaîne avec le jazz entrelaçant les conversations du Club du Serpent. Oliveira méditant sur sa dissemblance avec La Maga, réveille la question métaphysique de l’altérité, surgie d’une situation finale tragique, comme les impulsions félines du jazz, qui n’est ni un tigre, ni non plus un chien. Une citation de Crevel74 éclaire les relations entre Oliveira et La Maga. Oliveira est convaincu qu’il ne pourra pas s’échapper d’un ordre faux, car La Maga semble s’incliner davantage vers le chaos que vers le Tao, tandis que La Maga continue de le voir noyé dans des fleuves métaphysiques. La raison s’est convertie en une interrogation dans l’infini et son chaos se dilue dans un destin qui se clarifie. Elle porte son inscription fatale, que Cortázar souligne avec une lucidité terrifiante : condamné à être absous. Dans la succession de ses jours aucun texte interpolé mystérieux n’apparaît, sa condamnation, signe des temps qui courent, est sa liberté. Son libre arbitre n’a pas de fatum75.

Oliveira croit alors à ce moment-là qu’il devrait réviser Spinoza, mais un accident se produit. Un vieil écrivain a été renversé, ainsi surgit le parallélisme antithétique entre la lecture et l’événement. Le labyrinthe de Cortázar s’approfondit, l’être dans l’être et la mise en parallèle de l’apparition de l’exception dans la causalité. Une citation de Platon ou de Spinoza est mise en parallèle avec un tremblement de terre. Tant Swedenborg76, un prophète, que Goethe, un morphologue, ont prédit les tremblements de terre avec une précision scandaleuse. Pour l’homme contemporain, l’autre, la tragique recherche d’un “contact délicat, un merveilleux accord avec le monde”, absurdité causale qui engendre une trêve ou une syndérèse77 avec l’autre. L’assimilation de cette absurdité primordiale place l’homme dans l’intemporalité.

Le café et le coin, métamorphosés en une réunion familiale ou en un dolmen temporel orchestral, s’ouvrent comme des gargouilles dégoulinantes dans Marelle. Oliveira est dans un coin et soudain il le transforme en une catégorie métaphysique, en une source de connaissance. Nous avons déjà souligné chez Cortázar le coin comme une source d’éclaircissement pensante. Le monde vibratile des ruelles est mis en parallèle avec le tendon du cheval, avec la bouche de la boîte aux lettres. Les Chinois placent les poulpes dans des jarres cristallines pour sécréter du vinaigre. Une métaphore impressionnante unit dans ce roman ce qui respire à l’irrréfraction78. Quel plaisir de lire chez ce grand Portègne : “La bouche comme une griotte violemment vermillon, se dilatait jusqu’à prendre la forme d’une barque égyptienne”. Dans cette phrase apparaît dans tout son corps la prolongation annelée et invisible de ses pédoncules perspicaces. Les accordéons portègnes : la bouche comme une griotte. Le chroniqueur des Indes, le premier Américain, celui qui note : violemment vermillon se dilatait. Cela dit, Cortázar entre de nuit dans une de ses plus mémorables évocations, sans que le portier ne lui demande le mot de passe : à travers les ministères nocturnes européens, il chemine et regarde droit face à lui “la forme d’une barque égyptienne”. La proximité et le lointain, les accordéons et la barque égyptienne, bourdonnent également comme des insectes sur son cristal réminiscent. C’est cette racine profonde successive, portègne, américaine, universelle, qui permet à Cortázar de traduire comme saint Jérôme79 et d’inventer depuis la Marelle sautée par l’enfant jusqu’aux échecs nominalistes du roi du pays pluvieux.

Seul l’absurde peut vaincre l’altérité, car à l’heure actuelle les dérivés causals sont assimilés à l’acte aussi bien qu’au germe, la puissance déclenchante a perdu sa source nourricière, l’adéquation causale, racine de la physi80s, a détruit l’homme. Le corps de droite et celui de gauche, qui dans la culture chinoise s’interrogent, deviennent fous ou se reposent, se sont convertis parmi nous en une symétrie d’apparence. Déjà dans le monde antique, dans le stoïcisme et le syncrétisme81 alexandrin, l’ataraxia82 stoïcienne ouvrait la voie à l’absurdité. Aux exigences d’une foi nouvelle, à la délicatesse totale d’une charité nouvelle, à l’exigence imposante de la foi en la résurrection, s’alliait l’omnicompréhension83 poétique comme totalité de la croyance. “Ce n’est qu’en vivant de manière absurde que nous pourrons surmonter un jour cet absurde infini”, nous dit Cortázar. Il a souligné avec une lucidité pathétique que l’absurdité a commencé mais que l’altérité subsiste. Il est facile pour ses lecteurs de trouver l’ironie plutôt que la cruauté du concerto de Berthe Trépat84, mais il y a quelque chose de plus profond que Cortázar a trouvé et dégénéré dans cette coïncidence grotesque. En raison de la frustration qui détourne Oliveira de cette rencontre, on sent que le grotesque n’est pas devenu absurde. Il aurait aimé, comme il le manifeste, une absurdité plus prolongée, boire un verre avec elle et son époux à minuit. Le grotesque se complète, lorsqu’il enlève ses chaussures pour que ses chaussettes perdent leur humidité, cependant Oliveira est un précurseur qui ne s’est pas encore convaincu qu’il ne pourra jamais savoir ce qu’est la plénitude. Cortázar n’a pas seulement pris la visibilité de deux personnages qui représentent des ségrégations métaphoriques, la coïncidence entre le rimbaldien Je est un autre85 et l’existentialisme de L’enfer c’est les autres86, coïncidant dans un grotesque infernal, dans un couple qui pénètre dans un café et lance à l’unisson le gargarisme de sa frustration, Après avoir fait reculer les catégories kantiennes, l’altérité, avoir acquis une certaine netteté dans ses relations avec La Maga, vient le moment de la frustration et il le configure d’une manière très portègne : “Il t’a laissé tomber, gamin, qu’est-ce que je vais lui faire”. Et comme si cela ne suffisait pas, il termine impassible : “Laissons les choses comme ça, il faut aller dormir”. Après avoir tracé l’un de ses labyrinthes métaphysiques, rivières et fleuves métaphysiques, Cortázar sait comme peu d’autres qu’il ne pourra pas s’ancrer dans les finals joyeux du oui, du oui et de la femme qui ouvre son ventre le premier jour, car Oliveira devra se rendre au songe, une nouvelle temporalité et une nouvelle réalité, et revenir clarifier sa relation avec La Maga, mais déjà au final ses paroles ont la résonance d’un sortilège pour saluer la lune sur les collines. “Je suis vide, dit Oliveira dans la Marelle, une liberté énorme pour rêver et se promener par ici, tous les jouets cassés, aucun problème. Donne-moi du feu.” Le feu, bien sûr, pour allumer la cigarette, qui est déjà proche de ses derniers nuages de fumée et il faudra recommencer. Oliveira va rendre visite à Morelli à l’hôpital. Ils étaient faits pour l’amitié, les deux ont souffert d’un long labyrinthe d’autodestruction, mais, par le plus fréquent des paradoxes – le fatum qui les possédait tous les deux, s’est clarifié en une seule direction. Cortázar les diversifie, à chacun sa destruction séparément, car il sait que la coïncidence des deux serait la fin du roman. Oliveira peut avancer jusqu’au final, même si c’est dans une somme infinie de cigarettes, mais la métaphysique perplexe de Morelli devient du marbre. “Au fond, je savais qu’on ne peut pas aller au-delà car il n’y en a pas.” Son obstination est tragique, car le labyrinthe concentrique du mur lui devient fatal : aura-t-il foi en l’altérité agressive du mur ? C’est pourquoi il rêve de dynamiter le langage comme premier obstacle. Alors l’absurde est l’identité, l’unanimité, convertie en religiosité, en croyance chorale. Autrement dit, la sacralisation, la désacralisation et une nouvelle impulsion sacrée dans l’homme, qui va du langage à la terre promise.

Oliveira sait qu’il lui est maintenant impossible d’écrire, mais il a une intuition très efficace lorsque, après la disparition de La Maga, il se met à fouiller les bastions où maraude la clocharde87 Emmanuelle. En évoquant la Bonne Mère88, Cortázar parvient à nous donner non seulement la plénitude de sa configuration, mais aussi l’éclaircissement sur ce qu’il poursuit. Ce moment est atteint avec une simplicité impressionnante, “on entendit le glouglou du vin et l’essoufflement, si naturel, dit Cortázar, que tout était comme ça absolument au recto ou au verso, le signe contraire comme forme possible de survie”, et un h malicieux et apocalyptique, enfantin et débutant, tombe sur son nom de famille, sur l’ivresse et la ruse. La lassitude de l’écriture et la nouvelle terre promise par la marelle. Il commence à entendre Kubla Khan89, comme un aimant du lointain, et il allume une autre cigarette.

On n’a pas souligné les pages résolument exceptionnelles de Marelle, de la descente d’Oliveira dans la glacière des morts, qui indiquent une nouvelle marque dans l’art du roman américain. Les symboles se rencontrent avec une terrible précision. Le vieil homme, dont la folie consiste à caresser une colombe, est remonté des profondeurs – le sous-sol de la clinique où les morts sont conservés dans un réfrigérateur -. Oliveira réapparaît, prenant Talita pour La Maga, évoquant la marelle, tremblant de peur dans le couloir. Ainsi, comme il était déjà convaincu de subir la terrible condamnation, maintenant dans la glacière infernale, il indique qu’il n’y a aucune Eurydice à sauver. Il prendra une bière. Du Club du Serpent au cirque, du cirque à la maison de l’aliénation, de là au lieu où un fou avec une colombe converse avec une morte. Oliveira est descendu aux enfers et réapparaît ensuite, sortant par l’ultime case de la marelle, à travers le centre du mandala, où réalité et irréalité forment la nouvelle chaîne. Quand Ulysse90 descend aux enfers, sa mère lui ordonne quasiment de revenir immédiatement vers la lumière. Oliveira monte aussi de son enfer, désormais propriétaire du non-sens créateur, ou pour employer ses symboles, ce qui est en dessous des paupières forme avec ce qui est au-dessus des paupières une nouvelle vision, celle dont Oliveira a besoin pour sauver à nouveau La Maga. Partout apparaît dans Marelle un nouveau sens pour une nouvelle absurdité, car ces nouveaux sens apporteront la nouvelle sacralisation de l’homme, autrement dit, l’anthropophanie ou l’homme désormais propriétaire du centre de son labyrinthe.

De cette descente aux enfers, il lui restera une certaine remise en jeu plutonique91, comme lancer les étincelles de ses cigarettes sur les carrés de la marelle. C’est ainsi qu’il accompagne le temps en pleine orgie de l’intemporalité. Ensuite, dans la maison de l’aliénation, c’est quand vont être proposées des situations désormais libérées de tout parallélisme, de toute antithèse, de tout monde catégoriel et causaliste. Oliveira parvient à se placer dans une perspective où La Maga continue de vivre, où elle a réussi à se libérer de la mortalité. Et cette anthropophanie qu’elle nous donne devra commencer par là où l’existence n’est pas, selon l’expression de Valéry92, une maladie dans la pureté du non-être. Les péripéties à la recherche de la Maga sont des plus profondes dans l’envers du roman. Elles commencent, si c’est ce qui peut être précisé, après la descente d’Oliveira dans la glacière infernale. Son autodestruction acquiert un autre rythme, elle n’est plus simplement translative mais pénétrante comme un clou qui parvient à unifier la Maga avec Talita. Toutes deux entendent, pour employer l’image de Cortázar, “un filet d’eau”, le son de l’eau unifie les images, l’image du corps et le corps de l’image coïncident dans l’unité du miroir. L’image dans le fleuve et l’image dans le miroir, le miroir remplaçant le fleuve, mais nous continuons comme des fantômes errants après l’unité de l’image.

Le roman médite sur le roman, au final les mots sont des expériences, car les mots et les expériences sont insufflés d’un humour tragique. Le lecteur saute sur l’auteur, nouvel homme de Zohar93, et ils forment un nouveau centaure. Le lecteur, à la fois puni et favorisé par deux dieux, reste aveugle, mais on lui accorde une vision prophétique. Le lecteur est convaincu, selon la phrase de Cortázar, que “le roman est un coagulant d’expériences, un catalyseur de notions confuses et mal entendues”, parce que l’auteur est convaincu que “seule vaut la matière en gestation”, et le lecteur à nouveau, comme à l’intérieur d’un polyèdre de quartz, acquiert la diversité de la réfraction et l’obstination d’un point errant. Ainsi, l’anthropophanie que nous propose Cortázar présuppose que l’homme est créé sans cesse, qu’il est un créateur incessant. L’existant et le non-existant forment dans l’homme une unicité comique. Un mot fume à côté d’un mot qui n’a pas été dit, le corps marche à côté d’un corps inexistant, on regarde et à l’intérieur de la vision un mur s’effondre, un point qui s’élève au sommet du trou de la fontaine est le chapiteau stellaire qui se plie. Partout, l’unité profonde entre la semence de mandragore et la bouche des morts.

Propre milieu inconnu, langage ancestral, galerie aporétique, librairie delphique, centre du labyrinthe, espace idéal, espace hyalin, sont la même témérité qui nous fait et nous accable. Moelle de sureau, miroir de la moelle, identité universelle. On regarde par un bout de la lunette et le roman est surpris par une plénitude. Le Mozart de neuf ans, à Londres, étudie avec le William Beckford94 de cinq ans, qui à cet âge écrit un aria qui, des années plus tard, sera inclus par Mozart dans Les noces de Figaro. On regarde par l’autre bout de la lunette et c’est maintenant une plénitude surprise par un roman : des guerriers tartares traversant un désert, buvant aux veines coupées des chevaux pour ne pas mourir de soif. Reconnaissance dans une fulguration très lente, technique pointilliste pour suivre la vie des morts. Morts le fils et la fille des familles sibériennes, les deux garçons morts contractent un mariage. Ils peignent les invités sur du papier, les cavaliers avec leurs montures, leur garde-robe, leur monnaie et leurs chaises. Ils brûlent ces papiers et l’acte matrimonial avec des signatures évidentes, pour qu’ils atteignent l’autre monde et constituent un mariage avec toutes les formalités légales. Les parents des enfants morts ou mariés commencent à vivre comme des proches. Ils coïncident avec les Égyptiens95 : une révolution sociale pour obtenir l’égalité des droits dans la mort, pour que celui qui fut collecteur d’impôts de son vivant, continue de l’être dans la mort. Un fait tenace dans la folie de Hölderlin96 : depuis un miroir Monsieur Scardanelli a sorti sa langue. Pressentir comme continuum central du roman le serpent absorbant, appelé anaconda, qui avale un air comme un aimant et attire le lointain et le monstrueux vers l’instantanéité de son songe transmutatif97.

Mars et 196898.

Bibliographie

LEZAMA LIMA J., Las Eras Imaginarias, Madrid, Editorial Fundamentos, 1982.

EUROPE (revue), José Lezama Lima, n° 979-980 / Novembre-Décembre 2010.

Voir aussi

José Lezama Lima sur la page des Essais Philosophiques Cubains.


Traduction et annotations : Patrick Moulin, mardiphilo.fr, janvier 2024.

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Notes

  1. Julio Cortázar (1914-1984) est un romancier, nouvelliste, traducteur, poète et intellectuel argentin né en Belgique et naturalisé français. C’est l’un des écrivains latino-américains les plus importants, connu pour sa manière particulière de fabuler avec le fantastique. En son honneur, la Casa de las Américas dont le siège est à La Havane décerne un prix littéraire qui porte son nom. (Source : Ecured.) ↩︎
  2. Rayuela, Marelle en français, est un roman de Julio Cortázar, publié en Argentine en 1963. “Le grand thème de Marelle est la création dans toutes ses manifestations, que l’on découvrira tout au long du thème fédérateur : l’amour frustré entre deux êtres différents, l’intellectuel et analytique Horacio Oliveira et la très émotive et spontanée La Maga.” (Source : Ecured.) ↩︎
  3. Gracianien : néologisme désignant ce qui est relatif à Baltasar Gracián (1601-1658), écrivain et essayiste jésuite du Siècle d’or espagnol. ↩︎
  4. Style artistique et littéraire de la fin de la Renaissance, caractérisé par son raffinement et son artificialité (RAE). ↩︎
  5. “Un palabra de dos cortes y un significar a dos luces.” Gracián, Agudeza y Arte de Ingenio, Discorso XXXIII. ↩︎
  6. Les habitants de Buenos Aires sont appelés “Portègnes” (Porteños en espagnol, littéralement “les habitants du port”). ↩︎
  7. Les Jardins de Bomarzo, appelés aussi Parc des monstres (Parco dei Mostri en italien) sont les jardins les plus extravagants de la Renaissance italienne. Ils se composent d’un parc boisé, situé au fond d’une vallée dominée par le château des Orsini, et peuplé de sculptures, de petits bâtiments et d’ornements architecturaux tels que des vasques, urnes ou obélisques répartis au milieu de la végétation naturelle. ↩︎
  8. Paideuma : terme grec signifiant “ce qu’on a appris, connaissances, savoir, science”. ↩︎
  9. Anthopophanie : manifestation de ce que l’homme est en réalité (CNRTL). ↩︎
  10. Minoenne : relatif à la période la plus archaïque de la Crète, du IIIe millénaire à 1300 ans avant J.-C. (CNRTL). ↩︎
  11. Omphalos : terme grec signifiant nombril. ↩︎
  12. Ophir est un port ou une région mentionnée dans la Bible qui était connue pour sa richesse, notamment l’or. ↩︎
  13. Samos est une île grecque de la mer Égée. ↩︎
  14. “Pour notre jeu poétique nous avions inventé un terrain hors du monde connu, une île isolée où aurait vécu un vaillant peuple de héros, divisé en diverses tribus et frontières, aux caractères nuancés, mais pratiquant à peu près la même religion. L’île s’appelait Orplid, et se situait dans l’océan Pacifique, quelque part entre la Nouvelle-Zélande et l’Amérique du Sud. […] Elle avait pour patronne attitrée la déesse Weyla qui donnait également son nom au fleuve principal de l’île.” Eduard Mörike, Le peintre Nolten. ↩︎
  15. Incunnábula : mot dérivé du latin incunabula, qui signifie berceau, lieu de naissance, enfance et au figuré origine, commencement. ↩︎
  16. Hyalin : Qui a la transparence du verre (CNRTL). ↩︎
  17. Mégarique : de l’école philosophique fondée à Mégare par Euclide (CNRTL). ↩︎
  18. Éléatisme : qui appartient à l’école philosophique d’Élée selon laquelle toutes les connaissances nous venant par les sens sont sujettes à caution, seules étant certaines celles dues à la raison (CNRTL). ↩︎
  19. Le jeune fils de La Maga. Il meurt d’une attaque de fièvre. (Source : Ecured.) ↩︎
  20. Fata Morgana est le nom italien de la fée Morgane. ↩︎
  21. Le vrai nom de la Maga est Lucia. C’est une fille uruguayenne peu cultivée qui est devenue l’héroïne virtuelle du roman. A Paris elle fréquente les milieux artistiques et bohèmes, dans le désir de “s’habituer à une culture”, c’est dans ces circonstances qu’il rencontre Horacio. (Source : Ecured.) ↩︎
  22. Allusion à Nadja, d’André Breton, poète et écrivain français, principal animateur et théoricien du surréalisme. ↩︎
  23. Bajazet est une tragédie en cinq actes et en vers de Jean Racine. ↩︎
  24. Horacio Oliveira (et non Oliverio dans le texte original de Lezama, vraisemblablement une coquille) est le principal protagoniste dans le roman, contrairement à ce qui est commun, c’est un véritable anti-héros. C’est un intellectuel argentin qui échoue dans son histoire d’amour avec La Maga à Paris en raison de sa lucidité débordante qui l’oblige à rechercher la perfection rationnelle. Il retourne en Argentine, où sa crise s’aggrave. (Source : Ecured.) ↩︎
  25. Hâroun ar-Rachîd (765-809) est le cinquième calife abbasside qui succède à son frère al-Hâdî en 786 et règne jusqu’à sa mort en 809. ↩︎
  26. Les Époux Arnolfini est le nom donné à une peinture sur bois du peintre primitif flamand Jan van Eyck datant de 1434. ↩︎
  27. La Mulâtre, La Cuisinière ou Scène de cuisine est une huile sur toile de Diego Vélasquez, datée entre 1618 et 1622. ↩︎
  28. Aporétique : relatif à un aporie, une contradiction insoluble dans un raisonnement (CNRTL). Les paradoxes de Zénon d’Élée, membre éminent de l’école éléatique, sont des apories : Achille et la tortue, la flèche en vol, etc. ↩︎
  29. Lezama évoque peut-être Raymond Roussel (1877-1933), écrivain, dramaturge et poète français. ↩︎
  30. Imago : terme latin signifiant représentation, imitation, portrait, copie, reproduction. ↩︎
  31. “Out of three sounds he frame, not a fourth sound, but a star.” [Sur trois sons, il forme, non pas un quatrième son, mais une étoile.] Robert Browning, Dramatis Personae, “Abt Vogler”. ↩︎
  32. Le nom est les dates indiquées par Lezama ne permettent pas d’identifier ce personnage. ↩︎
  33. Tommaso di Giovanni Cassai dit Masaccio est un peintre florentin fondamental considéré comme l’un des pionniers et des plus grands peintres de la Renaissance. ↩︎
  34. Carambolage : au jeu de billard, coup qui consiste à toucher successivement deux billes (la rouge et celle de l’adversaire) avec la sienne. (CNRTL). ↩︎
  35. Robert Loren “Bob” Cannefax (1890-1928) fut champion du monde en 1924 de billard à trois bandes, une forme du billard carambole. ↩︎
  36. Possible allusion à Hésiode : “Un épervier répondit au joli rossignol en ces termes, comme il l’emportait dans la nue captif de ses serres : pris dans les serres crochues, l’oiseau ne cessait de se plaindre et de gémir ; à quoi, violemment, répondit le rapace : « Pourquoi ces cris, insensé ? Un plus fort que toi te possède. Tout sonore sois-tu, tu iras jusqu’où je te porte ; si je le veux tu seras mon repas ou tu seras libre. Déraisonnable qui veut affronter ce qui le dépasse : la victoire le fuit ; la douleur s’ajoute à sa honte. » Ainsi parlait l’épervier rapide aux ailes ouvertes.” Hésiode, Les Travaux et les Jours, 203-212. ↩︎
  37. Circé est une nouvelle publiée dans le livre Bestiario (Bestiaire) de Julio Cortázar : “Delia Mañara est la « veuve » de deux petits amis, Rolo et Héctor : le premier est mort après s’être cogné la tête contre le pas d’une porte et le second s’est suicidé. Mario, protagoniste et narrateur (même si un personnage derrière le rideau prend la place du narrateur, mais à la première personne), tombe amoureux de Delia, qui entretient une relation étrange avec les animaux et la préparation de produits comme les chocolats et la liqueur d’orange.” (Source : Wikipedia). ↩︎
  38. Nexus : terme latin signifiant enchaînement, entrelacement. ↩︎
  39. Thomas de Quincey (1785–1859), est un écrivain britannique connu notamment pour Confessions d’un mangeur d’opium anglais (1822). John Williams, tueur en série qui fit régner la terreur à Londres au cours de l’hiver 1811, est évoqué dans son ouvrage De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. ↩︎
  40. Quadrivium : terme latin signifiant lieu où quatre chemins aboutissent. ↩︎
  41. La citation supposée de Descartes n’a pas pu être retrouvée. Elle est à rapprocher de cet extrait de la troisième Méditation métaphysique : “[L’idée d’un être souverainement parfait (c’est-à-dire de Dieu)] n’est pas une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n’est pas en mon pouvoir d’y diminuer ou d’y ajouter aucune chose. Et par conséquent il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l’idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j’ai été créé.” ↩︎
  42. L’échelle de Jacob ou songe de Jacob est un épisode biblique du Livre de la Genèse : “Jacob sortit de Béer-Shéva et partit pour Harrân. Il fut surpris par le coucher du soleil en un lieu où il passa la nuit. Il prit une de ses pierres de l’endroit et en fit son chevet et coucha en ce lieu. Il eut un songe : voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient.” Genèse, 28.10-12. ↩︎
  43. Le concept de logos oculos, ici écrit avec un “k”, désigne la connaissance visuelle. La locution est formée du grec logos, discours, raison, et du latin oculos, œil. ↩︎
  44. James Joyce (1882-1941) est un romancier et poète irlandais, considéré comme l’un des écrivains les plus influents du XXe siècle. ↩︎
  45. Le mot “concentrisme” est un néologisme formé à partir du verbe “concentrer” et du suffixe “isme”, utilisé pour former un nom correspondant à une doctrine, un dogme, une idéologie ou une théorie. La signification chez Lezama serait donc la doctrine de la concentration, appliquée ici au domaine du langage, ou plus simplement le mouvement vers le centre. Par ailleurs, c’est un terme utilisé en portugais pour décrire la tendance ou la pratique de concentrer le pouvoir, les ressources ou l’influence dans un seul centre ou individu. ↩︎
  46. Malcolm Lowry (1909-1957) est un poète et romancier britannique. ↩︎
  47. “How shall the murdered man convince his assassin he will not haunt him.” [“Comment un homme assassiné convaincra-t-il son assassin qu’il ne va pas le hanter.”] Malcolm Lowry, Under the Volcano: A Novel. ↩︎
  48. Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme héritier de ces pratiques utilise également les mandalas pour ses rites et ses pratiques de méditation. Julio Cortázar avait prévu de titrer le livre Mandala en référence au symbole circulaire que l’on retrouve depuis le début de l’humanité (source : ecured). ↩︎
  49. Le terme grec eironeia désigne l’action d’interroger en feignant l’ignorance, comme dans l’ironie socratique (voir ce mot dans le Carnet de Vocabulaire Philosophique). ↩︎
  50. En français dans le texte. ↩︎
  51. Circassien : relatif au cirque (Le Robert). ↩︎
  52. Ratio : terme latin, pris ici au sens de faculté de raisonner, raison, jugement, intelligence. ↩︎
  53. Nexitude : néologisme formé du latin nexus, enchaînement, entrelacement, et du suffixe “ude” indiquant un état, une qualité ou une caractéristique physique, physiologique, psychologique, morale. ↩︎
  54. “Par le fait de se mouvoir, sur la balançoire, en avant et en arrière, l’individu délirant est pris de vertige et sa représentation fixe devient oscillante.” Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de l’esprit in Hegel et les maladies de l’âme, ↩︎
  55. Pour Lezama, le baroque est une expression purement américaine et ibérique, fruit du métissage. Le baroque américain se caractérise d’une part, par une manière d’organiser des éléments opposés sous la forme d’un contrepoint qui unifie leurs contrastes, en lien avec la culture métisse ; et d’autre part, par le plutonisme, fait référence à la capacité de créer quelque chose de nouveau à partir de la fusion d’éléments opposés et fragmentaires.​ C’est pourquoi Lezama définit le baroque américain comme un « art de contre-conquête ». (Source : Wikipedia.) ↩︎
  56. Pathos : terme grec signifiant ce qu’on éprouve, état de l’âme agitée par des circonstances extérieures, disposition morale. ↩︎
  57. “Thésée, étant parti de Crète, alla débarquer à Délos. Là, après avoir fait un sacrifice à Apollon et consacré une statue d’Aphrodite qu’Ariane lui avait donnée, il exécuta, avec les jeunes Athéniens qui l’accompagnaient, une danse qui est encore en usage chez les Déliens; les mouvements et les pas entrelacés qui la composent sont une imitation des tours et des détours du labyrinthe.” Plutarque, Vie de Thésée. ↩︎
  58. Jeu de mots avec le titre du roman de Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours. ↩︎
  59. Ossip Gregorovius, intellectuel mystificateur du roman Marelle (source : ecured). ↩︎
  60. Kant établit une typologie des jugements comprenant quatre titres, avec chacun trois “moments”. À ces douze jugements correspondent les douze catégories de concepts purs de l’entendement évoqués plus haut. Par exemple, les jugements de quantité portent sur l’universel, le particulier ou le singulier, ceux de qualité sont affirmatifs, négatifs ou infinis, etc. (cf. Kant dans Doctrines et vies des philosophes illustres). ↩︎
  61. Morelli est un vieil écrivain.  Il vit à Paris où il est heurté par une voiture et admis dans une clinique. Ne pouvant pas prendre soin de ses affaires, il est obligé d’en confier la garde au Club du Serpent, où sont ses admirateurs. Ce personnage s’avère être l’alter ego de Cortázar, à travers lequel l’auteur expose sa théorie de l’antiroman (source : ecured). ↩︎
  62. Le maté est une boisson traditionnelle sud-américaine issue de la culture des Amérindiens Guaranis, préparée en infusant des feuilles de yerba mate, une plante proche du houx. ↩︎
  63. Cf. Lezama, Las eras imaginarias : la biblioteca como dragón. ↩︎
  64. Cf. Lezama, Introducción a los vasos órficos. ↩︎
  65. Translatif : qui opère un transfert, par lequel on transfère, on cède quelque chose à quelqu’un (CNRTL). ↩︎
  66. Rimbaldien : qui se rapporte à Rimbaud, à son œuvre (CNRTL). ↩︎
  67. Babs est un céramiste nord-américain (source : ecured). ↩︎
  68. Étienne est un peintre, grand admirateur des avants-gardistes (source : ecured). ↩︎
  69. Talita est l’épouse de Traveler, un intellectuel ami d’Oliveira, son vrai nom est Atalía Donosi.  C’est une femme brillante et Horacio la confond dans sa folie avec La Maga (source : ecured). ↩︎
  70. Carnalité, texte original carnalidad : qualité charnelle (RAE). ↩︎
  71. Cf. Lezama, Preludio a las eras imaginarias. ↩︎
  72.  Goethéen : qui est propre à Goethe, qui a les caractères de sa pensée ou de son art (CNRTL). ↩︎
  73. Cf. Lezama, Las eras imaginarias : los egipcios. ↩︎
  74. René Crevel (1900-1935) est un écrivain et poète français, dadaïste puis surréaliste, et membre de l’Ordre de Tolède de Luis Buñuel et de Federico García Lorca. ↩︎
  75. Fatum : terme latin signifiant destinée. ↩︎
  76. Emanuel Swedenborg (1688-1772) est un scientifique, théologien et philosophe suédois du XVIIIe siècle. ↩︎
  77. Syndérèse, texte original sindéresis : faculté de porter un jugement moral CNRTL. ↩︎
  78. Irréfraction : néologisme composé du préfixe “ir” indiquant la négation, et réfraction, qui désigne la déviation d’une onde par le passage d’un milieu à un autre. ↩︎
  79. Jérôme de Stridon ou saint Jérôme (347-420) est un moine, traducteur de la Bible. ↩︎
  80. Phusis : terme grec signifiant, au sens philosophique, la Nature. ↩︎
  81. Syncrétisme : combinaison plus ou moins harmonieuse d’éléments hétérogènes issus de différentes doctrines philosophiques ou visions du monde (CNRTL). ↩︎
  82. Ataraxia : terme grec signifiant absence de trouble, calme, tranquillité d’âme. ↩︎
  83. Omnicompréhension : néologisme formé du préfixe “omni” qui Indique que l’ensemble des propriétés, l’étendue des possibilités sont présents, et de “compréhension”. ↩︎
  84. Berthe Trépat est une pianiste dans le roman de Cortázar. ↩︎
  85. Citation de la Lettre de Rimbaud à Paul Demeny, du 15 mai 1871. ↩︎
  86. Citation extraite de la pièce de théâtre Huis clos de Jean-Paul Sartre. Voir aussi l’existentialisme de Sartre dans Doctrines et vies des philosophes illustres, et l’analyse de son ouvrage L’existentialisme est un humanisme, dans mon livre De Spinoza à Sartre. ↩︎
  87. En français dans le texte. ↩︎
  88. Texte original Gran Madre. ↩︎
  89. Kubla Khan est un poème de Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), qui évoque l’empereur mongol Kubilaï Khan, fondateur vers 1280 de la dynastie chinoise des Yuan et son palais d’été de Shangdu, ville à laquelle Coleridge donne le nom devenu célèbre de “Xanadu”. ↩︎
  90. La Nekuia est un rituel sacrificiel lié à la mythologie grecque et ayant pour but d’invoquer les morts dans un nécromantéion. C’est aussi en particulier le titre donné au chant XI de l’Odyssée relatant l’invocation du défunt devin Tirésias par Ulysse qui, cherchant désespérément à rentrer à Ithaque, reçoit de Circé le conseil d’aller consulter le devin thébain à propos de l’avenir de son périple (fin du chant X). Tirésias étant mort, Circé initie Ulysse aux secrets d’un rituel qui lui permettra de communiquer avec lui malgré tout. Lors de cet épisode, Ulysse parle avec l’ombre de sa mère. Il ne faut pas confondre la Nekuia avec une catabase, qui désigne la descente aux Enfers de dieux et de héros tels qu’Hermès, Perséphone, Dionysos, Héraclès, Orphée et d’autres. En effet, Ulysse ne descend pas aux Enfers, ce sont les morts qui, invoqués par le rituel, viennent lui parler depuis le royaume d’Hadès. ↩︎
  91. Plutonique : mot dérivé de Pluton, dieu des enfers chez les Romains (Académie). ↩︎
  92. “Que l’univers n’est qu’un défaut Dans la pureté du Non-Être !” Paul Valéry, Ébauche d’un serpent. ↩︎
  93. Le Zohar  ou Livre de la Splendeur, est l’œuvre maîtresse de la Kabbale, rédigé en araméen. Dans le Zohar, l’Homme d’en haut, l’Adam céleste, crée l’Adam terrestre. ↩︎
  94. William Thomas Beckford (1760-1844) est un critique d’art, homme politique et écrivain anglais. ↩︎
  95. Cf. Lezama, Las eras imaginarias : los egipcios. ↩︎
  96. Friedrich Hölderlin (1770-1843) est un poète et philosophe de la période classico-romantique en Allemagne. Scardanelli est un pseudonyme utilisé par Hölderlin à la fin de sa vie. ↩︎
  97. Transmutatif : qui transmute, ou qui est capable de transmutation. ↩︎
  98. José Lezama Lima a pour particularité de dater ses textes en indiquant le mois, puis l’année, les deux étant joints par la conjonction de coordination « et » (« y » en espagnol). ↩︎

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