NC – Juan Domínguez Berrueta, La Chanson de l’Ombre

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 79

Philosophie espagnole

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

[Titre original : La Canción de la Sombra (Un cuento y una Filosofía).]

Un conte de savants, non pas ; plutôt un conte de simples. Nous avons perdu la noble, la fidèle signification de la parole toute simple. […] L’épanouissement de la simplicité : quelle beauté ! n’est-il pas vrai ? p. 43.

Donne-moi, lecteur, de la simplicité, donne-moi de la poésie. Et quand tu m’auras ainsi renouvelé… reçois alors ma confession et écoute ma voix qui exhale la chanson de l’ombre. p. 44.

Un écrivain sans lecteurs, un orateur sans auditeurs : c’est une triste chose. Mais ce que je chante pour mon plaisir, comme les artistes ont fait les œuvres d’art, que gagne-t-on, direz-vous, à le chanter dans le désert ? / Peut-être est-ce là que cette mélodie s’entend le mieux. p. 46.

C’était le Village de l’Ombre. / De hautes montagnes le séparaient du reste du monde. […] Il semble qu’on entendait une voix mystérieuse qui chantait sa chanson. / C’était la montagne inexplorée, l’île exotique, ombre de distance, voix de silence aussi, silence de lointains inaccessibles. p. 47.

De l’autre côté des hautes montagnes, du côté du reste du monde, la vie prenait congé de la couleur. / Adieu, tableau irisé de la carte, îles de verdure, mers bleues, terres roussâtres, montagnes violettes, déserts jaunes… tout était d’une seule couleur, couleur de Civilisation ! / Le mercantilisme industriel était en train de donner une teinte grise au globe tout entier et préparait un gigantesque écriteau-annonce qui devait occuper de bout en bout le planisphère terrestre : “Hôtel mondial”… Et, en dessous, un avis spontané : “Tout est semblable à ce qu’on voit partout”. Et il s’y ajoutait un autre avertissement, muet celui-là : “Il n’y a plus rien à voir”. p. 48.

Dans le Village de l’Ombre, on entendait la voix de la Nature encore vierge, qui parlait un langage nouveau. p. 49.

Si vous venez avec une âme d’enfant, avancez sans crainte. Derrière les hautes montagnes, un renouveau de langage éveillera en vous des sentiments ignorés que le reste du monde n’aurait jamais pu vous révéler et un tel rajeunissement vous façonnera des âmes nouvelles. p. 50.

L’âme, comme l’oiseau, chante d’autant plus qu’elle s’élève davantage et c’est parce qu’elle entend chanter davantage et mieux… Chansons du silence, chansons de l’ombre. Regardez ! p. 51.

Un tableau sans ombre est un plan tout froid, sans poésie ni art. / Avec son langage muet, avec ses paroles secrètes, l’ombre est… comme ce langage sympathique et mystérieux du pas silencieux qui rend capable la mère de deviner, parmi les brumes de la distance, le fils, attendu depuis longtemps, qui vient vers elle. p. 53.

Le ver luisant aussi, ne soupçonnant pas la lumière merveilleusement verte qu’il projette autour de lui sur le gazon, voit venir vers lui la figure boursouflée du crapaud, qui l’étouffe rapidement de son venin, et le pauvre insecte lumineux meurt, en demandant : quel mal t’ai-je fait ? / Et le crapaud, retournant au bourbier d’où il était sorti, va murmurant, pour s’excuser de son action perverse : / – Pourquoi brilles-tu de cette façon ? p. 55.

Le lynx ne peut pas voir le monde comme la taupe. / Si l’homme lynx pouvait pénétrer un instant par les fenêtres de l’âme de la taupe et penser à travers elle, quelle physionomie inattendue lui offrirait soudain le monde ? / Que le monde est bon pour la taupe, qui est poète ! Que le monde, en revanche, est mauvais pour le lynx, savant dans la science du bien et du mal ! p. 58.

C’est ce que la vie avait dit auparavant aux villageois : je suis ici pour vous rendre bonnes vos deux heures de soleil. p. 59.

Les morts ne restent pas si seuls avec la solitude ! p. 72.

Les hommes qui font le mal, leur disait le poète, choisissent la nuit parce qu’ils croient que la nuit est mauvaise. / Ils ont hérité la terreur de leurs ancêtres au coucher du soleil et ils regardent superstitieusement la face énigmatique de la lune, là-haut, dans cette même direction où, avec leur indifférence de bêtes, ils n’ont jamais regardé pour y percevoir la beauté d’un ciel étoilé. p. 75.

Un enfant croit qu’il touche la lune avec ses mains. Faut-il lui faire comprendre que la lune est très loin parce qu’elle est très grande ou qu’elle est très grande parce qu’elle est très loin. p. 76.

Quelles inoubliables histoires sont écrites dans cette étrange architecture des ruines ! leur disait le poète. / Chaque pierre qui s’écroule révèle un sentiment. p. 80.

L’ombre de patine fait naître des ailes aux vieilles choses pour les élever aux hauteurs de l’idéal… p. 81.

Mais un jour, un homme simple avait posé une inscription à la porte de sa propriété : “On donne ce jardin celui qui se trouve content de son sort”. / Des myriades de philosophes, de ceux qui possédaient la joie de vivre, vinrent se présenter en foule l’un après l’autre au jardin, comme s’ils sortaient d’une fourmilière. […] Mais le propriétaire, plus philosophe que toutes les abeilles-philosophes, en voyant cet essaim de gens heureux, les éconduisit très courtoisement : / “Passez, passez votre chemin, car celui qui désire ce qui n’est pas à lui n’est pas content de son sort”. p. 95-96.

Ils dirent adieu au “deuil” en disant qu’ils l’“accompagnaient” par le sentiment… p. 99.

Quand la cloche se tut, quand le bruit du mensonge social se fut éloigné de la maison mortuaire,… là, dans l’habitation abandonnée et triste, dans l’asile du silence où s’élabore le bien caché, invisible et incommunicable au moyen des mots, les regards se croisaient, plein de larmes et muets ; il semblait que les meubles parlaient, qu’ils contaient des histoires aimées… et l’on sentait un vide dans l’âme comme si on avait enterré une part intime de soi-même. p. 99.

Et le gamin vit les habitants des cités qui se disaient heureux, courir, voler dans des véhicules qui se mouvaient d’eux-mêmes, en soulevant des nuages de poussière, comme l’ouragan en personne, dévorant les distances, altérés d’espace, vers un “plus loin” qui n’était nulle part, et cependant ils volaient, volaient vers lui, tels une âme qu’emmène le diable, comme pour donner un aliment à leur vertige d’arriver vite, d’arriver le plus tôt possible. p. 101.

Un chardonneret et une alouette, grands bavards l’un et l’autre, discutaient en présence d’un canari philosophe, tous trois au surplus enfermés dans une volière. […] La dispute ne serait jamais achevée si le canari philosophe, fatigué d’entendre la discussion, ne s’était pas écrié : / – Compagnons ! Si vous ne pouvez pas prouver que vous êtes ou que vous n’êtes pas dans une geôle,… c’est comme si vous n’y étiez pas ! p. 102-103.

Comme une œuvre d’art faite de traînées d’ombre dans la lumière, comme un silence qu’on entend dans l’harmonie d’une musique…, le philosophe de l’Ombre jouit de l’idée d’être dans une immense existence.

Comme une silhouette de lumière dessinée par l’ombre qui l’enveloppe, comme le poisson qui est défini par la mer moins le poisson, le philosophe de l’ombre se sent exister au sein de ce qui n’est pas lui-même.

L’ombre de la conscience rend les choses lumineuses.

Des organes identiques, feuilles ou fleurs seulement, ne font pas à eux tout seuls l’arbre ; ils ne produisent pas la vie.

C’est le temps qui divise, qui désunit, qui tire l’idée de l’éternel présent lumineux.

Ici-bas, dans l’élément terrestre de l’univers, la lumière la plus grande produit quand même de l’obscurité.

L’ombre du temps n’existe pas dans l’éternité, mais elle est le rythme de la vie dans le monde des hommes. p. 108.

Et la beauté ainsi engendrée est toujours nouvelle, parce que l’esprit ne vieillit pas, ne se gâte pas, ne passe pas avec les choses ; ce sont les choses que les gens laissent passer à travers leur esprit qui deviennent vieilles.

Nous entendons le monde extérieur, mais c’est la voix de notre vie qui le chante.

Il y a quelque chose qui subsiste dans la vie des pierres et dans la vie des hommes. / C’est la patine, la poésie des choses qui furent, l’esprit qui a été imprimé en elles par leur auteur et par ceux qui sentent avec lui.

La philosophie du renoncement, la plus haute philosophie, les hommes du “reste du monde” la pratiquent aussi, à leur façon.

À l’inverse, le philosophe de l’Ombre, ressent, dans l’oubli de lui-même, la possession de la liberté de vivre.

Il a caché sa personnalité en renonçant à lui-même, selon la maxime divine, et il est, il vit et il se meut dans l’Être, “moi” dans le “non-moi”.

Le génie est la Nolonté, formule définitive de la patience et de la négation, qui n’est pas un suicide, mais une création du véritable “moi”. p. 112.

Le génie est la lumière suprême quand il tire du néant du “moi” le moule de l’art et qu’il se sent… soleil, pluie, vent, se rencontre lui-même dans le simple, dans l’enfant, qui dit au sable de la plage : “Tu es la montagne, je suis la pluie et le vent…” Et le mur de sable s’écroulait sous le pied. p. 112-113.

Nolonté ! / Voilà la philosophie de l’Ombre. p. 113.

Le philosophe de l’Ombre est un solipsiste parmi les bavards qui lui disent “exprime tout”, eux qui ne ressentent pas la beauté de l’inédit.

Combien de choses y a-t-il sans paroles !

Attente, espérance… ne sera-ce pas l’effet actif de la présence de quelque chose qui est destinée à venir à nous, mais qui est déjà présente et vivante dans la réalité des choses ?

Les hommes semblables aux alouettes prennent au sérieux, comme l’unique réalité, la comédie de la vie de la liberté complète. / Et les hommes semblables aux chardonnerets prennent en riant, comme une comédie inventée par des poètes, le sérieux de la vie de la prison, dans la geôle dorée des formules sociales qui rendent esclaves la pensée, le sentiment et la volonté. p. 114.

C’est… la beauté, la poésie, la jouissance d’exister de l’ombre, du silence, qu’on voit et qu’on entend dans l’harmonie de la lumière et dans le son de la Nature.

Bibliographie

Berrueta J. D., La Chanson de l’Ombre (Un Conte et une Philosophie), Paris, Vrin, 1944.

Voir aussi

Philosophie espagnole – Filosofía española

Doctrines et vies des philosophes illustres : José Lezama Lima ; Jorge Manrique ; María Zambrano.

Fiches de lecture : Jorge Manrique, Stances pour la mort de son père.

Notes contemplatives de lecture : Juan Domínguez Berrueta, La Chanson de l’Ombre ; Pedro Calderón, La vie est un songe ; Miguel de Unamuno : Aphorismes et définitions, Contes, La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, Le chevalier à la triste figure, Le sentiment tragique de la vie, Traité de cocotologie ; María Zambrano : De l’Aurore, Les Clairières du bois, L’homme et le divin, Notes pour une méthode, Philosophie et poésie, Sentiers I, La Tombe d’Antigone, Revue Europe.

Poésie : Fredy Chikangana : Puñado de Tierra ; Jean de la Croix : Noche oscura ; Hugo Jamioy Juagibioy : Escarba las cenizas ; José Lezama Lima : Esperar la ausencia, María Zambrano, Muerte de Narciso, Las Eras Imaginarias, Pabellón del vacío ; Miguelángel López Hernández : Vivir – morir ; Antonio Machado : A don Miguel de Unamuno, Coplas mundanas, Glosa, Horizonte, El Hospicio, Me dijo una tarde, Parábolas I, Proverbios y cantares (Caminante) ; Jorge Manrique : ¡Oh, Mundo! Pues que nos matas… ; Pablo Neruda : Maternidad,Trabajo frío, No hay olvido ; Esperanza Ortega : En la hora desnuda, Nunca os diré adiós, Piadosamente ; Raúl Zurita : Diálogo con Chile, Guárdame en ti.


Patrick Moulin, MardiPhilo.fr, septembre 2023.

Haut de page

Notes contemplatives de lecture

Philosophie, Mardi c’est Philosophie, #MardiCestPhilosophie, Contemplation, Notes contemplatives, Berrueta, Espagne, Chanson, Ombre, Nolonté, Noluntad, Lumière, Moi, Poésie

Notes contemplatives – Juan Domínguez Berrueta #Philosophie #MardiCestPhilosophie #Contemplation #Espagne #Ombre #Nolonté #Poésie

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.