NC – María Zambrano, Les Clairières du bois

Notes contemplatives de lecture – Note contemplative n° 78

Philosophie espagnole

Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.

Notes de lecture

La clairière est un centre où l’on ne peut pas toujours pénétrer ; on la regarde, et l’apparition de quelques traces d’animaux n’aide guère à franchir ce pas. […] Il ne faut pas aller à sa recherche. Il ne faut pas chercher. C’est l’immédiate leçon des clairières : on ne doit ni les chercher, ni rien vouloir d’elles. Rien qui soit déterminé, préfiguré, déjà connu. p. 11.

La parole écrite nous oblige à faire la moitié du chemin à sa rencontre. […] Tandis que par l’ouïe nous recevons la parole ou la plainte, le murmure qui nous est destiné. La voix du destin est bien plus audible que n’est visible son image. p. 16.

Un réveil sans image ; ainsi devons-nous être quand nous n’avons pas encore appris notre nom, ni aucun autre. Car le nom est lié à la condition humaine normale, à l’image, ou au concept, ou à l’idée. p. 21.

Seul donne vie ce qui mène à la mort. p. 23.

L’essentiel lorsqu’on respire, ce sera l’inspiration, souffle qui bientôt devient un soupir, car à chaque expiration quelque chose de cette première haleine continue d’alimenter le feu subtil qu’elle a allumé. p. 24.

La parole et la liberté précèdent la réalité étrangère, qui surgit face à l’être encore incomplètement éveillé dans la nature humaine. p. 25-26.

De tout temps l’être a été caché ; c’est pourquoi l’homme s’est interrogé et a interrogé à son propos. En aurait-il été ainsi, si l’être humain n’avait senti, au fond de lui-même, son être caché ? p. 27.

Mais vivre humainement, semble-t-il, c’est cela : une aspiration et un désir apaisés dans l’oubli de soi-même par des instants de plénitude, qui bientôt les ravivent les rallument. p. 28.

Le propre de la sensibilité est de changer en vie ce qui la touche […]. p. 31.

La lune ne donne pas à sentir la sphéricité de son corps, ni son corps même : il est miroir. De même la réalité, chaque fois qu’elle nous sollicite. C’est une réalité qui se concède et qui, en même temps, attaque, détachée de tout lien. Or, ce qu’elle demande vraiment à l’homme, c’est, plus que son image, son orbite. p. 33.

Tous les hommes meurent, donc Socrate aussi, mais tous ne meurent pas comme Socrate. p. 40.

Le temps passe, et s’il passe, c’est qu’il a sa démarche ; il arrive pas à pas, de façon discontinue, et c’est pourquoi on le ressent comme s’il était quelqu’un, un dieu peut-être, avec sa loi : celle qu’il tait et dissimule, et révèle en un de ses pas. p. 44.

On dirait que la douleur du temps lui-même se déverse musicalement sur celui l’écoute en la souffrant. p. 45.

Le cœur a dans son être charnel des cavités, des salles ouvertes ; il est divisé afin de permettre une chose que la conscience humaine ne voit pas comme inhérente à la nature d’un centre. […] Il meut en se mouvant, il a un intérieur, une modeste maison, à l’image de laquelle sont nées, pensons-nous, les maisons où l’homme a eu le bonheur d’aller vivre. I, p. 63.

La parole, voilà la nouveauté qui habite l’homme, non les mots que nous disons, ou du moins tels que nous les disons, mais bien un parler qui ne serait neuf que par son jaillissement, et parce qu’il nous surprendrait comme l’aube de la parole. III, p. 66.

[L’esprit] discursif, ce grand ordonnateur de tout ce qu’il dissimule. IV, p. 68.

Le discernement n’est plus possible là où l’on n’aperçoit plus rien. VI, p. 70.

Tout concept engendre une extension, fût-elle inconnue ou illimitée. Tandis que le nom propre, unique, inimitable, est celui qui confère la présence du seul fait qu’on le prononce ; c’est lui qui provoque la supplique ou l’invocation, ou qui éclate sans se faire connaître dans le gémissement ; lui qu’inondent les pleurs. VII, p. 71.

Seul l’homme doué d’un cœur innocent pourrait habiter l’univers. VIII, p. 74.

Le cœur est le vase de la douleur ; il peut la renfermer un certain temps, mais ensuite, inexorablement, en un instant, il la livre. C’est alors un calice que, de tout son être, la personne doit épuiser. IX, p. 74.

[Avant], il devait y avoir seulement des paroles ; pas de langage à proprement parler. Il a été donné à l’être humain, fatalement, de se coloniser lui-même : lui, son être et son avoir. p. 79.

Les paroles de vérité se révèlent souvent par transparence ; une seule peut-être sous tout un discours. Elles s’esquissent parfois dans les vides d’un texte – d’où l’illusion des points de suspension, et des soulignés, non moins fallacieux. p. 80.

Cette parole qui ne se perd pas est d’habitude un nom. Un nom qu’on a pu dire un jour, mais qui, gardé sans pouvoir être répété, a déjà pris la tonalité du nom unique. Oui encore un oui ou un non, prononcé puis oublié, mais qui subsiste, guidant l’être qui le garde, même à son insu ; un mot qui transcende tout événement. p. 88.

Il n’y a pas d’histoire sans paroles, écrite, entonnée ou chantée – comment une parole pourrait-elle être dite sans intonation ou sans qu’on la chante ? p. 90.

La parole se cache comme la semence. Comme une racine qui, en poussant, soulève tout au plus, légèrement, la terre, mais la révèle en tant qu’elle est écorce. La racine cachée, et même la semence perdue, font ressentir ce qui les couvre comme une écorce qui doit être traversée. p. 91.

Seule est parole, à proprement parler, celle que l’on conçoit, que l’on accueille, qui inflige privation, qui peut partir ou se cacher, dont on n’est jamais sûr qu’elle demeure, qui a des ailes. p. 92.

Les gens qui s’intéressent à la pédagogie ont peut-être compris que c’est la musique qui enseigne, sans parole, la juste façon d’écouter. p. 93.

La présence de la parole seule établit une espèce de souffle intérieur, une respiration de l’être : de cet être caché dans l’humain qui a besoin de respirer selon son mode, lequel ne peut être simplement le mode de la vie. p. 96.

Signes. Champs de la mémoire presque inanimée, presque enfouie. p. 101.

Ce sont donc des semences, ces signes et symboles d’une connaissance qui impose et promet, à l’être qui les regarde, la poursuite et le déploiement de sa vie. p. 102.

Est cité tout ce qui a un toit. Et donc une porte. p. 103.

Déléguée et rebelle, révolutionnaire [la lune] observe ses phases avec exactitude ; c’est tout ce qu’elle a pu obtenir du soleil lorsqu’elle a voulu avoir son orbite propre, particulière : son obédience apparaît clairement en ce qu’elle en est le miroir. p. 105.

Tout ce qui est vivant paraît aveugle. […] On voit lorsqu’on se dispose à voir. Il faut regarder, et cela détermine un arrêt dont rend compte le langage courant : “regarde voir si…”, ce qui veut dire, arrête-toi et réfléchis, regarde à nouveau et en même temps regarde-toi, s’il se peut. p. 113.

Le point ne représente rien, il est sa seule apparition. […] Le point est, simplement. Il n’est ni cause ni effet, il n’indique aucune direction à celui qui le regarde. p. 120.

Pour si longuement qu’un être humain ait soupiré après la mort, seul le “fiat” du trépas emporte son dernier soupir, et cette défaillance dont il n’est plus possible de revenir en soi, de revenir à soi. p. 129.

On dirait que la beauté tout entière est le voile de la vérité, que la vie même qui nous est donnée est le voile de l’être. p. 130.

Tout est immédiat et il n’est pas de chemin. Le regard lointain se fait perceptible. Un regard sans intention et qui n’annonce ni jugement ni procès. Celui que tout ce qui est né doit recevoir en naissant, par lequel celui qui naît fait partie de l’univers. Et qui ne saurait être étranger à aucune des créatures qui le peuplent. p. 132.

Les cieux sont multiples. Le ciel, au singulier, est une abstraction presque inopérante. p. 137.

Il n’est pas d’enfer qui ne soit l’entraille de quelque ciel. I, p. 138.

[Est] enfer tout lieu soumis au ciel. II, p. 140.

Une image reflétée dans un miroir est privée de ce fond ultime que le regard va chercher au-delà de l’apparence. Car alors l’ouïe se joint à la vue. Quand on regarde directement, on s’attend et on s’expose à écouter. Nul n’écoute l’image reflétée par un miroir. I, p. 145.

Aucune éthique ne peut vaincre entièrement la terreur de la mort. II, p. 148.

Chair et temps enveloppent l’être humain en se croisant parfois, comme des ennemis. Des deux, c’est toujours le temps qui triomphe, montrant ainsi sa qualité semi-divine. Souvent ils s’enlacent jusqu’à se confondre ; ennemis l’un de l’autre et ennemis de l’homme, jusqu’à ce qu’on reconnaisse en eux des médiateurs. III, p. 150.

[La chair] est l’objet d’un mépris presque constant ; car constamment, infatigablement, on lui demande de resplendir sans se lasser, et lorsqu’elle obéit, on la réduit à rien. En effet, sa beauté ne saurait excéder le nombre et le poids, les lois de l’univers terrestre et corporel régissant tous les corps que nous apercevons sur terre et depuis la terre. Tout cela, parce qu’elle est corruptible. IV, p. 151.

Bibliographie

ZAMBRANO M., Les Clairières du bois, Toulouse, Association des publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1985.

Voir aussi

Philosophie espagnole – Filosofía española

Doctrines et vies des philosophes illustres : José Lezama Lima ; Jorge Manrique ; María Zambrano.

Fiches de lecture : Jorge Manrique, Stances pour la mort de son père.

Notes contemplatives de lecture : Juan Domínguez Berrueta, La Chanson de l’Ombre ; Pedro Calderón, La vie est un songe ; Miguel de Unamuno : Aphorismes et définitions, Contes, La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, Le chevalier à la triste figure, Le sentiment tragique de la vie, Traité de cocotologie ; María Zambrano : De l’Aurore, Les Clairières du bois, L’homme et le divin, Notes pour une méthode, Philosophie et poésie, Sentiers I, La Tombe d’Antigone, Revue Europe.

Poésie : Fredy Chikangana : Puñado de Tierra ; Jean de la Croix : Noche oscura ; Hugo Jamioy Juagibioy : Escarba las cenizas ; José Lezama Lima : Esperar la ausencia, María Zambrano, Muerte de Narciso, Las Eras Imaginarias, Pabellón del vacío ; Miguelángel López Hernández : Vivir – morir ; Antonio Machado : A don Miguel de Unamuno, A un naranjo y a un limonero, Coplas mundanas, Glosa, Horizonte, El Hospicio, Me dijo una tarde, Parábolas I, Proverbios y cantares (Caminante) ; Jorge Manrique : ¡Oh, Mundo! Pues que nos matas… ; Pablo Neruda : Maternidad,Trabajo frío, No hay olvido ; Esperanza Ortega : En la hora desnuda, Nunca os diré adiós, Piadosamente ; Raúl Zurita : Diálogo con Chile, Guárdame en ti.


Patrick Moulin, MardiPhilo.fr, septembre 2023.

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Notes contemplatives de lecture

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